a écrit :Reportage
Contre-enquête sur un cauchemar
LE MONDE | 03.03.06
Avec son immense labyrinthe de tréteaux où sèchent, en plein vent, des rebuts de poissons grouillants de vermine, la scène est immédiatement reconnaissable. Les arêtes sont celles de carcasses de perches du Nil que manipulent des miséreux. Une fumée vient parfois obscurcir la vue. On reconnaît sans peine le site où Hubert Sauper, réalisateur du Cauchemar de Darwin, a tourné une scène de son film, l'une des plus poignantes, sur les conséquences de la pêche de la perche du Nil à Mwanza, village du lac Victoria, en Tanzanie. A l'écran, le visage d'une femme borgne témoignait de toute la misère des forçats du poisson, travaillant au séchage des carcasses, ces sous-produits d'une industrie de la pêche prélevant les filets pour l'exportation et abandonnant des rebuts ignobles à la population tanzanienne.
Les évidences visuelles sont parfois trompeuses. Des tonnes de "pankis", comme on nomme ces carcasses de perche, sont bien fabriquées sur les tréteaux du site de Nyamhongolo, à une dizaine de kilomètres de Mwanza, par des malheureux qui se souviennent du passage du "Blanc avec sa caméra" et le miment en train de les filmer. Seulement ces "pankis", contrairement à ce que suggère le film, ne sont pas destinés à la consommation humaine, mais à celle des poulets et des porcs. D'autres restes de poisson, un peu plus loin, sont bien destinés aux hommes. Ces morceaux plus que modestes, qui trouvent preneur dans toute la Tanzanie, sont quant à eux soigneusement lavés, puis fumés ou frits.
Ce qui sépare la réalité du film relève-t-il d'une erreur, d'une inexactitude ou d'une supercherie ? La question a de l'importance, alors que le film d'Hubert Sauper, après avoir rencontré un succès considérable auprès du public, remporté de nombreuses récompenses, est à présent en compétition pour les Oscars, dimanche 5 mars et, surtout, fait l'objet d'une polémique, après la publication d'un article de la revue Les Temps modernes (nos 635-636) signé François Garçon, contestant le sérieux des faits présentés.
Sur place, à Mwanza, que voit-on ? D'abord, force est de constater que les industriels qui achètent le poisson pour en conditionner et en exporter les filets ont jusqu'ici fonctionné en cartel, fixant les prix, faisant la loi. De plus, les pêcheries industrielles prélèvent, avec les filets, 30 % à 40 % en moyenne (65 % au maximum) du poids des poissons. Les "pankis", rebut des usines, ont pourtant créé une nouvelle activité.
Dure sans doute, ignoble vue à distance, mais bienvenue sur place. Un exemple. Un "moulin" comme celui de Faida Shija, à la sortie de Mwanza, fabrique, comme un certain nombre d'autres, 20 tonnes d'aliments pour animaux par semaine, vendus aux grands élevages industriels du Kenya voisin, à deux cents dollars la tonne. Une fortune en regard des 350 dollars du salaire annuel tanzanien moyen. La chair de la perche est salée pour les commerces locaux, la vessie du poisson est prélevée pour des usages médicinaux, sa graisse sert à fabriquer de l'huile, la peau est transformée en cuir... Il est impossible de dire combien de personnes bénéficient des mille métiers "informels" du poisson, qui échappent à toutes les statistiques et à toutes les analyses des spécialistes. Les plus optimistes estiment que le secteur de la pêche engendre un million d'emplois autour du lac. Les plus pessimistes affirment que les pêcheries industrielles, en cassant des systèmes traditionnels de commercialisation, produisent du chômage.
A la base de cette fourmilière, les pêcheurs sont-ils les grands perdants de l'exploitation de la perche du Nil, esclaves des pêcheries et du commerce international condamnés à pêcher et mourir dans les "colonies de travail" dénoncées par Le Cauchemar de Darwin ? Dans la région de Mwanza, dans le village d'Igombe, des pêcheurs accostent à côté de groupes qui halent d'immenses filets depuis la rive. Au total, 78 000 pêcheurs, selon les dernières estimations, traquent les poissons sur la partie tanzanienne du lac. Les prises sont payées 1,30 dollar (1,09 euro) le kilo. Au départ des usines, le prix de vente des filets est de 2,83 euros. La différence est de taille, mais au bout du mois, de nombreux pêcheurs gagnent, de l'avis général, plus d'argent qu'un fonctionnaire.
Le long des plages où abordent les pêcheurs, les exemples de réussite ne sont pas exceptionnels, comme en témoignent aussi les maisons en construction et la flotte de 350 embarcations du petit village d'Igombe. Malgré sa chemise déchirée, Mware Muhana "remercie" la perche du Nil pour ses bienfaits. "Grâce à ce poisson, j'ai deux maisons et mes enfants vont à l'école primaire. Si l'argent continue à arriver, ils iront à l'école secondaire." Quant à manger de la perche du Nil, comme tous ceux de la région, il fait la grimace. "Ici, on aime le saato (tilapia). Le sangala (perche du Nil), ça n'a pas de goût, c'est un poisson pour les Blancs."
Pour une réussite, combien d'échecs ? Attirant de plus en plus de bras et d'espoirs fous, le véritable cauchemar du lac Victoria sera-t-il celui de l'extinction de ses poissons ? Après le pic des années 1980, la taille des perches et le nombre de prises ont diminué, mais les pêcheurs des trois pays riverains du lac, Tanzanie, Kenya, et Ouganda, continuent de sortir 350 000 tonnes de perche par an avec des moyens traditionnels, un record mondial. Curieux succès pour un poisson de mauvais augure, carnassier introduit clandestinement dans les années 1950, contre l'avis des scientifiques, pour parer à la raréfaction, déjà, d'espèces locales. A sa décharge, la perche vivait dans le lac Kyoga voisin sans entraîner de catastrophe. Il a fallu vingt ans pour découvrir qu'elle était en train de dévorer une partie des nombreuses espèces du lac Victoria. Depuis, trois espèces, dont la perche, y prospèrent inexplicablement, tandis que près de deux cents autres ont disparu.
Le drame est peut-être imminent, mais dans l'intervalle, Mwanza profite du succès du poisson, comme le reconnaît par exemple l'avocat James Njelwa, qui ne peut être soupçonné de complaisance vis-à-vis des industriels de la pêche, qu'il combat depuis des années avec l'organisation Lawyer's Environmental Action Team (LEAT). Mais à l'idée que les pays riches puissent cesser d'acheter les filets pour faire cesser "l'exploitation" des Tanzaniens, il s'indigne : "Mais ils sont fous ! Ils veulent nous condamner à la pauvreté ? Il y a dix ans, ici, il n'y avait aucune activité. Maintenant, une bonne partie des nouveaux bâtiments de la ville ont été construits grâce à la perche du Nil."
A quelques kilomètres de son bureau, deux Iliouchine attendent sur le tarmac de l'aéroport de Mwanza. Les quadriréacteurs originaires des pays de l'ex-bloc soviétique - ceux de ce jour-là sont immatriculés en Moldavie - amènent-ils des armes dans leurs soutes pour les débarquer discrètement à Mwanza avant de repartir avec des cargaisons de poisson, comme l'avance Le Cauchemar de Darwin ?
L'un des meilleurs spécialistes des trafics d'armes en Afrique, basé dans la région, décrit ainsi le commerce triangulaire rodé depuis plus d'une décennie : "Les Iliouchine quittent leur pays d'Europe de l'est avec des armes. Ils livrent leur cargaison à des gouvernements africains puis partent faire le plein de carburant là où il est bon marché, en Libye, au Soudan ou en Egypte. Enfin, ils vont à Mwanza pour charger du poisson ou des fleurs. Cette dernière étape finance le voyage de retour, qui coûte 40 000 dollars en carburant." Et de conclure : "A Mwanza, par définition, il ne se passe pas grand-chose côté trafic, puisque l'opération est déjà terminée quand les avions arrivent."
J-P Remy