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Politique - Article paru
le 5 août 2009
Moi, Nous
Portrait de lutte (3/15). Rude Boy
Brut et spontané, Didier Bernard, pilier des Continental, sait faire tenir une lutte pendant trois mois et une crête pendant quinze jours. Pour lui, le punk n’est pas mort et la révolte non plus.
C’est l’autre forte tête des Conti. Pas le numéro deux, pas le lieutenant : plutôt le double inversé de Xavier Mathieu. Et s’il est un peu moins connu des journalistes que son tonitruant collègue, ce n’est pas parce qu’il est moins bruyant, c’est parce qu’il n’a pas de portable. « Comme ça, je suis peinard. » Xavier et Didier : les deux cégétistes ont d’ailleurs un côté duettistes. Ils se passent le relais et se partagent le boulot, la calme assurance de l’un compensant l’ébullition anxieuse de l’autre, et inversement. « Je suis un mec serein. Xavier, c’est un émotif. Pendant le conflit il ne dormait plus, il ne bouffait plus. Moi, je pionçais comme un bébé et j’ai encore pris du poids ! » se marre Didier. Une autre différence : « Xavier, il est direct. Il parle franco, que ça plaise ou non. Moi, je suis beaucoup plus diplomate. » Attention, il dit bien « diplomate ». Pas placide, pas tranquille, pas conciliant. Parce que bon, autant le dire tout de suite, Didier, il vaut mieux éviter de lui marcher sur les pieds. Qu’on soit patron ou syndicaliste, dans son camp ou chez l’ennemi, il sait recevoir si on le cherche.
Sa colère à fleur de peau tatouée, il a pourtant bien fallu qu’il la contienne pendant le plan social. « Franchement, au début, j’étais vraiment pas partisan de jouer les bons samaritains. C’était trop violent : le patron nous a foutu une claque qu’on n’a pas rendue, l’État s’est foutu de notre gueule et la justice nous a désavoués. » Mais malgré son envie de tout foutre en l’air, pas le choix : « Il fallait y aller mollo, jouer la montre, pour éviter de perdre des mecs en route. » Cette
capacité à rester groupés, sans cesse en AG, fut d’ailleurs la force des « Conti ». Mais là-dessus, Didier la joue modeste : « On a eu une succession de coups de bol quand même. Notre plus grosse chance, c’est que Continental a annoncé qu’il fermait le site d’un coup. La direction aurait pu faire ça en plusieurs vagues et cela aurait été une tout autre histoire. Mais là, on était tous dans le même sac, virés en bloc. Du coup, tous les collabos, les carriéristes, les fans de tuning, tous ceux qui n’avaient jamais bougé avant, ils se sont mobilisés avec nous. » Il insiste : « C’était pas gagné ! Les gens étaient loin d’être prêts. Faut pas oublier que dans leur tête les plans sociaux c’était comme les gagnants du Loto : ça n’arrive qu’aux autres. » L’autre « chance », c’est la médiatisation du conflit. « Pendant des semaines, on a eu des paraboles dans la cour de l’usine. Cela nous a énormément servi. Mais le seul truc qui m’est resté en travers de la gorge, c’est quand certains nous ont accusés d’être manipulés par l’extrême gauche. » En ligne de mire : Roland Szpirko, militant de LO et ancien syndicaliste à Chausson Creil, qui a conseillé les Conti tout au long du conflit. « Faut arrêter de délirer, il n’a jamais pris la parole en public et on nous a jamais demandé de rejoindre Lutte ouvrière », assure le cégétiste. Lui-même se sent plus proche du NPA.
Didier est arrivé chez Continental en 1986. Il avait vingt ans, un CAP de dessinateur industriel en poche et une crête sur le crâne. Son père était militant CGT, « un vrai rouge de chez PC » : le monde ouvrier, Didier connaissait déjà. Mais, à l’époque, son monde à lui c’était la planète punk. Ses valeurs « antiracistes, antifascistes », ses bastons avec les néonazis « qui ont récupéré le look skinhead » et qui éveillent encore dans son regard une lueur de haine. Et sa crête, donc. Cela a l’air anodin comme ça mais, il l’explique volontiers, porter une crête est un vrai sacerdoce. Presque un mode de vie en soi. « La mienne faisait 20 centimètres de haut, du début à la fin. Je passais une heure à la lever, avec des tonnes de laque à trois balles, et je la gardais pendant quinze jours. Du coup, pendant deux semaines je devais dormir sur le côté pour ne pas la bousiller », raconte-t-il, avec un sourire presque nostalgique. De ses jeunes années, il garde des convictions, un crâne rasé divisé par une bande de quelques millimètres et, surtout, une grande « collection de disques ska, punk et reggae ». Dans le tas : quelques incunables, « d’autres trucs qui ont surtout une valeur affective » et beaucoup de groupes inconnus du commun des mortels, aux noms délirants, genre Reich Orgasm ou Komintern Sect. Paradoxalement, c’est la musique qui a éloigné Didier de la marginalité. « Des potes qui vivaient en squat m’ont reproché d’avoir un travail, de gagner de l’argent. Mais moi je suis collectionneur, et pour ça il faut des sous. » Il bosse donc, dans cette énorme usine qu’est Continental Clairoix, et, avec le temps, double sa colère instinctive d’une connaissance concrète de l’exploitation. Progressivement, le jeune punk est devenu syndicaliste.
Le tournant a lieu en 1994. C’est l’année d’une grève dure, pour les salaires, où le site fut bloqué pendant trois semaines pour empêcher les camions de pneus de sortir, jusqu’à l’intervention, nocturne et musclée, des nervis de la direction. « J’avais adhéré d’entrée de jeu au comité de défense. Par la suite, il m’a semblé logique de continuer à mettre mes convictions en pratique. » Il prend sa carte à la CGT. En septembre 1994, il est élu délégué du personnel puis, rapidement, désigné délégué syndical. Depuis, il est partout, luttant pied à pied. Sa fierté : avoir été convoqué huit fois à des entretiens en vue d’un licenciement. « À chaque fois, je m’en suis sorti grâce à des soutiens, des pétitions et un dossier blindé. » Au cours de l’un de ces entretiens, il enfile une perruque multicolore et un nez de clown, histoire de se payer la tête de ses chefs. « Ils m’avaient convoqué pour une énième connerie. Après, les copains, morts de rire, m’ont fait une haie d’honneur. »
En ce moment Didier passe presque tous les jours sur le site déserté, pour soutenir la trentaine de salariés d’UTI, sous-traitant de Continental, qui n’ont plus de nouvelles de leur direction. Il est là, donne des coups de main. Mais, ça se sent, après plusieurs mois d’une lutte épique où les « Conti », symboles et victimes de la crise, ont occupé le haut de pavé, l’heure est bientôt venue de tourner la page. Cela fait déprimer Xavier, pas Didier. Mais les deux alter ego partagent la même certitude : « Après un tel conflit, on n’a aucune envie de se remettre à bosser en 3/8. C’est pas possible. » Pour eux, « Conti » et l’industrie, c’est fini.
Mehdi Fikri
(Oui mon commentaire est anecdotique comme l'article de l'Huma qui imite le style Libé. Ce n'est pas nouveau mais bon...)