Kéox2 : «
Bon c'est décidé, Cyrano m'a convaincu, je casse ma tirelire et j'achète ses Ecrits militaires.»
Kéox2, bin, dis donc, t'avais une bonne tirelire? Mais c'est vrai que ça fait mal au porte-monnaie. Et cet achat fait un peu pathologique aux yeux du monde extérieur. Tu nous diras tes impressions quand tu auras commencé à lire.
On continue avec quelques extraits? Qui sont, bien sûr,mes extraits-plaisirs à moi, à moué : d'autres personnes auraient été intéressées par d'autres textes de ces tomes – ne vous gênez pas pour les signaler.
J'avais acheté d'abord les tomes 4 et 5 (la guerre civile terminée) pour ne pas être perdu dans les appels et bulletins. Ottokar a raison: Les tomes des écrits et discours de la période de la guerre civile ne sont pas ça. On trouve des analyses et réflexions sur tous les sujets importants de cette période. Et des digressions brillantes de Léon sur les sujets du moment. Et aussi ses idées obsessionnelles sur l'ordre, la discipline, et la militarisation de tout ce qui bouge.
Dans une conférence donnée à Moscou, 21 avril 1918, on peut trouver un passionnant résumé sur la guerre étourdissant le peuple et le patriotisme des masses au début de la guerre – et le Léon cause en connaissance de cause, il a vu ça de ses propres yeux et il sait nous le transcrire. On est pages 63 & 64 du volume 1.
[en lisant les vives descriptions qui suivent, on se souvient que Trotsky fit le journaliste et fut correspondant de guerre durant les guerres balkaniques en 1912 et 1913 pour divers journaux, dont un quotidien ukrainien].
Je me suis trouvé pendant la guerre dans plusieurs pays. Au début, je fus obligé de quitter l’Autriche, pour ne pas Etre interné Puis je vécus en Suisse qui, on le sait, est coincée entre l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie et la France. Ensuite, je restais deux ans en France et de là je passais en Amérique juste au moment où les Etats-Unis se préparaient à entrer en guerre. Partout, je remarquais la même chose : la guerre étourdit les masses laborieuses, les dupes les induit en erreur, puis elle les révolutionne, les pousse à protester et à se révolter d’abord contre la guerre elle-même, puis contre le régime qui les a conduits à la guerre. Pourquoi, au début, la guerre, réveille-t-elle le sentiment patriotique des masses laborieuses ? Parce que, malgré l’existence d’un Parlement, de partis socialistes et même de communistes, autour d’eux il y a encore des millions de travailleurs qui n’ont pas de vie morale ni sociale. Notre grand malheur, c’est qu’il y ait encore des millions de travailleurs qui vivent comme des automates. Ils travaillent, ils mangent et ils donnent, ou plus exactement ils mangent et ils dorment tout juste leur compte et travaillent au-dessus de leurs forces ; dans ces conditions ils ne pensent qu’à joindre les deux bouts. Leur horizon se limite là; leur esprit, leurs pensées, leur conscience somnolent en période habituelle et de temps en temps, pris d’angoisse devant leur situation sans issue ils s'adonnent à la boisson les jours de fête. Telle est souvent l’existence de l’ouvrier : tragique et effrayante. Tel est le destin épouvantable de millions et de millions de travailleurs : le système du capitalisme les y condamne. Qu’il soit maudit, ce système justement parce qu’il voue les travailleurs à une vie aussi horrible l
Mais la guerre éclate, on mobilise le peuple, il descend dans la rue, il endosse la capote du soldat. On lui dit : « Marchons à l’ennemi, soyons vainqueurs, et après tout changera. » Et les masses commencent à espérer. On abandonne la charrue, le métier. En temps de paix peut-être, l‘homme écrasé sous son fardeau quotidien est aussi incapable de penser qu’un bœuf sous le joug, mais là, bon gré mal gré, il se met à réfléchir : les centaines de milliers de soldats, l’agitation, la musique militaire, les journaux qui annoncent de grandes victoires Et il se met à penser que la vie va changer, et si elle change, ce sera mieux... parce qu'elle ne peut pas être pire. Et il commence à se persuader que la guerre est un phénomène libérateur qui lui apportera quelque chose de nouveau.
C’est pourquoi, au début de la guerre, nous avons nous-même remarqué dans tous les pays, sans exception, un élan patriotique. A ce moment, la bourgeoisie devient plus forte. Elle dit : « Tout le peuple avec moi ». Sous les drapeaux de la bourgeoisie marchent les travailleurs des champs et des villes. On dirait que tout se fond dans un seul élan national. Mais, après cela, la guerre épuise de plus en plus le pays, saigne le peuple, enrichit des tas de maraudeurs, de spéculateurs, de fournisseurs aux armées, distribue des grades aux diplomates et aux généraux, tandis que les masses laborieuses s’appauvrissent de plus en plus. Pour les nourrices, les épouses, les mères, les ouvrières, chaque jour il devient plus difficile de résoudre la question lancinante : comment nourrir les enfants ? Et c’est ce qui provoque la révolution spontanée dans l’esprit des masses laborieuses. D’abord, la guerre les relève en leur donnant de faux espoirs, puis elle les rejette à terre en leur faisant craquer la colonne vertébrale, et la classe ouvrière commence à se demander d’où cela vient, ce que cela signifie.