Lamentable.
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Siné Hebdo 17 juin 2009
Après des études de chimie, Isabelle Stengers fait le choix de la philosophie. Au risque d'être déconsidérée, elle n'a de cesse de remettre en question l'autorité de la science et s'intéresse à des sujets controversés comme l'hypnose ou les sorcières. Professeur à la faculté de philosophie de l'Université libre de Bruxelles, elle nous parie, entre autres, de son dernier livre, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient.
S.H. : Pour quelles raisons avez vous bifurqué de la science vers la philosophie ?
Isabelle Stengers : Au cours de ma troisième année de chimie, en 1969, j'ai réalisé que j'avais appris la physique quantique comme un savoir constitué, sans en percevoir les problèmes. Lorsqu'ils se sont posés à moi, j'ai conclu que j'étais perdue pour la science. Depuis, j'ai compris que c'est une réaction typique grâce à laquelle l'ordre règne chez les scientifiques. Un vrai chercheur doit ignorer les « grandes questions » qui peuvent faire douter. Le doute y est à peu près aussi mal vu que chez les staliniens. Ceux qui vont en philosophie sont un peu des réfugiés politiques.
S.H. : Vous avez ensuite entamé une collaboration avec Ilya Prigogine comme philosophe des sciences.
I.S. : Oui, c'était au moment où il tenait les résultats qui lui ont valu son prix Nobel. Il voulait tendre la main à l'ensemble des sciences, y compris aux sciences humaines. Mais Prigogine était avant tout un physicien. C'était mon boulot que de penser les conséquences de ses travaux. J'ai beaucoup appris, parce que ces conséquences ont été accueillies comme « le nouveau message de la physique ». Or, moi, ce que je voulais faire passer, c'est la physique en tant qu'aventure humaine, pas en tant que sommet de la pensée ou source de vérité prophétique sur le monde.
S.H. : Ce choix a provoqué l'irritation chez nombre d'intellos... De qui recherchez-vous l'approbation ?
I.S. : Je suis très fière et heureuse lorsque mon travail donne des outils aux organisations minoritaires qui fabriquent un savoir récalcitrant : les collectifs d'autosupport des drogues, les collectifs citoyens, les groupes de néo-sorcières, bref ceux qui participent à ce que les Américains appellent reclaiming : devenir capable de se réapproprier ses problèmes. Et, par ailleurs, je m'emploie à me rendre incomestible, c'est-à-dire à ne pas être appréciée par les gens dont je ne veux pas l'être.
S.H. : L'hypnose, les sorcières, la drogue... voilà des sujets qui fâchent. Admettez-vous un certain goût pour la provocation ?
I.S. : C'est plutôt une manière d'apprendre. Apprendre de sujets qui fâchent, c'est apprendre aussi pourquoi ils fâchent et qui ils fâchent. Ma collaboration avec le psychiatre Léon Chertok en est un parfait exemple : travailler sur l'hypnose a été l'occasion de m'interroger sur comment les sciences humaines décident de ce qui constitue un bon ou un mauvais objet. Passer pour une provocatrice est une conséquence de mon fonctionnement, mais je me décrirais plutôt comme une récalcitrante. Si j'entrevois la direction pour éviter de penser en rond , ça fait partie de mon métier que d'aller voir par-là.
S.H. : Qu'avez-vous retiré de votre expérience avec les collectifs de drogués non-repentis ?
I.S. : Elle a été mon point d'entrée dans l'analyse du rôle des experts. Aux Pays-Bas, les associations de junkies, les Junkie Bonden, négociaient avec la mairie d'Amsterdam les conditions de consommation de drogues afin de réduire les risques. La question de savoir vivre avec les drogues a plus avancé avec ces gens dont c'est la préoccupation qu'avec toutes les expertises psychologiques, sociologiques qui la noyaient bêtement dans un problème de mal-être.
S.H. : Mal-être ?
I.S. : Bien sûr que le mal-être existe, mais les drogués n'en ont pas le monopole ! Et, surtout, ça ne regarde pas l'État ! Si je passe huit heures devant ma télévision, c'est du mal-être, est-ce que ça regarde l'État ? Et l'obsession de maigrir à tout prix ? Ces collectifs rejettent le rôle paternel répressif de l'État. Vivre, c'est risqué, mais il y a des pompiers pour ça, qui sont respectueux et donnent des conseils. En plus, ces groupes ont un savoir précieux à transmettre, considéré comme illégal car assimilé à de la propagande pour la consommation.
S.H. ; Vous revendiquez aussi ce droit à la parole dans le combat contre les OGM.
I.S. : La grande nouveauté de ce que j'ai appelé « l'événement OGM » réside dans le fait que les opposants ont fait bafouiller les scientifiques experts. Des citoyens ont compris puis montré qu'ils parlaient de ce qu'ils ne connaissaient pas, et même de ce qu'ils voulaient ignorer. Et des scientifiques de terrain, ignorés jusque-là, ont pu s'exprimer. Pour cette raison sont alors apparues des fissures dans cet édifice qui habituellement fait bloc face à la contestation.
S.H. : Qu'est-ce qui attire autant votre attention dans l'opposition entre les voix minoritaires et la doxa des experts ?
I.S. : Le problème des experts, c'est qu'ils savent très bien qui les engage et ce qui sera considéré comme plausible ou irresponsable de ce point de vue. Ils vont d'autant moins ruiner leur réputation qu'il n'y a pas en général de contre-expertise. La question des OGM à Bruxelles relève du fonctionnement du marché, pas de la politique environnementale. Ceux qui sont nommés savent qu'il s'agit de minimiser tout obstacle à la libre circulation. Ils jouent donc avec les incertitudes pour rester plausibles.
S.H. : Qu'est-ce qui motive votre farouche condamnation du capitalisme dans votre dernier ouvrage ?
I.S. : La crise que nous connaissons actuellement n'est rien comparée aux événements irréversibles qui arriveront d'ici peu : réchauffement climatique, pollutions multiples et grandissantes, épuisement des nappes phréatiques, etc. Le capitalisme est incapable d'apporter des solutions, seulement de transformer les problèmes en instruments de profit. Et les organisations étatiques ont renoncé à tous les moyens de l'en empêcher. Si nous continuons l'Histoire telle que ses protagonistes dominants la définissent aujourd'hui, nous allons droit à la barbarie. Toute l'histoire des luttes, d'espoir, de résistance, l'idée même qu'un autre monde est possible, risque de faire ricaner les fameuses générations à venir dont on parle tant. Ce sera le malheur aux pauvres, sans plus d'hypocrisie ou de mensonge. Le jour où cette barbarie sera vraiment installée, on ne s'en rendra même pas compte.
Quand Pasqua, il y a une quinzaine d'années, avait annoncé le renvoi des immigrés par charters, ça avait fait hurler. Aujourd'hui, on n'entend plus personne sur le sujet. La barbarie, c'est lorsque ce qui était intolérable devient toléré puis normal.
S.H. : Les concepts de « croissance verte » et de « décroissance » sont très en vogue en ce moment. Paraissent-ils pertinents ?
I.S. : II est dans la nature du capitalisme d'exploiter toutes les opportunités, et la croissance verte en est une ! Il y a fort à parier que ses conséquences seront nettement moins vertes... J'aime bien les objecteurs de croissance, mais la décroissance est une théorie triste. L'impératif de décroissance est mal défendu contre une barbarie moralisatrice techno-policière. Entre cela et la barbarie capitaliste, je demande à ne pas choisir. Comme l'a dit Deleuze : « La gauche, si elle doit être différente de nature de la droite, c'est parce qu'elle a besoin que les gens pensent. » Et cela veut dire savoir que la pensée n'est pas réservée à une élite, qu'a y a pensée, et joie, lorsqu'un collectif réussit à poser ses propres problèmes et à se connecter à d'autres. Il nous faut une culture de ces réussites, des transmissions de recettes, une construction d'expériences. Faire perdre prise aux « responsables » qui nous demandent de faire confiance.
S.H. : Malgré l'urgence, les intellectuels comme les politiques semblent éprouver des difficultés à sortir de leur inertie...
I.S. : Beaucoup d'anticapitalistes, moi la première, ont une petite voix qui leur dit que ça finira bien par s'arranger. La volonté de changer les choses est réelle, mais on trouve toujours plus urgent : les emplois, les patrons gangsters... Comment lutter pour l'emploi et refuser l'impératif « relancer la croissance » ? Il ne faut pas avoir peur d'être accusé d'incohérence, d'irresponsabilité. Il faut refuser de hiérarchiser les problèmes. Ce n'est pas facile et cela demande de faire confiance aux gens, à leur capacité de penser, d'échapper aux alternatives qui réduisent à l'impuissance. Malheureusement, il y a des « responsables » un peu partout qui pensent qu'ils « savent » mais que ceux dont ils sont responsables ont besoin de croire à des solutions simples. S'ils ont raison, on est foutus. Moi, je mise sur le fait que nous ne savons pas de quoi les gens sont capables, parce que ce que nous connaissons est le résultat d'une « gouvernance » qui les a systématiquement dépouillés des moyens de penser ensemble et de faire une différence collective qui compte. Notre démo cratie est un art de gouverner un troupeau, et les bergers ont pour impératif d'éviter la panique.
S.H. : Que faut-il faire ?
I.S. : Reconnaître qu'il faut inventer, c'est déjà fabriquer une nouvelle esthétique. J'ai relu récemment L'An 01, de Gébé, et, nom d'une pipe, ça n'a pas vieilli d'un poil ! Nous avons besoin d'interventions de ce type, qui donnent le sens du possible. Cela vient de mots, de chants, de manières de rire, pas de la tristesse ni de la lamentation. Cette culture de l'insoumission méchante et joyeuse fait défaut. Aujourd'hui, pendant les manifestations, on n'occupe pas les rues sur un mode qui donne l'appétit d'un monde différent. Je n'ai rien contre lancer des pavés, mais c'est une action individualiste. Nos mœurs politiques sont tristes : si l'expérience militante relève du sacrificiel, si la politique n'est pas source de vie, il y a une limite à laquelle on se heurtera et on le paiera chèrement.
S.H. : Cela passe peut-être d'abord par une réforme de l'éducation ?
I.S. : Qu'est-ce qu'on entend par éducation ? La sociologue Anne Querrien a travaillé sur l'école mutuelle , une école de pauvres sous la Restauration qui rassemblait 80 élèves de tous les âges pour un seul instituteur. L'idée de base était que lorsqu'on a appris quelque chose, on l'apprend à d'autres. Cette école à été fermée pour deux raisons : d'abord, les enfants apprenaient trop vite, ce qui n'allait pas puisqu'il n'était pas question de les introduire à des savoirs réservés à l'élite, ensuite, ils n'apprenaient pas le respect du savoir, mais plu tôt à se faire confiance. Ils ne se définissaient pas comme ignorants en demande de savoirs, mais comme capables d'apprendre et de coopérer dans ce but ; chose insupportable du point de vue de l'ordre public. L'école obligatoire a pu réjouir les cœurs mais n'a pas été une grande conquête révolutionnaire. Ça a été une étape décisive pour discipliner le peuple. Et ça l'est toujours, même si aujourd'hui cela ne prend plus.
S.H. : Qu'est-ce qui différencie Belges et Français ?
I.S. : Français, je ne sais pas. Mais je connais les milieux parisiens. J'ai travaillé en France entre 1982 et 1989 et j'y ai découvert que j'étais belge. J'ai découvert les effets de terreur et de conformisme des milieux intellos, l'absence d'humour. La patrie des Lumières vue de Bruxelles est horriblement triste et frileuse, avec des maîtres à penser qui se prennent pour la tête pensante de l'humanité. En Belgique, ceux qui se prennent trop au sérieux, qui veulent être reconnus, on leur conseille d'aller à Paris. Ça ne va pas du tout chez nous, mais au moins, on peut encore rire...
S.H. Qu'est-ce qui vous préoccupe dans la situation de votre pays ?
I.S. : Quitte à tomber dans un cliché dont on accuse les francophones, je trouve la culture politique de la partie néerlandophone très inquiétante ! Elle est pleine de ressentiment, de xénophobie. Je me demande combien de temps on va pouvoir vivre avec ça... Et pourtant, il y a eu une Flandre des Lumières, mais la répression espagnole l'a détruite. Ceux qui résistaient ont été tués ou ont fui vers les Pays-Bas. N'est restée que la campagne, profondément catholique et anti-urbaine. C'est une catastrophe qui, je crois, n'appartient pas au passé. Jusqu'au début du XXe siècle, les bourgeois citadins parlaient français. Le ressentiment flamand contre la domination du français, c'est d'abord la haine contre la culture urbaine cosmopolite - c'est sale et cela fait désordre. C'est pourquoi ils détestent Bruxelles, tout en l'ayant choisi comme leur capitale...
Propos recueillis par Mélissa Gruenzig.
Les meilleurs moments de cette rencontre sont à voir sur le site du journal : www. sinehebdo.eu
Bibliographie d'Isabelle Stengers
- Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, éd. La Découverte, 2009.
- La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, coécrit avec Philippe Pignarre, éd. La Découverte, 2005.
- Sciences et pouvoirs. La démocratie face à la technoscience, éd. La Découverte, 2002.
- L'hypnose, blessure narcissique, coécrit avec Léon Chertok, éd. des Laboratoires Delagrange, 1990.
- Drogues. Le défi hollandais, co-écrit avec Olivier Ralet, éd. des Laboratoires Delagrange, 1991.