L'islamisme gagnera-t-il la bataille de l'Europe

Message par Valiere » 03 Nov 2004, 11:42

a écrit :
par Gilles Kepel

LE MONDE | 01.11.04 | 14h07

Venant à Paris plaider la cause de l'intégration de la Turquie à l'Europe, M. Erdogan fit savoir que ses deux filles, dûment voilées, étudiaient aux Etats-Unis, faute de pouvoir se présenter à l'université turque, où la laïcité héritée d'Atatürk prohibe le port du hidjab. Au même moment, le président de l'Union des organisations islamiques de France déclarait que son mouvement ne se sentait plus lié par la trêve consécutive à l'enlèvement de Christian Chesnot et Georges Malbrunot en Irak. La guerre scolaire - version islamiste - était rallumée avec le passage en conseil de discipline des premières parmi les 70 élèves voilées irréductibles des collèges et lycées.

La coïncidence de ces deux événements jette une lumière crue sur l'imbroglio dans lequel est pris le devenir des populations d'origine musulmane en Europe. Qu'il s'agisse de la dizaine de millions de citoyens des Etats de l'Union, descendants d'immigrés du Maghreb, d'Afrique, de Turquie et du sous-continent indien, ou des 70 millions de Turcs, le jour où leur pays rejoindrait l'Europe. Elle inscrit ce devenir au croisement d'enjeux de politique intérieure et de civilisation qui déterminent l'évolution de l'islam.

L'européanisation de cette religion est-elle porteuse d'un aggiornamento à valeur exemplaire pour le reste du monde ? Ou bien est-elle l'occasion pour les militants islamistes et salafistes d'établir les têtes de pont d'un prosélytisme qui, à en croire les plus exaltés, assurerait la troisième - et victorieuse - expansion islamique sur le sol européen après l'échec sanctionné par la Reconquista espagnole au XVe siècle et la défaite ottomane au siège de Vienne en 1683 ?

Deux événements dramatiques portent ce dilemme au paroxysme : l'attentat de Madrid et la mobilisation des Français d'origine musulmane en faveur des deux journalistes. Le premier a été perpétré, avec l'appui logistique de "professionnels" du réseau Al-Qaida, par de jeunes immigrés marocains. A côté des marginalisés et des délinquants qui sont la proie usuelle des prédicateurs salafistes-djihadistes, on comptait aussi des individus socialement intégrés, comme l'était Mohammed Atta, étudiant appliqué à Hambourg et chef des terroristes du 11-Septembre.

L'émergence de ces personnalités schizophrènes transfigurées par l'islamisme radical en assassins de masse ne concerne que quelques individus. Mais, par-delà les centaines de morts qu'ils causent, leur impact est dévastateur sur le devenir d'un islam européen pris en otage. Au-delà de la capacité des affidés de Ben Laden de changer le résultat du scrutin ou d'obtenir le retrait d'Irak de l'armée de Madrid, on trouve cette certitude que l'Espagne est "terre d'islam" depuis l'Andalousie musulmane, et que le djihad y est licite contre les "occupants". Dans cette logique, le 11-Mars n'est que la première bataille d'une Reconquista à l'envers, dont l'Europe est l'horizon.

Face à cela s'inscrit la mobilisation des Français d'origine ou de confession musulmane - quelle que soit leur foi ou incroyance, dont la République, au contraire des Etats islamiques, leur donne la liberté - en soutien aux journalistes menacés de mort par d'autres salafistes-djihadistes si la loi sur la laïcité à l'école n'était pas retirée. On s'interroge souvent sur l'incapacité des musulmans non islamistes à se faire entendre. En l'occurrence, elle s'est exprimée avec force et a eu un effet remarquable sur les sociétés du Moyen-Orient, où les preneurs d'otages, mis en porte-à-faux, ont dû renoncer à exécuter leur menace.

La plupart de nos concitoyens d'origine musulmane, lorsqu'ils ont le sentiment d'une insertion satisfaisante dans leur environnement politique, social, économique ou culturel, n'éprouvent pas davantage la nécessité de faire de leur confession un étendard identitaire que la majorité de leurs compatriotes d'origine catholique, juive ou protestante. Cela laisse le champ libre aux entrepreneurs religieux radicaux pour investir le tissu d'associations culturelles ou communautaires dont ils se proclament les représentants, un phénomène qui ne se limite pas à l'islam.

Cette réaction massive au chantage exprime aussi le refus d'une "société civile d'origine musulmane" de se voir représentée par les courants issus des Frères musulmans. Ceux-ci, à travers leur prépondérance dans le CFCM, dessinent jour après jour les contours confessionnels d'une fragmentation de la société française en communautés figées dans des identités religieuses défensives. Ils attisent les braises de l'affaire du voile, bannière identitaire par excellence de cette fragmentation.

Tant que les grands partis français refuseront de présenter en position éligible aux élections législatives, socle de la représentation nationale, des candidats au patronyme musulman - sans que ceux-ci aient vocation à être "députés des beurs" plus que les élus d'origine juive sont "députés des feujs" ou leurs collègues d'origine catholique ceux "des Gaulois"-, la représentation nationale sera biaisée et les islamistes auront beau jeu.

En ce domaine, la France républicaine et assimilatrice a un retard paradoxal sur l'Allemagne et sur le Royaume-Uni. L'enjeu n'est pourtant pas mince : il s'agit de la capacité de l'Europe à démontrer au monde islamique que ses citoyens d'origine musulmane sont la première génération à participer à une société démocratique dont les bienfaits sont interdits à l'immense majorité des parents demeurés au pays. Chacun au Maghreb, en Afrique, au Pakistan, en Turquie, a un cousin à Marseille, Birmingham, Düsseldorf ou Barcelone.

On a l'attention fixée sur le devenir de ce membre de la famille, qui participe de plain-pied à l'aggiornamento de la civilisation musulmane tandis qu'on vit cela au bled par procuration, à travers la télévision par satellite, Internet, et leurs effets de distorsion. Cette dimension exemplaire reste aussi trop fréquemment obérée par les difficultés de l'ascension sociale des jeunes issus des dernières générations immigrées.

Ce malaise est un terrain de prédilection pour les islamistes. Ils s'emploient à retourner le découragement en rejet de la société "impie"et en réification identitaire défensive qui se projette dans une Umma - communauté des croyants - dont le mécanisme n'est pas sans rappeler l'internationalisme prolétarien d'antan. On s'étonnera peu que les survivants du communisme et du gauchisme aient contracté, au sein du Forum social européen comme dans des associations de banlieue, une alliance avec les hérauts du port du voile. Le dynamisme militant de ces derniers transforme les premiers en "compagnons de route" et met crûment en lumière leur panne de projet.

Cette bataille qui se déroule autour du devenir des musulmans en Europe, et où la conquête des médias est un enjeu de pouvoir crucial car il s'agit aussi d'un combat d'images, se joue avec force autour de la question turque. D'un côté, l'effet d'attraction de l'Europe a contraint le parti AKP au pouvoir - dont beaucoup de membres sont issus des Frères musulmans - à dissoudre dans le creuset démocratique de Bruxelles l'idéologie islamiste qui faisait décrire à M. Erbakan - la figure tutélaire de l'islamisme turc - l'Europe comme un "club judéo-chrétien" auquel il opposait un "M8" regroupant les grands pays musulmans.

Ce facteur est dû à la pression de l'électorat de l'AKP, des classes montantes pieuses anatoliennes désireuses de faire les concessions nécessaires pour se fondre dans la prospérité européenne, comme au tropisme européen ancien des élites laïques. Celles-ci sont en grand nombre européennes "de souche", car issues de la Roumélie (ancienne partie européenne de l'Empire ottoman) et installées en Turquie à l'occasion des échanges de population des années 1920.

L'intégration européenne est par ailleurs, selon une ironique logique à fronts renversés, l'occasion pour les islamistes turcs de lutter contre la laïcité issue d'Atatürk. Ils utilisent les libertés européennes pour rendre licite puis promouvoir, par exemple, le port du voile à l'université turque, tout en apportant leur appui aux Frères musulmans et salafistes européens qui luttent pour le voile à l'école.

Comme toutes les batailles politiques, celle qui concerne l'islam et l'Europe ne verra pas les différents protagonistes comme le dit le proverbe arabe - "sortir du hammam comme ils y sont entrés". Mais encore en faut-il poser les enjeux d'une manière claire, afin que chacun sache comment se définir et à qui s'identifier.

par Gilles Kepel

Gilles Kepel est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris (chaire Moyen-Orient Méditerranée).

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.11.04
Valiere
 
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