En complément...L’ancien « trotskyste » du groupe Manouchian
I.L.T. –
Cahiers Léon Trotsky – n°23 – septembre 1985 – pages 74 à 77
Le débat public sur l’affaire Manouchian à partir du film de Mosco a fait sortir de l’oubli l’un de ses membres qui a été présenté comme un ancien « trotskyste » ou prétendu tel. L’Institut Léon Trotsky, dont les chercheurs ont eu le privilège de travailler dans les dossiers de la correspondance de Trotsky à Harvard et de son fils L. Sedov à Stanford, juge utile de verser dans le domaine public les éléments d’information qu’il possède grâce à ces archives qui comprennent notamment un certain nombre de lettres de l’intéressé.
Arben Abramovitch
Dav’tian (souvent translitéré de façon erronée en
Tavitian) était né en Transcaucasie, à Choucha (Zannesur) le 7 novembre 1895 ou 1898. Son père était ouvrier maçon, sa mère travaillait à la maison. Lui-même dut gagner sa vie à partir de 14 ans, comme serrurier, imprimeur et finalement mécanicien. Il entra dans le parti bolchevique en 1917 et s’engagea dans l’Armée rouge en 1918. Il fit toute la guerre sur le front caucasien, d’abord comme simple soldat puis, après un stage dans une école, comme officier, devenant responsable d’un département politique dans son unité. En 1921, il devient « apparatchik », instructeur et organisateur attaché au comité central du parti du Caucase. En 1923, il est envoyé à l’Université communiste de Transcaucasie où il atteint le 3e cours en 1925 mais est peu après renvoyé à cause de son activité en liaison avec l’Opposition de gauche. Il retourne au travail dans l’appareil, responsable de l’agit-prop pour un district, puis secrétaire de district, dans l’appareil central enfin. En 1927, il est l’un des porte-parole locaux de l’Opposition de gauche : il est donc écarté du travail dans le parti et affecté au travail dans les syndicats, devenant président du comité ouvrier local des travailleurs des chemins de fer. À la fin de 1927, il est exclu du parti en même temps que le gros des oppositionnels connus et il perd son travail. Il est arrêté pour son activité de « bolchevik-léniniste » le 24 septembre 1928 en même temps que nombre d’autres militants arméniens et reste aux mains du G.P.U. jusqu’à la fin de l’année. D’Erivan, il est transféré à Tiflis, puis à Akmolinsk où il rencontre des militants de l’Opposition de gauche de différentes régions. Le 22 janvier 1931, il est arrêté avec l’ensemble de la colonie d’Akmolinsk, transféré à la prison de Petropavlovsk, à un régime sévère, et condamné avec d’autres à trois ans de prison. Au bout de sept mois, à la suite d’une épidémie de typhus, il est transféré à l’isolateur de Verkhneouralsk où il participe à la vie politique intense de la colonie des « bolcheviks-léninistes » puis à la fameuse grève de la faim. Son nom figure aux archives dans la liste des détenus de Verkhneouralsk rattachés au « collectif bolchevik-léniniste » envoyé clandestinement à Trotsky, avec le numéro 41 sur une liste de 57 noms. Il fait parfois allusion dans sa correspondance à une « capitulation » qu’il considère comme une erreur, mais il ne nous a pas été possible de savoir quelle forme elle a revêtue et à quelle date elle se situe. En 1934, probablement en janvier, il est envoyé en exil – on dit alors déportation – à Andijan. C’est de là qu’il décide de s’enfuir et de quitter le territoire de l’U.R.S.S. Il franchit la frontière tout près de Megrinsk le 19 ou le 20 juillet 1934 et est aussitôt emprisonné par les autorités locales persanes.
Tel est le récit qu’il fait à Trotsky et Sedov de sa vie de citoyen arménien soviétique. Ses correspondants, méfiants, peuvent recouper de bien des façons ses déclarations car ils connaissent nombre des prisonniers cités par Dav’tian, les dates de leur arrestation et détention, les lieux de leur emprisonnement en déportation : ils ne trouvent aucune contradiction majeure dans ces « biographies » qu’il se trouve avoir rédigées à divers moments. En fait, ce qui inquiète le plus Trotsky et Sedov quand Dav’tian prend contact avec eux, c’est qu’il ait attendu pour cela plus d’une année après sa sortie d’Union Soviétique. Il a pendant ce temps écrit ses Mémoires qu’il a intitulés
Dans les prisons de Thermidor, fréquenté la colonie arménienne de Perse qui l’a aidé matériellement et cherché à gagner l’Europe occidentale. Il explique pour justifier son silence qu’il ignorait jusqu’au sort réel de Trotsky et de Sedov.
Dès que le contact est pris, Trotsky et Sedov, tout en faisant les vérifications élémentaires, insistent pour obtenir de Tarov – c’est désormais son pseudonyme – des prises de position sans ambiguïté, notamment sur les conditions de la répression, ce qu’il fait notamment dans un « appel au prolétariat mondial »
[cf. marxists.org] que publie la presse trotskyste internationale. Sur les instances de Trotsky, le secrétariat international ouvre une souscription pour payer son voyage à Paris – lequel ne sera possible que presque deux ans plus tard, puisqu’il n’arrive à Marseille que le 24 mai 1937.
Il prend évidemment contact avec Léon Sedov avec qui il avait jusque là régulièrement correspondu. Ce dernier a obtenu de Magdeleine Paz qu’elle intervienne auprès des autorités françaises pour légaliser sa situation tout en le protégeant : c’est par elle qu’il obtient un passeport parfaitement légal, établi au nom de Manoukian, qui sera son nom jusqu’à son exécution. Il donne, quelques jours après, sa déposition sur la répression en U.R.S.S. à la sous-commission parisienne de la commission d’enquête sur les procès de Moscou devant laquelle il comparaît le 12 juin, apportant des éléments qui impressionnent les commissaires. Il trouve du travail comme ouvrier et prend part à l’activité de ce qu’on appelle le « groupe russe », autour de Léon Sedov et de son ami et collaborateur Marc Zborowski dont on ignore alors qu’il était l’agent du G.P.U. « planté » par Staline auprès du fils de Trotsky. Il a très vite avec ses camarades émigrés des rapports détestables. Il se plaint particulièrement que les membres du groupe refusent de l’aider pour corriger et éventuellement publier ses Mémoires, puis s’indigne qu’ils veuillent le corriger au nom de leurs connaissances en histoire. La question vient même au secrétariat international qui tente en vain d’imposer un compromis. Quelques mois après son arrivée à Paris, « Tarov » s’éloigne du groupe russe.
Il l’écrira à Trotsky le 9 juillet 1938, quelques mois après la mort de Sedov : il ne peut supporter l’atmosphère de querelle interne permanente – et sans doute de suspicions mutuelles du groupe russe – et précise ce qui semble bien être une attaque contre Zborowski :
« Ce n’était pas de leur faute, il y avait un élément étranger à notre mouvement qui, Dieu sait dans quel but, s’est introduit dans notre milieu et a tout pris sous son influence. J’avais prévenu Ljova. Il s’est offensé et m’a même fait des remontrances. J’ai dû me mettre à l’écart déjà du vivant de Ljova. La vie a prouvé que j’avais raison. Aujourd’hui je continue à me tenir à l’écart du
Biulleten, je ne peux pas faire autrement. Avec Ljova, on pouvait avoir des discussions, des disputes, puis on se réconciliait et on continuait la route ».
Le militant soviétique n’a pourtant pas pour autant rompu avec la IVe Internationale. Bien qu’il considère que cette dernière est « aux mains de gens qui ont la passion des intrigues de palais », il espère prendre part au congrès qui se prépare et l’écrit à Trotsky. En fait, ce n’est pas lui évidemment qui participe avec voix délibérative au congrès de fondation de la IVe Internationale, mais Zborowski, en dépit des soupçons qui pèsent déjà sur lui (formulés en particulier par Pierre Naville). Il réussit cependant à publier en français une « contribution à la critique du Programme d’action de la IVe Internationale », intitulée
Le problème est : viser juste. Il n’a plus, rapidement, de contact qu’avec les camarades qui l’ont accueilli et aidé matériellement mais s’est éloigné du noyau des militants proprement dits et se rattache plutôt aux milieux de l’émigration arménienne de Paris où il est très probable qu’il a rencontré Manouchian, qui en était l’un des éléments les plus dynamiques.
Rien, rigoureusement rien du côté trotskyste, n’indique que la décision de « Tarov » de rejoindre les militants de la M.O.I. et leur lutte armée se soit accompagnée d’une révision de ses positions politiques et notamment de son hostilité au stalinisme. Il a rompu avec ses camarades français pour ne pas leur faire courir de danger car il savait qu’il s’engageait dans une activité qui le conduirait rapidement à la mort. L’hypothèse qui est suggérée par les souvenirs de ces derniers et corroborée par ce qui précède est qu’il a réagi en patriote soviétique qu’il était et que c’était l’Union soviétique et la révolution d’Octobre qu’il voulait défendre les armes à la main au risque et au prix de sa vie contre l’hitlérien abhorré.
Quelques conclusions provisoires ?
1. Il n’y a aucune raison sérieuse de penser que « Tarov » a pu être mêlé à l’assassinat de Sedov dont on sait qu’il a été couvert du côté du G.P.U. par un agent infiniment mieux placé qu’il ne l’était, Zborowski évidemment.
2. Le contenu de ses griefs contre le « groupe russe », la façon dont il a pris ses distances à son égard, ne ressemblent nullement à un comportement d’« agent » mais à celui d’un homme au caractère difficile et aux réactions parfois surprenantes que Sedov trouvait particulièrement « pénible », une impression que les agents s’efforcent généralement de ne pas donner.
3. Les questions qui sont posées nous semblent l’être en réalité pour la période où nous manquons de documents. Qui a recruté l’« ex-trotskyste » Tarov pour le groupe F.T.P.-M.O.I. ? Dans quelles conditions ? Que savait-on exactement de son passé à ce moment-là ? Quel prix a-t-on exigé, si on a exigé de lui quelque chose ?
Formulons avec prudence une hypothèse supplémentaire. Si Manouchian avait sciemment recruté un ex-trotskyste en le dissimulant, c’est-à-dire en s’en faisant le complice, il se serait mis hors-la-loi de l’appareil ?
Mais, encore une fois, pour répondre à ces questions-là, il faudrait, comme le fait remarquer Robrieux à chacune de ses interventions, que ceux qui disposent des éléments ouvrent leurs archives.
P.S. : Cet article était déjà rédigé et composé quand Philippe Robrieux nous a fait parvenir copie de son article dans
Historama, « Qui a fait tomber Manouchian ? ». Nous lui donnons volontiers acte qu’il faudra expliquer les propos de Lissner et les rapports de police au sujet de l’arrestation de « Tarov ». Néanmoins, ces deux sources sont aussi peu incontestables l’une que l’autre et il faudra une longue enquête pour se prononcer sur l’hypothèse qu’il formule. En revanche, nous ne croyons pas qu’il soit juste d’écrire que « Sedov n’a pas survécu longtemps à sa “rupture” avec Manoukian » : c’était Zborowski qui était sur Sedov et il n’y a aucune raison de suggérer un autre « coupable » ou « complice » dans l’état de nos connaissances sur la mort de Sedov.