par Corto » 04 Mars 2005, 20:59
ÉVALUATION, PIÈGE À… PSYCHIATRES
J-M H
Évaluer va de soi. Cette activité quasi automatique de l’être humain répond à une nécessité vitale. L’appréciation du danger conditionne la survie de l’espèce. Cependant, une fois connus et mesurés les risques que comporte une action, une part d’incertitude demeure toujours quant aux conséquences de celle-ci et il en va de la liberté et de la responsabilité du sujet de décider ou non de l’entreprendre et de tirer les bénéfices de son succès ou de payer le prix de son échec.
Une évaluation minutieuse, précise, rigoureuse, etc., conduit-elle toujours à un résultat fiable ? Il est certain que dans le champ des sciences dites exactes (physique, chimie…) et des techniques qui en découlent, la prédiction s’avère en général possible et la probabilité d’obtenir l’effet escompté extrêmement élevé, proche de 100 %. Cela a permis le progrès matériel que l’on connaît et dont nous tirons profit quotidiennement. La procédure qui a conduit à l’élaboration de ma voiture fait que je suis pratiquement certain de la faire démarrer en tournant la clef de contact et que si ce n’est pas le cas, le garagiste sera en mesure de déterminer l’origine de la panne et d’y apporter remède. Un accident de la circulation pourra être dû à une défaillance technique, mais le plus souvent il sera lié à une erreur humaine.
Et c’est bien à ce niveau que se situe la question qui nous préoccupe : l’être humain ne saurait être réduit à une machine programmable à volonté et nul ne peut assimiler un sujet à un autre sujet, c’est-à-dire faire disparaître la spécificité de chacun. Une voiture est sans doute identique, point par point, à une autre voiture de la même catégorie si le protocole qui a présidé à leur construction a été scrupuleusement respecté. Le comportement humain en revanche n’est heureusement pas – et ne sera jamais – prédictible avec certitude, n’en déplaise aux manipulateurs et dictateurs de tout crin.
C’est pourquoi, l’évaluation en matière de sciences humaines ne peut être que probabiliste, c’est-à-dire porter sur des groupes d’individus et non pas sur des sujets singuliers. C’est alors le passage du collectif à l’individuel qui sera problématique et ne pourra être automatique. Dans ce champ les expérimentations conduisent à dire par exemple que le nombre de rechutes sous placebo étant supérieur pour une population donnée au nombre de rechutes sous molécule active, il est donc préférable de poursuivre le traitement que de l’interrompre. Fort bien. Mais, qu’en est-il des sujets qui ne rechutent pas sous placebo ? Curieusement ceux-ci ne semblent pas intéresser nos chercheurs et sont passés sous silence. La « science » les ignore et l’adage selon lequel il vaut mieux mourir en étant traité selon les règles de la faculté que de guérir contre elles reste tristement d’actualité. Les données actuelles de la science qui doivent nous guider ne sont de fait que des probabilités, mais gare à qui s’en écarte même si les vérités d’aujourd’hui ne seront qu’erreurs demain.
C’est que l’évaluation, ne nous y trompons pas, a à voir avec le pouvoir ainsi que l’a très bien montré Michel Foucault. En ce sens, elle a – en sciences humaines et tout particulièrement en psychiatrie – cette spécificité de comporter une dimension éthique que ne lui connaissent pas avec une si profonde acuité les sciences exactes. Jadis le pouvoir était répressif, contraignant, négatif et son efficacité reposait sur la visibilité du souverain. De nos jours la source du pouvoir est invisible et ce sont les sujets qui soumis à une évaluation permanente sont conduits à se contrôler selon des normes auxquelles on donne le statut de vérités. Le sujet habitué à repérer toute anomalie dans sa propre conduite s’engage immédiatement dans des mesures correctives et devient ainsi son propre gardien. Cette forme de contrôle social est nettement plus économique que la précédente et ce type de pouvoir a des conséquences « positives » dans le sens où il devient modélisateur de la vie des individus qui ont de ce fait un rôle actif dans leur propre soumission. Toujours selon Michel Foucault, l’évaluation et le jugement normalisant ont remplacé le judiciaire et la torture comme mécanisme principal du contrôle social. C’est la société du regard toujours présent.
Un dernier point : évaluer consiste à déterminer la valeur des choses, des actes, des personnes… mais cette valeur n’est pas inhérente à l’objet évalué, elle ne pré-existe pas à l’évaluateur : c’est lui qui par son action l’attribue, en fonction d’une finalité qui lui est propre, aux choses, aux actes et aux personnes. Rappelez-vous « les vies sans valeur » auxquelles les nazis faisaient référence pour justifier leur barbarie. Le but, l’objectif de l’évaluation est donc indispensable à repérer et peut être masqué sous des intentions nobles. Un mien ami, professeur de sciences industrielles, me disait que sous le vocable qualité il fallait entendre rentabilité car telle était la raison d’être première des cellules ou des cercles de qualité dans les entreprises.
Alors, oui, nous continuerons d’évaluer puisqu’il ne peut y avoir de pratique sans évaluation. Mais, nous ne cesserons jamais de questionner les évaluateurs sur leurs intentions et nous resterons vigilants quant aux implications des résultats dont nous savons qu’ils sont par essence temporaires.
J.-M. H.