La découverte 2007 (édition de poche)
Quatriéme de couv'
« Pour mortels et dangereux qu’ils soient, les bidonvilles ont devant eux un avenir resplendissant. » Des taudis de Lima aux collines d’ordures de Manille, des bidonvilles marécageux de Lagos à la Vieille Ville de Pékin, on assiste à l’extension exponentielle des mégalopoles du tiers monde, produits d’un exode rural mal maîtrisé. Le big bang de la pauvreté des années 1970 et 1980 – dopé par les thérapies de choc imposées par le FMI et la Banque mondiale – a ainsi transformé les bidonvilles traditionnels en « mégabidonvilles » tentaculaires, où domine le travail informel, « musée vivant de l’exploitation humaine ».
Un milliard de personnes survivent dans les bidonvilles du monde, lieux de reproduc-tion de la misère, à laquelle les gouvernements n’apportent aucune réponse adaptée. Désormais, les habitants mettent en péril leur vie dans des zones dangereuses, instables ou polluées. Parallèlement, la machine impitoyable de la rénovation urbaine condamne des millions d’habitants pauvres au désespoir des sombres espaces périurbains. Bien loin des villes de lumière imaginées par les urbanistes, le monde urbain du XXIe siècle ressemblera de plus en plus à celui du XIXe, avec ses quartiers sordides dépeints par Dickens, Zola ou Gorki. Le pire des mondes possibles explore cette réalité urbaine méconnue et explosive, laissant entrevoir, à l’échelle planétaire, un avenir cauchemardesque.
a écrit :entretien paru en mai 2006 dans le Socialist Worker
Q : La question de l’expansion des méga-bidonvilles a été occultée dans les débats politiques classiques. Pourquoi ?
A : Je dois dire que j’ai été surpris du silence quasi-total qui a accueilli la parution il y a trois ans, de l’éminent rapport de l’ONU, le Défi des Bidonvilles. En plus de la première vue d’ensemble sérieuse sur la pauvreté urbaine au niveau mondial, les spécialistes de l’ONU fournissent un bilan exhaustif des dégâts causés par 30 ans de programmes d’ajustements structurels, d’endettement et de privatisations.
Je suppose que c’est le genre d’information dont les partisans de la Banque mondiale, et plus généralement, le « Consensus de Washington » ne veulent pas entendre parler.
A l’exception, bien sûr, du Pentagone. Le désintérêt des pontifes du Conseil National de Sécurité pour les bidonvilles mondiaux contraste avec l’attention particulière que lui portent des cerveaux aux pensées plus pragmatiques à la Faculté de la Guerre de l’Armée ou au Laboratoire des Conflits Armés des Marines.
Les décideurs de guerre ont conscience que si leurs bombes intelligentes sont extrêmement douées pour cibler des villes hiérarchisées comme Belgrade, qui ont des infrastructures et des quartiers d’affaires centralisés, les armes américaines ultra-modernes ne savent pas résoudre le problème des concentrations de quartiers pauvres, comme à Mogadishu en Somalie ou à Sadr City à Bagdad , la capitale iraquienne.
Les immenses bidonvilles qui s’étalent aux abords des villes du Tiers Monde neutralisent la majorité de l’arsenal baroque de Washington.
En étudiant attentivement ce problème, les stratèges militaires ont été amenés à se forger une vision de géopolitique mondiale différente de celle du reste du gouvernement Bush. Plutôt qu’au complot terroriste ou à l’axe du mal, les militaires s’intéressent à la prééminence du terrain : le bidonville lui-même.
L’ « ennemi » (qui est pour le Pentagone un ensemble éclectique d’adversaires potentiels, qui va des gangs des rues aux milices ethniques en passant par les groupes extrémistes) importe moins que le labyrinthe dans lequel il se déplace.
Q : Dans votre livre, vous faites la distinction entre l’urbanisation qui a découlé de l’industrialisation au XIX° et au XX° siècle et l’urbanisation qui a été imposée par les programmes d’ajustement structurel mis en place dans le Tiers Monde aujourd’hui.
R : AU XIX°s, la théorie sociale classique voyait en ces villes industrielles dynamiques comme Manchester, Berlin et Chicago le modèle à reproduire. Et d’ailleurs, les villes chinoises (produits de la plus grande révolution industrielle de tous les temps) sont calquées sur ce même modèle, tel qu’il avait été conçu par Marx et Weber.
Mais la majorité des villes du Tiers Monde seraient davantage apparentées à ces villes de style victorien, comme Dublin ou Naples, avec leurs énormes poches de pauvreté et le manque d’industries modernes. La croissance urbaine a été déconnectée de l’industrialisation, et même du développement économique en tant que tel.
Les « push factors » (facteurs de répulsion), qui poussaient les populations rurales à quitter la campagne fonctionnent actuellement indépendamment des «pull factors » (facteurs d’attrait) comme les offres d’emplois urbains formels qui assurent une explosion démographique urbaine continue. En dehors de la Chine, de plus, les anciennes métropoles industrielles du Sud, telles que Bombay, Johannesburg, Sao Paulo ou Buenos Aires, ont subi une très importante désindustrialisation au cours de ces 20 dernières années. La théorie de la « modernisation » s’est, ainsi, écroulée ; et le développement urbain est désormais indépendant de l’industrialisation, voire de l’essor économique.
Ceci a des implications à la fois pour la théorie sociale révolutionnaire et pour la pratique. Nulle part dans les écritures marxistes, (même pas dans les textes visionnaires des Grundrisse) on ne trouve une quelconque anticipation de ce qui existe actuellement avec le prolétariat informel : une classe sociale mondiale d’au moins un milliard de citadins déconnectés de façon radicale et permanente de l’économie formelle mondiale.
Q : Quels sont les traits communs entre ce qui se passe en matière d’urbanisation en Chine et à l’autre extrême, en Afrique ?
R : Tout d’abord, il faut absolument chasser l’idée que les villes se sont développées de façon linéaire ou unidirectionnelle.
Les bidonvilles actuels sont, dans la plupart des cas, le résultat, non pas d’une accumulation lente et incrémentielle de la pauvreté, mais du « big-bang » qui s’est produit à cause de l’endettement et des programmes d’ajustements structurels de la fin des années 70 et des années 80. Les exodes ruraux massifs se sont retrouvés confrontés à une baisse vertigineuse des investissements sociaux dans les infrastructures urbaines et les services publics. Les nouveaux pauvres urbains ont été réduits à improviser leur propre logement et à développer des stratégies de subsistance. Leur ingéniosité a déplacé, il est vrai, des montagnes, mais seulement sur une période limitée.
Actuellement le constat est accablant : la fameuse frontière de terrain libre ou presque libre qu’on pouvait occuper n’existe plus, et l’économie informelle est envahie par trop de pauvres qui se disputent les mêmes créneaux de survie. En Afrique, en particulier, ce « miracle » de l’urbanisation où chacun se débrouille tout seul ressemble aujourd’hui bien plus à une lutte pour survivre dans un camp de concentration sordide qu’à une vision romanesque de squatters héroïques et de micro-entrepreneurs.
La Chine, bien sûr, est, en partie, une exception, l’Etat continuant de construire des millions logements sociaux décents. Cependant, l’offre est bien en-deçà de la demande, et les inégalités se sont davantage creusées dans les villes que dans le reste du pays ces dix dernières années.
Les bidonvilles par exemple, se sont recréés à une échelle gigantesque. Les citadins traditionnels sont actuellement expulsés de quartiers anciens, en particulier à Pékin, pour laisser la place à des méga-projets financés par des fonds étrangers et à des logements de luxe. Pendant ce temps, les migrants ruraux (un énorme sous-prolétariat péri-urbain constitué d’au moins 100 millions de personnes) s’entassent dans des abris de fortune insalubres à la périphérie des villes. Ce sont, avec les pauvres familles d’agriculteurs, les principales victimes de l’adhésion de la Chine au libéralisme économique.
Q : Vous parlez des coûts environnementaux énormes de ces tendances.
R : Dans l’abstrait, les villes sont la solution à la crise environnementale mondiale. Depuis Patrick Geddes jusqu’à Jane Jacobs, les spécialistes de l’urbanisme ont souligné, à juste titre, que c’est la ville, et non pas la petite ferme idéalisée, qui est notre ultime arche : c’est potentiellement le système le plus efficace pour recycler l’énergie et la matière quelque part entre nous-mêmes et la théorie Gaia.
De plus, seule la ville (grâce à la création de richesses communes, espaces publics et luxe partagé) peut résoudre la quadrature du cercle du développement durable associé à un niveau de vie élevé.
Mais l’urbanisation actuelle, à la fois dans les pays riches et dans les pays pauvres, est en train, paradoxalement, de détruire les conditions absolument nécessaires à un environnement véritablement urbain.
Aux Etats-Unis, à cause des traces de plus en plus phénoménales laissées sur la nature, les riches *« exurbs » (ces lotissements dans la grande ceinture des villes où prolifèrent les propriétaires de *Mc Mansion et de 4X4 Hummer*) feraient passer les *Levittowns des années 50 pour des paradis environnementaux.
Dans les pays pauvres, parallèlement, l’expansion urbaine informelle s’approprie les lignes de partage des eaux et les espaces ouverts qui constituent les infrastructures environnementales essentielles en milieu urbain. Les nappes phréatiques sont détruites ou dégradées, les eaux usées et la toxicité des produits contaminent tous les aspects de la vie quotidienne, et constamment à la recherche d’un toit, les pauvres s’exposent de plus en plus aux catastrophes en s’installant sur des flancs de collines qui s’éboulent ou sur les rives instables de cours d’eau pollués (en Inde, des centaines de milliers de personnes dorment à quelques mètres de la voie ferrée).
La pauvreté accroît constamment les risques urbains et, avec les changements de climat, promet un monde où tout progrès incrémentiel visant au développement de structures ou à la mise en place de mesures de santé publique serait anéanti par le coût de plus en plus élevé des crues, des tremblements de terre, des glissements de terrain et des pandémies.
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Favella à Rio de Janeiro
Q : Comment les bidonvilles des pays occidentaux, y compris aux Etats-Unis, entrent-ils dans ce paysage ?
A : Le Tiers monde urbain existe ici aussi. Outre le délabrement endémique des cités-ghettos des centres-villes et des banlieues anciennes, le sud-ouest américain voit se développer un habitat informel pratiquement identique à celui qui existe à la périphérie des villes d’Amérique Latine.
A deux pas de maisons qui coûtent des millions de dollars, dans le secteur de Palm Springs, en Californie, par exemple, on trouve des bidonvilles sur les réserves d’Indiens, qui accueillent des milliers d’ouvriers agricoles de la région. Les pauvres « colonias » de Juarez sont maintenant reproduites à l’identique sur la rive texane du Rio Bravo.
En Europe occidentale, on retrouve également des bidonvilles à l’image de ceux du Tiers monde (appelés « clandestinos), en particulier à la périphérie de Lisbonne et de Naples. Le pire bidonville en Europe, cependant, est probablement « Cambodia » à Sofia, en Bulgarie, où 35 000 Roms vivent comme les Dalits en Inde.
Mais le spectacle le plus choquant c’est dans l’ex-URSS, où les taudis ont proliféré plus rapidement encore que les millionnaires.
Depuis 1989, de nombreux services urbains parmi les plus vitaux (comme le chauffage communautaire), de même que les loisirs et la culture (tous liés à l’industrie) ont disparu, laissant les personnes âgées mourir de froid en hiver. A Moscou, de plus, d’énormes populations de squatters, principalement des immigrés sans papiers ou des minorités nationales, occupent des usines désaffectées et des logements sociaux, employés, esclaves anonymes, dans l’économie clandestine qui font la fierté de l’ordre nouveau. Gorky doit se retourner dans sa tombe.
Q : Certains considèrent votre livre comme le constat de la naissance d’une nouvelle classe populaire (appelée « multitude » par Michael Hardt et Antonio Negri), qui a envahi, si ce n’est englouti la classe ouvrière.
R : Je ne vois pas cela comme ça du tout.
Revoyez le manifeste communiste un instant. Marx et Engels avançaient que le prolétariat ouvrier était une classe révolutionnaire pour deux raisons.
D’abord, parce qu’il portait des « chaînes radicales » (c à d qu’il n’avait pas d’ intérêt particulier à économiser ou à perpétuer la propriété privée à grande échelle). Et deuxièmement parce que sa place dans la production industrielle moderne lui conférait des capacités extraordinaires (qu’aucun autre groupe subalterne n’avait eu dans le passé) en matière d’autogestion, de sciences et de culture.
Le prolétariat de l’économie parallèle d’aujourd’hui porte également des chaînes radicales, mais il a été exclu de la production sociale (du moins comme Marx l’entendait) et exclu, dans de nombreux cas, de la culture traditionnelle et de la solidarité urbaine. Installé à la périphérie des bidonvilles, sans accès aux emplois formels et éloigné de l’espace public traditionnel, il recherche des possibilités d’unité et de pouvoir social. En effet, ce qu’on observe actuellement dans le monde entier c’est un vaste ensemble d’expérimentations, où la jeunesse des bidonvilles (parfois alliée à la classe ouvrière traditionnelle mais pas forcément) recherche des solutions radicales à sa « périphéralité ».
Là où subsiste un héritage ou une transmission des traditions de la classe ouvrière, comme, disons, à El Alto (réplique quechua du bidonville de La Paz,) où d’anciens mineurs prennent l’initiative des mobilisations, il en résultera peut-être une ré-invention de la gauche.
Les pauvres urbains découvrent actuellement que les dieux du chaos sont de leur côté ; ils peuvent bloquer, enfermer et assiéger l’économie de la cité bourgeoise « formelle ». La mobilisation créative et les perturbations de type guérilla des divers quadrillages des services urbains et des équipements peuvent compenser la perte de pouvoir dans le processus de production. Mais trop souvent, l’économie parallèle avance main dans la main avec la compétition darwinienne qui entraîne la division des pauvres et le contrôle des bidonvilles par les patrons, la clientèle et les chefs de tribus.
Un exemple célèbre et tragique, c’est Bombay. Il y a un quart de siècle, quand l’industrie du textile tournait encore à plein régime, Bombay était célébrée pour sa gauche puissante et ses mouvements syndicaux. Les dissensions religieuses étaient maîtrisées par la solidarité syndicale.
Mais après la fermeture des filatures, les bidonvilles ont été pris en main par les religieux (en particulier, par le fanatique parti maratha et hindou, le Shiv Sena.
Il s’en est suivi des émeutes, des massacres et des divisions apparemment irréversibles.
Je pense donc que les forces centrifuges au sein de la classe ouvrière informelle sont globalement plus puissantes que la concurrence sur le marché du travail au sein de la classe ouvrière industrielle traditionnelle.
Mais toute l’histoire du mouvement ouvrier des deux siècles derniers s’est résumée à vaincre des dissensions soi-disant insurmontables. En même temps, cela ne sert pas à grand chose de faire sortir des lapins métaphysiques de chapeaux de philosophes.
La méthode de Marx consistait à se lancer dans une étude d’éléments concrets pour élaborer un concept et, de toute évidence, ce dont on a besoin actuellement ce sont des monographies activistes de la politique des pauvres urbains dans leur grande diversité (depuis les nouveaux mouvements sociaux révolutionnaires de Caracas jusqu’aux désastres engendrés par la concurrence entre fanatiques religieux à Karachi ou à Bagdad).
Mais on aurait tort d’entreprendre une étude comparative de ce genre sans garder à l’esprit que beaucoup de conflits et d’identités apparemment profondément ancrés sont probablement transitoires.
La « guerre des civilisations » qui d’après les néo-impérialistes, justifierait les affres de l’homme blanc actuellement n’est qu’une illusion bien commode. Le véritable fondement de l’histoire contemporaine reste les contradictions structurelles d’un capitalisme mondial incapable de créer des emplois, des logements ou un avenir à la population urbaine qui est en train de se développer.
http://www.socialistworker.org/2006..