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Comprendre Vladimir Poutine
LE MONDE | 24.09.04 | 14h10
Le déferlement des sentiments anti-Poutine à l'extérieur de la Russie et en particulier en France, à l'occasion de la tragédie de Beslan, est largement vécu par les Russes eux-mêmes comme une manifestation d'hostilité à leur pays. Notre attitude constitue un "fait social" - comme disait Emile Durkheim - dont il importe d'analyser la signification et de tirer les conséquences.
A l'évidence, la gestion de la crise par les autorités a été déplorable. Elle est fondamentalement une manifestation de deux phénomènes historiques complémentaires. Le premier est la brutalité de la culture militaire russe. Le second est la désorganisation et la démoralisation de la sphère militaire, au sens large, depuis la chute de l'Union soviétique. Au début du XIXe siècle, Clausewitz, sociologue autant que philosophe et stratège, observait que les forces armées d'un pays étaient à son image. Or la Russie, héritière de l'Union soviétique, est malade. Il nous fallait beaucoup d'aveuglement et une bonne dose de naïveté pour nous imaginer qu'à la suite de l'événement géopolitique colossal que fut l'effondrement soudain de l'URSS une démocratie de type occidental allait aussitôt s'installer sur les décombres de l'empire. Plus généralement, le système politico-économique russe actuel - comparable au clientélisme traditionnel de l'Amérique latine plutôt qu'à une forme de néototalitarisme communiste - est le produit d'une longue histoire. Les mêmes causes expliquent aussi les méthodes et les comportements détestables de l'ex-armée rouge dans la guerre tchétchène.
Pour changer les choses dans ce domaine, il faudra du temps, et peut-être une aide occidentale, ne serait-ce que pour apprendre les meilleures techniques de maintien de l'ordre. Mais une telle aide ne serait toutefois pas acceptée en l'absence d'un certain climat de confiance. En tout cas, opposer le "méchant Poutine" au "bon Eltsine" est un pas qu'un esprit objectif ne devrait pas franchir. La réelle popularité de Vladimir Poutine, au moins jusqu'à sa réélection, était fondée sur une image d'homme fort : dans leur immense majorité, les Russes (je parle bien entendu de ceux qui vivent en Russie) aspirent à la stabilité. C'était l'homme d'apparence calme et forte qu'ils admiraient en Poutine, après avoir associé son prédécesseur à la "chienlit", pour reprendre le mot fameux du général de Gaulle. Ce que le carnage de Beslan a révélé n'est pas un excès de force mais un excès de faiblesse.
Les réactions médiatiques occidentales donnent aussi l'impression que la racine du mal serait l'"autisme" de Poutine dans l'affaire tchétchène. Ce point appelle plusieurs remarques. Tout d'abord, l'histoire de la formation territoriale de la Russie explique son caractère fondamentalement multiethnique. Cette histoire est différente de celle des Etats de la périphérie de la plaque eurasiatique, en particulier celle de leurs empires coloniaux maritimes. L'expansion continentale vers le Caucase commença dès le XVIe siècle. L'intégration complète de la Tchétchénie dans la Russie intervint dès 1860. Dans la première moitié du XXe siècle, au nom du socialisme scientifique, Lénine et Staline accrurent par la force le mélange des ethnies, pour mieux jouer les unes contre les autres.
De l'extérieur il est facile, aujourd'hui, de prescrire aux Russes la mise en œuvre d'une "solution politique" au Caucase. L'autonomie interne accordée aux Tchétchènes après la première guerre n'a rien réglé. L'indépendance pure et simple serait-elle la panacée ? Mais il n'existe aucun courant politique significatif en Russie pour accepter la poursuite du détricotage de la Fédération, dont l'unité repose par ailleurs sur des bases légales solides du point de vue du droit international. Ce sont les mêmes bases que pour les pays européens, lesquels ne sont pas tous dépourvus de menaces sécessionnistes appuyées sur la violence.
BONNES PAROLES
Au-delà de ce fait incontestable, la quasi-totalité de l'establishment politique et sécuritaire de la Russie (qu'il est caricatural de réduire à Poutine) estime qu'en cas d'indépendance les extrémistes islamistes s'empareraient du pouvoir. Dans ces conditions, la contagion s'étendrait à toute la région et au-delà, en multipliant les foyers de terrorisme international. Avons-nous des arguments suffisamment solides à opposer à ces craintes ? Il faut écouter les opposants, lorsqu'ils ne sont pas des terroristes avérés, mais devons-nous pour autant prendre leurs arguments pour argent comptant ? Suffit-il d'accuser Moscou de toutes les turpitudes pour avoir raison ? Surtout, disposons-nous d'une expertise suffisante pour affirmer qu'un pays comme la Tchétchénie, dont l'histoire est dominée par la violence et le banditisme, puisse devenir, mieux que la Russie elle-même, et du seul fait de l'indépendance, une démocratie bien tempérée, sous la houlette de Chamil Bassaïev, l'auteur de la prise d'otages de Beslan, ou même d'un leader "modéré" comme Aslan Maskhadov, dont, somme toute, nous ne connaissons pas grand-chose ? Ayons la modestie de reconnaître l'étroitesse de notre compétence et de notre marge d'action dans cette région du monde.
Une chose est sûre : bien qu'en progrès sur ce plan comme sur d'autres, la Russie postsoviétique souffre d'une économie traumatisée, fondée sur des rentes (pétrole, matières premières) dont se sont emparés, à l'époque de Boris Eltsine, quelques poignées de jeunes gens habiles et parfois sans scrupules. Ce dont les pays du Caucase ont le plus besoin, c'est d'investissements économiques. Dans le meilleur des cas, il faudra au moins une génération pour y amorcer la reconstruction. A supposer, par un heureux coup du destin, que les pays concernés acquièrent leur indépendance dans des conditions paisibles, imagine-t-on sérieusement qu'au-delà des bonnes paroles la "communauté internationale" serait disposée à financer massivement la modernisation et la moralisation du Caucase ?
Dans le déchaînement de passions auquel nous avons assisté, on a vu un amalgame s'opérer entre Bush, Sharon et Poutine, alors que les situations auxquelles ces trois dirigeants ont affaire sont très différentes. Il est vrai que, dans les trois cas, les politiques mises en œuvre par les dirigeants ont accru la haine et donc la tendance au terrorisme, et renforcé le cercle vicieux de la violence. Aucun d'entre eux ne relève pour autant d'une solution miracle. Je pense que le plus complexe est le problème des Russes, parce qu'il s'agit, dans un sens historique très fort, d'une affaire intérieure profondément enracinée dans le temps. De rares commentateurs ont souligné la confusion de l'Occident dans ce contexte dramatique. Je faisais partie de la trentaine d'experts, américains, britanniques, français et allemands reçus pendant trois heures et demie par Vladimir Poutine à Moscou, le lundi 6 septembre.
CHOIX PRO-OCCIDENTAL
Les articles publiés au sujet de cet entretien n'en ont pas souligné un aspect essentiel : dans l'état actuel des choses, la Russie reste fidèle à son choix pro-occidental, et entend maintenir l'orientation libérale des réformes économiques. Ce dernier point est important, à cause de l'affaire Ioukos. Mais je crois que cette ouverture serait remise en cause si l'establishment russe continuait d'avoir le sentiment que l'Occident joue la décomposition du pays. Voulons-nous cela ?
Nous pouvons déplorer que la "démocratisation" de la Russie aille trop lentement et même craindre un retour, non pas au totalitarisme, mais à l'autoritarisme. Nous avons le droit et même le devoir de critiquer Poutine - dont les dernières initiatives institutionnelles sont effectivement inquiétantes - comme n'importe quel responsable politique. Mais nous avons aussi le devoir de chercher à comprendre le point de vue des autres, de respecter les peuples meurtris par l'histoire, et de prendre garde à ne pas les blesser davantage par nos propres débordements idéologiques. Il ne s'agit pas seulement de bonne morale, mais aussi de bonne politique.
Thierry de Montbrial pour Le Monde
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.09.04