A Fort Dix, le Pentagone prépare

Message par Louis » 18 Fév 2003, 23:17

Lu dans le Figaro

Fort Dix (New Jersey) : de notre envoyé spécial Jean-Jacques Mevel
[18 février 2003]

«Plus vous en apprendrez ici et moins nous aurons besoin de vous dorloter là-bas.» Là-bas, c'est l'Irak, même si le colonel Jay DeFrank se garde d'en prononcer le nom. Ici, c'est Fort Dix (New Jersey), camp de base militaire et tremplin du pont aérien vers le Moyen-Orient. Les marines y font la loi, au cas où la section de reporters venue s'initier au métier de correspondant de guerre viendrait à en douter. Le colonel insiste. «Pardonnez-moi cette banalité : le champ de bataille n'est pas un terrain de jeu pour les amateurs.»
Par – 10° C, entre deux casernes, le spectacle incongru de quatre escouades de journalistes s'époumonant à faire des «pompes» aux ordres d'un adjudant d'infanterie de marine vaut déjà son pesant de rations de combat. Privés de téléphone portable, d'ordinateur et de cigarettes, beaucoup ne tiendront pas les 35 minutes d'exercice réglementaires. Au bout de cinq nuits de chambrée et de réveil à 6 heures heure militaire, ils auront au moins appris à dire «oui» à l'unisson. Chez les marines, ce n'est ni «OK», ni même «Yes, sir». Mais un «Ouu-ah !» rugissant, aussi mâle que collectif.

Le stylo et l'épée ne font pas naturellement bon ménage. Le rendez-vous de Fort Dix est avant tout une affaire d'image et de communication : plus d'une génération après le désastre médiatique du Vietnam, le Pentagone a décidé d'emmener la presse dans son expédition irakienne, ce qu'il avait obstinément refusé de faire à la Grenade, au Koweït, en Somalie et en Afghanistan.

Pour les médias américains et étrangers – dont Le Figaro –, cela signifie que des dizaines, voire des centaines d'envoyés spéciaux vont se retrouver près du front, sinon en première ligne, sous la houlette des militaires. Le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur doit sentir la différence. La guerre du Golfe numéro un, c'était les briefings d'état-major du général Norman Schwarzkopf et les images, captées à 10 000 pieds, des bombes «intelligentes» et autres frappes «chirurgicales». L'épisode numéro deux, ce serait la guerre en direct, au ras des chenilles, des brancards et des caisses de munitions. Hollywood a préparé le terrain, avec Le Soldat Ryan et La Chute du faucon noir.

Cette fois, jure le Pentagone, la presse sera aux premières loges. Elle aura la liberté de décrire tous les aspects de la guerre, les bons et les mauvais, les percées réussies comme les erreurs de tir, les victimes civiles comme le courage des hommes au feu. «Tout cela mijote depuis le Vietnam, mais c'est le 11 septembre qui a tout changé, explique le général Ronald Rand, l'un des architectes du retournement. Les images de Manhattan attaqué ont montré le pouvoir de la presse, l'émotion, la faiblesse humaines, le ralliement au drapeau. En Irak, les reporters seront avec nous, les premiers partout, jusqu'à Bagdad.»

La méthode, c'est l'«incrustation» de journalistes (embedment) dans autant d'unités combattantes, du début jusqu'à la fin des opérations. Le Pentagone laisse croire qu'il va renouer, après plus d'un demi-siècle, avec la tradition des correspondants de guerre, celle de Robert Cappa esquivant les balles du Débarquement le Leica à la main, celle d'Ernest Hemingway faisant le coup de feu contre les Waffen SS sur le chemin de Paris.

Cette semaine, les «incrustés» de l'an 2003 ont commencé de recevoir leur feuille de route. Ils ne porteront pas la tenue de combat, bien qu'un équipement de couleur neutre soit recommandé. En première ligne, l'art du journaliste consiste à être camouflé sans avoir l'apparence d'un militaire. «En fait, insiste l'instructeur des marines, il s'agit pour vous de ne pas trop attirer l'attention sur nous.» Les armes à feu sont interdites, tout comme l'alcool, les psychotropes sans ordonnance et les magazines «à contenu sexuel explicite».

Pour des recrues de tous sexes et de tous âges, le stage du New Jersey, c'était en même temps les trois jours et les classes. Au bout de l'exercice, les instructeurs n'ont pas trouvé la presse «en trop mauvaise forme». L'état-major, lui, engage un pari médiatique qu'il n'a pas le droit de rater : le regard du public est en jeu sur l'expédition la plus risquée du président Bush. Le général Christopher Kelly, commandant de la base, résume une philosophie utilitaire : «L'objectif n'est pas de vous transformer en soldats. Mais d'inculquer les rudiments qui permettent de s'en sortir et d'offrir de bons reportages aux Américains.»

En une petite semaine, la section «presse» de Fort Dix a donc appris à embarquer dans un hélicoptère tête baissée. A sortir du bon côté d'un transport de troupe pris en embuscade. A éviter Betty-la-sauteuse, la mine perverse qui vous coupe en deux à hauteur de la ceinture. A distinguer le staccato sourd du fusil M 16 américain de la rafale de kalachnikov. Quand ça chauffe vraiment, observe le sergent Buitendorp, expert du champ de bataille, «vous devez vous débrouiller tout seul». L'impératif de survie consiste aussi à passer le masque à gaz sous le casque en 9 secondes et à panser le pneumothorax d'un camarade blessé sans attendre les secours.

Cinq jours de cohabitation montrent aussi les militaires du terrain moins enthousiastes que l'état-major à promener des voyeurs désarmés sur la ligne de front. Pour des guerriers surentraînés, le journaliste est un lest à peine intelligent. «Je crains que ce ne soit un danger pour mes hommes, dit un sous-officier sous couvert d'anonymat. Vous vous entraînez peut-être, mais moi je n'ai pas été formé à manoeuvrer avec des civils. Si la consigne vient de haut, évidemment, je n'aurai pas le choix.»

Dans la presse américaine, fière de son indépendance, l'intérêt n'est pas non plus sans réserve. L'état-major promet qu'il n'y aura pas de censure, mais tout chef d'unité aura droit de regard sur le texte, le son et les images diffusés de son créneau, afin, dit-on, de préserver le secret des opérations militaires. Le Pentagone se réserve aussi la possibilité d'écarter, à discrétion, un reporter gênant «à tout moment, pour tout motif».

Aux yeux des journalistes, le soupçon reste aussi à laver. En janvier 1991, à l'approche d'un autre ultimatum contre Saddam Hussein, le secrétaire à la Défense Dick Cheney avait offert à la presse d'intégrer un nombre limité d'unités, dans des «pools avancés». S'agissait-il d'une manoeuvre visant à calmer les éditeurs de journaux et à mettre la bride sur leurs envoyés spéciaux ? Ou d'un plan d'intoxication compliqué, destiné à duper l'ennemi irakien sur les plans d'attaque alliés ? Au bout du compte, la libération du Koweït fut menée avec d'autres troupes, c'est-à-dire pour l'essentiel sans la presse.

Le précédent vietnamien, qui vit les journalistes faire de l'hélico-stop en toute liberté d'un poste à l'autre de l'US Army, montre aussi les limites d'une politique d'ouverture. Le GI sur le qui-vive, filmé en gros plan dans l'embuscade, suscitait à coup sûr la sympathie du téléspectateur américain. Trente-cinq ans plus tard, le Pentagone parie sans doute sur le retour de ce portrait-là. Le problème est que la bienveillance du public ne s'étendit jamais aux généraux et aux hommes politiques qui dictaient l'offensive. A l'époque, il est vrai, on n'osait pas parler de «guerre juste».

Pour la nouvelle formule, les chaînes d'information continue sont les plus demandeuses : elles ne se nourrissent que d'images prises sur le vif. Personne n'a oublié que la guerre de 1991 a fait la fortune américaine de CNN, aux dépens des réseaux traditionnels. Les images glauques de Bagdad bombardée dans la nuit du 17 janvier restent fixées dans les mémoires.

Cette année, l'usine d'Atlanta prévoit d'avoir 250 personnes sur le terrain, pour le déclenchement des hostilités. Forte de son expérience internationale, elle veut aussi solder les comptes avec ses concurrentes les plus insolentes, Fox News Channel et MsNBC, jugées meilleures sur l'actualité de politique intérieure.

La mobilisation est également générale chez les trois vieilles soeurs du réseau hertzien, ABC, NBC et surtout CBS. Au premier coup de feu, la chaîne de Dan Rather prévoit de bousculer ses programmes pour une couverture ininterrompue – de 24 à 72 heures sans publicité – à l'exemple du 11 septembre. S'il s'agit de produire un spectacle, le Pentagone a sans doute visé juste.
Louis
 
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