a écrit : De la démence précoce à la schizophrénie
Henri F. Ellenberger
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Dès qu'il eut obtenu son diplôme, Bleuler remplit les fonctions d'interne à l'hôpital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, où il fit preuve d'un dévouement peu ordinaire à l'égard de ses malades. Il quitta ensuite la Suisse pour travailler avec Charcot et Magnan à Paris, alla à Londres et à Munich, puis rejoignit l'équipe du Burghölzli qui était alors sous la direction de Forel. En 1886 Bleuler fut nommé directeur de l'hôpital psychiatrique de Rheinau, immense asile abritant de vieux malades mentaux, et considéré comme l'une des institutions les plus arriérées de la Suisse.
Bleuler travailla à réformer cet hôpital et s'occupa de ses malades avec un rare désintéressement. Célibataire, il vivait à l'intérieur même de l'hôpital et consacrait tout son temps à ses malades, depuis les premières heures du matin jusque tard dans la nuit, participant aux soins, organisant des séances de thérapie rééducative et réalisant un contact affectif étroit avec chacun de ses malades. Il parvint ainsi à comprendre remarquablement les malades mentaux, connaissant les détails les plus intimes de leur vie intérieure. De cette expérience il devait tirer la substance de son ouvrage sur la schizophrénie et de son manuel de psychiatrie.En 1898, Bleuler fut désigné pour succéder à Forel à la tête du Burghölzli. Ses fonctions com-prenaient également l'enseignement, ce qui lui permit de transmettre à ses étudiants les fruits de son expérience de Rheinau. Ces cours servirent de base pour son grand ouvrage sur la schizophrénie qu'il publia tardivement en 1911. Pendant ce temps il continuait ses recherches avec l'aide de son équipe dont fit partie, après 1900, C.G. Jung.
Les idées de Bleuler sur la schizophrénie ayant souvent été mal comprises, il n'est peut-être pas superflu d'en rappeler ici les grands traits.
Le point de départ de la théorie de Bleuer est son propre effort pour comprendre une catégorie de malades que personne n'avait réussi à comprendre jusque là, les schizophrènes. Au cours des douze années passées à Rheinau où il vivait en permanence avec un grand nombre de tels malades, il s'était non seulement entretenu avec eux dans leur propre dialecte, mais s'était appliqué à comprendre le sens caché de leurs paroles et de leurs hallucinations considérées comme absurdes. Bleuler parvint ainsi à établir un « contact affectif » (affectiver Rapport) avec chacun de ses malades. Cette approche clinique fut complétée ultérieurement, à l'hôpital psychiatrique du Burghölzli, par d'autres investiga-tions, grâce au test des associations verbales, sous la conduite de Jung, puis, plus tard encore, par le recours aux théories psychanalytiques de Freud.
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Du point de vue nosologique, le concept de schizophrénie de Bleuler est plus large que celui de démence précoce de Kraepelin, puisque Bleuler rattache à la schizophrénie divers états aigus où l'on voyait avant lui des entités nosologiques distinctes. Il y a là plus qu'une subtilité diagnostique.
Bleuler affirmait que si les malades souffrant de ces états aigus bénéficiaient d'un traitement intensif approprié ils avaient de fortes chances de guérison, alors que si on les négligeait ou les traitait de façon inappropriée, la plupart évolueraient vers la schizophrénie chronique.La façon dont Bleuler conçoit la schizophrénie n'est pas seulement une nouvelle théorie, mais, comme l'a bien montré Minkowski, elle comporte aussi des implications thérapeutiques. Bleuler a introduit l'idée optimiste que la schizophrénie pouvait s'arrêter ou rétrocéder à n'importe quel stade de son évolution. A une époque où l'on ne disposait pas encore de traitements physiologiques ou pharmacologiques il recourait à un certain nombre de procédés qui, au témoignage de tous ceux qui ont travaillé au Burghölzli à cette époque, avaient parfois des effets miraculeux. Il renvoyait, par exemple, précocement des patients en apparence gravement atteints ou les transférait subitement et de façon inattendue dans un autre service ou encore leur confiait une responsabilité. Il organisa aussi tout un système de thérapie rééducative, réglait les loisirs de ses malades et se préoccupait de faire de l'hôpital psychiatrique une authentique communauté humaine. »
Source imprimée
À la découverte de l'inconscient, histoire de la psychiatrie dynamique, Simep, Éditions, Lyon 1974.