Qui connait cette écrivaine, ancienne communiste et qui introduirait la lutte de classe dans ses romans ?
Jelinek, la subversion primée à Stockholm
Premier prix Nobel de littérature pour l'Autriche. Grâce à l'écrivain le plus iconoclaste.
Par Claire DEVARRIEUX
vendredi 08 octobre 2004
Il se disait ces jours-ci que le Nobel de littérature irait cette année à une femme. Circulaient des noms de bon aloi, Joyce Carol Oates, Margaret Atwood. On n'avait pas imaginé que l'Académie suédoise irait chercher la plus subversive des romancières. Elfriede Jelinek, qui ne se laissera pas récupérer pour si peu, a aussitôt déclaré que le prix ne devait pas être considéré comme «une fleur à la boutonnière de l'Autriche». Les relations détestables qu'elle entretient avec son pays (lire ci-contre) l'inscrivent en effet dans la meilleure tradition littéraire autrichienne, de Karl Kraus à Thomas Bernhard.
Romanesque et théâtrale, l'oeuvre d'Elfriede Jelinek, née le 20 octobre 1946 en Styrie, est une entreprise de démolition. Tout ce qui contribue à l'aliénation de l'art et de l'individu est à la fois son sujet, sa cible et sa boîte à outils. Les rapports de classe trouvent leur prolongement dans les relations entre les hommes et les femmes, entre les parents et les enfants. Virulente, volontiers obscène et caricaturale, produisant un formidable effet ventriloque, car elle travaille sur plusieurs niveaux de langage, l'écriture de Jelinek charrie les stéréotypes (la publicité, la propagande, la psychologie, les feuilletons à l'eau de rose) afin d'en constituer l'antidote. Les Nobel, dans leur communiqué, expliquent que chacun de ses romans est «un monde sans grâce où le lecteur est confronté à un ordre bloqué de violence dominatrice et de soumission, de chasseur et de proie. Jelinek montre comment les clichés de l'industrie du divertissement s'installent dans la conscience des êtres humains et paralysent leur résistance aux injustices de classe et à la domination sexuelle».
C'est avec la Pianiste (1983) qu'Elfriede Jelinek connaît le succès et que les lecteurs français, en 1988, la découvrent. L'héroïne est une victime de l'ambition maternelle, qui devient professeur de piano et succombe à une passion sadomasochiste. Le film qui en a été tiré avec Isabelle Huppert a aussi frappé beaucoup les esprits (lire ci-contre). «Tout le monde à Paris l'avait refusé», se souvient Jacqueline Chambon, qui a créé sa maison d'édition avec ce roman, en a vendu 20 000 exemplaires et a été fidèle à l'auteur jusqu'en 1995. Elle a calé sur Avidité, traduit en 2003 par le Seuil (1).
La Pianiste est considéré comme le seul texte à résonance autobiographique de Jelinek. Son père, d'origine tchèque et juive, était chimiste, sa mère appartenait à la grande bourgeoisie viennoise. Dès l'âge de 7 ans, la malheureuse Elfriede subit un entraînement musical intensif. Elle sort du conservatoire en 1971 avec un diplôme d'organiste. «Je ne suis pas douée pour les mathématiques, dit-elle à Libération en 1991. Pour composer, il faut calculer tout le temps. Il ne suffit pas d'avoir une idée. Il faut être capable de la mettre en forme. En littérature, le problème ne se pose pas. De toute façon, pour une femme, la musique doit se limiter à l'exécution. Ma formation musicale me sert tout de même beaucoup. Je voudrais utiliser le langage comme une musique dont le matériau serait le mot.» Traduit par un tandem franco-allemand épatant, Yasmin Hoffmann et Maryvonne Litaize, la Pianiste est suivi par les Exclus (1980, traduit en 1989). Dans les années 50, une bande d'adolescents met en application ses «principes de violence aveugle». L'un d'eux finit par assassiner sa famille. On prend alors la mesure du message d'Elfriede Jelinek (message politique qui ne doit pas grand-chose à son appartenance au Parti communiste dans les années 70 et 80) : le nazisme n'est pas un épiphénomène qui se serait arrêté en 1945. La structure familiale porte en elle le germe nazi. Refoulés par l'Autriche, les crimes de la guerre ne demandent qu'à resurgir dans les gestes meurtriers d'un adolescent fou.
Elfriede Jelinek se livre dans les Exclus à son exercice préféré, la mise en scène du vocabulaire machiste. Quand tout va mal, «on a encore une femme et mère sur qui se venger. On lui dit que son corps ressemble de plus en plus à un morceau de fromage pourri, ou bien l'on fait disparaître l'argent du ménage, et on l'accuse de l'avoir gaspillé pour son propre plaisir». Son théâtre résonne d'affrontements sexuels.
Les Amantes (paru en 1975, traduit en 1992) est un détournement des grandes cathédrales en prose, comme Amants et fils de D.H. Lawrence, et une dénonciation des lois du mariage qui ne sont, pour l'auteur, qu'une reproduction des lois du marché. Avidité, autre variation autour d'un fait divers, va tellement loin dans la démolition (y compris celle de la phrase) que la lecture en devient difficile. Lust (1989, traduit en 1991) reste le livre qui sert le mieux son projet, sans toutefois décourager les lecteurs. On y voit un industriel traiter ses ouvriers comme du bétail et son épouse comme une chienne. L'obscénité règne. La pornographie est définitivement un langage d'homme, conclut Jelinek.
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