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Magazine jeudi 09 octobre 2008
En couple, ils décortiquent le monde des riches
Claude Stefan
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon travaillent en couple sur les gens riches. « Le fait d'être mariés nous a permis d'être mieux acceptés dans certains milieux. » : Claude Stefan
Dans la famille « sociologues », voici les époux Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon. Depuis plus de vingt ans, ils travaillent ensemble sur le même sujet : les riches. Leurs livres ont mis en lumière les us et coutumes de « l'aristocratie d'argent ».
Comment les qualifier? Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sont tous deux sociologues, mari et femme à la ville comme au labo. Ils sont aussi « Richologues »... Bien sûr, la spécialité n'existe ni au CNRS ni à l'université, mais on ose le néologisme. Vingt ans déjà que le couple ausculte les riches, des châteaux de province aux hôtels particuliers de Neuilly, des golfs hypers selects aux cercles très fermés du Faubourg-Saint-Honoré à Paris. Et décortiquent les codes et les rites de cette classe que Michel Pinçon appelle « l'aristocratie de l'argent ».
Pourtant, comme l'immense majorité des sociologues, ils ont commencé par étudier « les classes moyennes et populaires ». C'est Monique qui le précise, dans un sourire. Monique,petite femme toujours sur la brèche, vive et pétillante; son mari est plus réservé. À cette époque, ils travaillaient chacun de leur côté. « Mais depuis notre première rencontre, le 5 novembre 1965, dans la bibliothèque universitaire de l'université de Lille, nous rêvions de travailler ensemble. » Attablée avec Michel dans une brasserie de l'avenue Mozart, dans le XVIe, elle le couve du regard. Le temps a passé. Les deux « apprentis » du sociologue Pierre Bourdieu, ont tracé leur route dans le monde universitaire jusqu'au milieu des années 1980. Monique, toujours plus diserte, poursuit : « Nous étions en colère contre la masse des chercheurs qui se disputaient les cages d'escaliers des cités, sans jamais vraiment se poser la question du moteur de la ségrégation sociale. » Michel complète : « Des économistes et des historiens avaient travaillé sur la grande bourgeoisie mais peu de sociologues. Il y avait un domaine à creuser. »
En 1986, le couple est sur la ligne de départ. Mais par où commencer quand on ne connaît rien à cet univers ? Un peu par hasard, ils tombent sur l'annuaire des membres du très select Jockey-Club et se lancent dans une étude statistique des lieux de résidence de ses membres, depuis le milieu du XIXe siècle. « Dans ces milieux où le poids de la lignée est très important, cette étude a été bien perçue », explique Michel. Les recherches suivantes, sur la chasse à courre dans le Bordelais et sur le Cercle du Bois de Boulogne, finiront de leur ouvrir bien des portes. « Nous avons pu bénéficier de recommandations. Si vous voulez travailler sur telle ou telle grande famille, vous ne pouvez pas vous contenter de récupérer une adresse dans le Bottin mondain et de décrocher votre téléphone. Il faut être introduit... »
Leurs méthodes ? Compiler les statistiques ¯ patrimoine, revenus, données démographiques ¯ pas toujours faciles à réunir ; fouiller les bibliothèques et les archives privées ; mener des entretiens avec tel grand patron, tel président d'association de propriétaires de demeures historiques, telle mère de famille épouse de haut fonctionnaire et active dans la paroisse... « Cela n'a pas toujours été évident de rencontrer tous ces gens, se souvient Nicole. Michel est issu d'une famille ouvrière des Ardennes. Et moi, même si je suis fille de magistrat et petite-fille d'entrepreneur de province. Les 60 000 grandes familles françaises, ce n'est pas du tout notre monde. La première fois que j'ai été reçue dans un hôtel particulier du XVIe, je me trouvais si mal habillée qu'avant mon rendez-vous, j'ai foncé m'acheter un chemisier bleu et un collier. » Vingt ans après, elle sourit de ces moments de panique. Michel apporte l'éclairage scientifique : « Les sociologues appellent ça la 'violence symbolique' : le ton de la voix, la manière de tenir une tasse de thé peuvent vous remettre à votre place aussi bien qu'une remarque. Dans ce milieu, nous n'avons jamais été comme des poissons dans l'eau. Quand un universitaire rencontre un ouvrier ou un SDF, il peut jouir d'une certaine aura. Pas quand il discute avec un grand patron, dans un hôtel particulier. »
Petit à petit, le couple a su se faire accepter. « On nous a souvent invités, entre un chanteur et un sportif, pour notre côté « exotique ». » Des sociologues de gauche dans le monde de gens bien nés, effet garanti dans les dîners ! Car Monique et Michel sont de gauche et ne s'en cachent même pas. « Paradoxalement, cela ne déplaît pas à certains représentants de cette 'aristocratie de l'argent' que des chercheurs mettent en lumière sa capacité à défendre ses intérêts. » Même si le fruit de ce travail, est ensuite utilisé à la fête de Lutte ouvrière ou dans un meeting alter-mondialiste.
L'entretien se termine. Sur un trottoir du XVIe, Monique Pinçon-Charlot jette un coup d'oeil gourmand à de magnifiques hôtels particuliers où logent capitaines d'industrie et héritiers de grandes familles. « Vous savez, on peut vouloir dénoncer ce système dans lequel les inégalités ne cessent d'augmenter tout en respectant les personnes qui en profitent. Certaines sont charmantes. »
France 3 consacre un documentaire au travail des Pinçon-Charlot, le dimanche 12 octobre, à 23h10.
Alain GUYOT.