III - Le regard de FREUD sur " le cas d’Anna O. "
J. BREUER insistait beaucoup sur l’extrême richesse de la personnalité de Bertha, sur ses grandes capacités, sa persévérance, son opiniâtreté et sur les obstacles auxquels a été confrontée son immense ambition.
Il précise, qu’ « elle ne se laisse détourner de son but que par égard pour autrui ». Il affirme qu’elle aime passionnément son père et repère que l’élément sexuel est chez elle " étonnamment peu marqué ". Elle n’a d’ailleurs jamais eu de relations amoureuses, et, jamais cet élément de sa vie psychique ne se manifeste dans ses multiples hallucinations [15].
BREUER qualifie le symptôme pour lequel il va être appelé au chevet de Bertha, de " toux nerveuse typique ". Or lorsque Bertha va évoquer ses souvenirs, BREUER note qu’ « une querelle dans laquelle elle fut obligée de ne pas répondre provoqua un spasme de la glotte, lequel se répéta à chaque occasion analogue » [16].
Il énonce : " j’étais autorisé à penser que tout scrupule de conscience provoquait chez cette jeune fille un spasme de la glotte " [17].
Cette toux avait fait son apparition, le jour où elle avait entendu, venant d’une maison voisine, les sons d’une musique de danse alors qu’elle veillait son père, et " qu’un désir d’être là-bas éveilla en elle des remords " [18].
Pendant sa maladie, toute musique de danse bien rythmée la fait tousser, provoquant « un spasme de la glotte ».
Plus tard, il constate chez elle " deux états alternants, tout à fait distincts ", l’un où elle est triste, anxieuse, mais normale, et l’autre où elle est en proie à des hallucinations (cheveux, lacets lui semblent être des serpents noirs) et se montre agressive. Bertha dit qu’elle a " deux moi " l’un étant le vrai, l’autre, celui qui la tourmente et la pousse à mal agir. Elle se plaint alors de devenir folle.
BREUER suggère qu’une rêverie diurne habituelle, comme celle que décrivait Bertha en parlant de son " théâtre privé ", pouvait favoriser l’établissement d’une dissociation de la personnalité. Ses rêveries avaient semble-t-il préparé le terrain sur lequel s’établit l’affect d’angoisse et d’attente anxieuse, " une fois que cet affect eût mué la rêvasserie habituelle en absence hallucinatoire " [19].
Pendant la première partie de la maladie de Bertha, elle réussit à lutter. Les contractures ne se produisaient que pendant ses " absences " et non lorsqu’elle canalisait toute son énergie dans les soins portés à son père. Cependant chaque affect pénible faisait resurgir les troubles, et au bout d’un moment, l’épuisement lié à l’angoisse perpétuelle l’emporta. Les phénomènes hystériques devinrent des symptômes permanents.
FREUD avait trouvé " étrange " la résistance de BREUER à se souvenir et à parler du cas d’Anna O. Ernest JONES, le biographe de FREUD résume " les circonstances particulières " de la fin de ce traitement, qualifiant la réaction de Breuer de " contre transfert marqué " :
BREUER était entièrement absorbé par sa relation avec Anna O. Elle occupait en permanence son esprit, il en parlait sans arrêt au point de rendre son épouse triste et jalouse. Il était si préoccupé par ses pensées, qu’il ne put s’en apercevoir. Lorsqu’enfin, au bout d’un temps très long, il en prit conscience, il eut une réaction violente, imputable " à un mélange d’amour et de remords " [20].
Il prit alors la décision brutale de mettre un terme au traitement d’Anna O. (qui allait beaucoup mieux) et le lui annonçât.
Le soir même, il fut appelé au chevet de sa malade et la trouva " plus mal que jamais ". Cette femme qu’il avait toujours considérée comme asexuée était " en proie aux douleurs d’un accouchement hystérique, fin logique d’une grossesse imaginaire passée inaperçue et qui s’était produite en réponse aux soins donnés par BREUER ". Bouleversé, il " la calma en l’hypnotisant, puis, pris de sueurs froides, s’enfuit de cette maison " [21]. BREUER refusant d’admettre la portée des sentiments manifestés par sa patiente, n’a pu concevoir d’autre issue, que de prendre la fuite.
L’accouchement d’Anna O. était le symbole de la mise au monde " d’un enfant imaginaire dont le père n’aurait été autre que son propre médecin ". Dès le lendemain, BREUER " partit pour Venise avec son épouse, qui elle-même accoucha, neuf mois plus tard, d’une fille " [22]. Il était alors quasi simultanément, en position de père imaginaire et de père réel et symbolique. Apparemment, il ne parvenait pas à dissocier et à assumer ces deux places.
BREUER ne parvenait pas à vaincre sa propre résistance, à accepter l’origine sexuelle des troubles hystériques, et encore moins à accepter l’idée d’un fondement érotique du transfert comme le proposait FREUD. Celui-ci définissait alors le transfert comme :
" une relation affective spéciale du patient au médecin, qui s’établit régulièrement au cours du traitement analytique et dépasse largement le niveau rationnel ; cette relation peut aller de l’abandon le plus tendre à l’hostilité la plus tenace et emprunter toutes ses particularités aux attitudes amoureuses antérieures du patient, devenues inconscientes " [23].
Dans cette relation, les courants affectifs inconscients qui s’établissent du médecin au patient constituent le contre-transfert.
Après la première expérience d’écoute de la parole instituée par Anna O., première femme de la psychanalyse, une seconde femme, Elisabeth von R., patiente de FREUD lui demande le 1er mai 1889 :
" ne bougez pas. Ne dites rien ! Ne me touchez pas ! " [24], et marque le début de l’abandon de l’intervention dans la cure, et la naissance de la méthode psychanalytique et de ses règles.
Puis, FREUD découvre l’importance de la résistance, qui envoie à la conscience une " formation substitutive ", le refoulé camouflé, le symptôme. C’est la mise en forme de la " théorie de la répression ". Il constate que les éléments qui provoquent ces réactions sont des impressions à caractère sexuel.
" Vérité sexuelle et vérité inconsciente sont coextensives. Il n’y a d’inconscient qu’articulé au sexe et il n’y a réciproquement, de sexualité humaine qu’articulée avec l’inconscient " [25].
Ces idées sont inconcevables à l’époque, inacceptables pour BREUER, et provoquent la rupture entre les deux hommes.
" Chez BREUER, le rejet n’est pas commandé par une attitude théorique, mais par une répugnance morale et religieuse " [26]. BREUER est le fils d’un rabbin et contrairement à FREUD, il est resté très attaché aux valeurs religieuses de la tradition juive.
Ce qui liait les deux hommes, c’était qu’ils avaient fait leurs études de médecine avec le même " maître ", BRÜCKE. BREUER, plus âgé que FREUD, l’avait aidé financièrement afin qu’il puisse poursuivre ces études [27]. FREUD avait donc contracté une dette envers BREUER.
Ce fut pour Freud l’occasion d’en finir et d’ouvrir une nouvelle page de la psychanalyse, en même temps que le renforcement d’une nouvelle amitié avec Wilhelm FLIESS [28].
N’y aurait-il pas quelque chose de l’ordre d’une transmission dans le fait que FREUD ait nommée sa dernière fille (née sous le signe du renoncement à la sexualité [29]), Anna ? Elle deviendra psychanalyste et, comme Anna O., soignera son père, jusqu’à sa mort. Ne peut-on y voir là, le règlement de la dette de FREUD envers son ami BREUER ? Cette enfant qui s’inscrivait à une place qui lui préexistait dans l’histoire de ses parents était porteuse d’un sens qui, bien que lui échappant, laissa en elle des traces profondes.
Anna O. a passé sa vie à courir après un fantasme d’amour universel. Face à la défaillance du " maître ", BREUER, elle a résolu la question en l’incarnant et en faisant mieux que lui, devenant une " Helfer der Menschenheit " aide de l’humanité, comme l’a nommée l’Office des Postes et Télécommunications allemand.
a écrit :Cet article est extrait de Chantal BERNARD, « L’iNFIRMIERE DANS LA RELATION D’AIDE : Une pratique en quête de sens », Mémoire de Maîtrise des Sciences et Techniques - Hygiène & Santé Mentale, UFR de médecine - DUER de psychopathologie de l’Université Paris XII - Val de Marne.