Restauration du film "Potemkine"

Message par com_71 » 10 Oct 2008, 20:57

(Rouge n° 2269 09/10/2008 a écrit :Et vive le drapeau rouge !

En 2005, « Le Cuirassé Potemkine », restauré sous la direction d’Enno Patalas (Cinémathèque de Berlin), retrouvait son drapeau rouge et Léon Trotsky. Le coffret DVD sort chez MK2.

En 1925, l’État soviétique commande à Eisenstein un film pour commémorer l’année 1905. Du scénario d’origine d’une grande fresque sur 1905, Eisenstein ne garde que l’épisode de la mutinerie du cuirassé Potemkine. Les matelots du Potemkine, sommés de manger de la viande avariée, se révoltent à l’appel du marin Vakoulintchouk, qui est tué. Les mutins jettent les officiers par dessus bord. La population d’Odessa, venue saluer le corps de Vakoulintchouk, est réprimée férocement. Le cuirassé riposte et tire au canon sur le quartier général. La flotte, appelée pour mater les insurgés, fraternise avec eux.

Le film, concis, « organique et pathétique »1, est construit en cinq actes, telle une tragédie, et selon le principe d’une synecdoque. De Vakoulintchouk aux marins, du navire à la ville, de la mer à la terre, des matelots à la foule, tout incarne l’élan révolutionnaire et sa contagion. D’où l’épigraphe de Trotsky, choisie par Eisenstein : « L’esprit de la révolution se propageait sur la terre russe. Un processus, mystérieux mais gigantesque, touchait une multitude de cœurs. La personnalité, ayant à peine eu le temps de se reconnaître, se dissolvait dans la masse, et la masse dans l’élan. »2 Le film devint mondialement célèbre, quoiqu’interdit presque partout – en France, jusqu’en 1953 –, mais son destin se lia à ceux de la Russie et de l’Allemagne.

Censures Weimar-Staline

Après la première triomphale au Bolchoï, le film sort à Moscou, le 19 janvier 1926, avec des employés déguisés en marins pour l’accueil du public. Nouveau triomphe en salles. Le public afflue. Pourtant, dans les semaines qui suivent, le Gosfilmo vend le négatif original et les droits d’exploitation à Prometheus, firme allemande procommuniste important les films soviétiques.

Prometheus craint la censure et fait remonter le film. Phil Jutzi abolit la structure en cinq actes, en supprimant des cartons ce qui affecte le rythme et l’intensité tragique du film. Eisenstein vient à Berlin travailler avec le compositeur Edmund Meisel sur la partition musicale. Le cinéaste ne veut ni mélodie, ni recherche symphonique, ni musique autonome, mais « du rythme, du rythme, du rythme ». Eisenstein retourne en URSS avant la première à Berlin.

Le 24 mars 1926, l’interdiction tombe. Sous le prétexte de « troubler l’ordre public et la sécurité », les autorités de Weimar exigent quatorze coupes, soit 30 mètres, dans les séquences de la mutinerie et de la tuerie : plans de mutilés ou de tués, de corps (ou parties du corps) saignants, trainés, jetés, écrasés, scènes jugées trop brutales et banalisant la violence.

Nouveau montage pour une version sonore, en 1930. Une copie revient-elle alors en URSS ? Il y a polémique. Non, si on en croit les registres de l’ambassade d’Allemagne à Moscou. Pour Enno Patalas (Cinémathèque de Berlin), responsable de la restauration de 2005, le négatif d’origine est retourné à Moscou après 1945, quand l’Armée rouge saisit les archives du Reich à Berlin ; hypothèse non démentie par les Russes.

En 1949, l’URSS sort une nouvelle version sonore, avec musique de Krioukov et nouvelles modifications. On coupe les cinq plans de vagues se fracassant en ouverture ; la citation de Trotsky est remplacée par une citation de Lénine, qui se combine à une image des livres de Marx, d’Engels et de Lénine, puis la figure de Staline orne la nouvelle épigraphe. Sur certaines copies, on mentionne l’invincibilité du peuple russe. Nouveaux intertitres, réduction du format du muet par son adaptation au standard du parlant, soit moins d’espace sur la pellicule du fait de la bande son, et nouvelles coupes : acte I, Vakoulintchouk, sur la viande avariée, « Les prisonniers russes au Japon sont mieux nourris que nous » ; acte III, « Lynchez les Juifs », lancé par un agitateur que la foule fait taire ; acte IV, le titre « Les Cosaques ! », l’exécution de la mère, du sang à la ceinture d’une femme, un cosaque sabrant.

Film emblématique

Une censure pour « violence », mais pour des raisons politiques : élimination de Trotsky, guerre avec le Japon, persécution des minorités, antisémitisme. Rappelons aussi qu’après les grèves de 1905, le tsar fit organiser de terribles pogroms. À Odessa, il y eut 1 000 victimes dont 300 morts, 20 000 sans-abri, selon Weinstock3. Dans le scénario d’origine, abandonné en 1925, Eisenstein avait prévu un épisode sur les massacres de Juifs et d’Arméniens.

En 1976, sous Brejnev, les Soviétiques sortent une version ralentie, où la durée des cartons « s’adapte » à des extraits de musiques symphoniques de Chostakovitch, une version qui s’appuie sur la copie de 1926 revenue d’Allemagne coupée, et où on réintègre des plans issus d’une copie du musée d’Art moderne de New York et des plans tels qu’Eisenstein les a notés sur ses cahiers de photogrammes issus de copies mutilées en 1925.

En 2005, la version restaurée par Enno Patalas est plus courte en raison de sa bonne vitesse de projection et compte quinze plans de plus que la version russe de 1976. Patalas est parti de trois copies retrouvées à Londres. Il s’est accommodé du refus des autorités russes de transmettre le négatif et, sans trucage électronique, a établi un contretype d’excellente qualité. Seuls des cartons issus de la copie de New York ont été retouchés par ordinateur. La musique est celle de Meisel, approuvée par Eisenstein, légèrement rallongée pour compenser les 30 mètres censurés. Enfin, cette version réintègre la citation de Trotsky et le drapeau rouge à la fin de l’acte II, qu’Eisenstein avait fait colorier au pochoir pour la projection de la première au Bolchoï : « Regardez ! Il flotte et, fièrement, il bouge ses longs plis aux combats préparés. » Le Cuirassé Potemkine4, film emblématique de la révolution, a enfin retrouvé son drapeau rouge. ?

Laura Laufer

Notes
1- Eisenstein, La Non-indifférence nature. L’organique et le pathétique. Sur le Cuirassé Potemkine, UGE, 10-18.
2 - Citation de Bilan et perpective, Léon Trotsky. On trouve le texte aux Editions de Minuit.
3 - Nathan Weinstock, Le Pain de misère.Histoire du mouvement ouvrier juif en Europe, La Découverte.
4. Coffret Le Cuirassé Potemkine. Bonus : la polémique entre Enno Patalas (Berlin) et N. Kleeman (Moscou). Analyse du film : Luc Lagier.



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L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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