a écrit :Le travail de la peur pour les inspecteurs
La mort de deux de leurs collègues a révélé un malaise grandissant chez ces fonctionnaires, en grève aujourd'hui pour plus de moyens.
Par Muriel GREMILLET
jeudi 16 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
la colère n'est pas retombée. Le 2 septembre, deux inspecteurs du travail, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, étaient tués à coups de fusil par un agriculteur alors qu'ils s'étaient rendus dans son exploitation à Saussignac, en Dordogne, pour contrôler les contrats de travail des saisonniers. Le crime a réveillé un corps de fonctionnaires qui se sentent méprisés et peu soutenus par leurs ministères de tutelle. Six syndicats CGT, FO, Snutef (FSU), SUD travail, Unsa et Syntef-CFDT appellent à une grève aujourd'hui, en mémoire de leurs collègues, mais aussi pour demander «un renforcement très important de leurs moyens». Des rassemblements sont prévus à Paris et en régions.
Mais la question des moyens est presque secondaire. Il s'agit plutôt de ne pas faire retomber dans l'ombre leurs difficultés. Pour bon nombre d'inspecteurs et de contrôleurs du travail, l'assassinat des deux fonctionnaires est tragiquement logique dans un climat «antifonctionnaire et antidroit du travail». Tous décrivent des entrepreneurs «décomplexés», selon les termes de Philippe, contrôleur en Lorraine (lire ci-contre). «Avant de dire bonjour, certains vous disent "Vous faites chier", raconte-il. Après ça, c'est assez dur de mener sereinement un contrôle.» De «gardiens de l'ordre social», les inspecteurs ont l'impression d'être devenus des «empêcheurs de travailler». «Quand j'ai commencé à travailler, il y a dix-sept ans, le contrôle par l'inspection du travail était vécu comme une contrainte légitime, explique Dominique, inspecteur dans le Jura. Aujourd'hui, notre travail est vécu comme une vexation.» Une vexation dans un contexte où les employeurs se sentent maîtres du jeu, à cause du chômage de masse.
«Les employeurs nous font le coup du chantage au chômage, voire à la délocalisation, raconte Sylvie, qui a huit ans d'ancienneté. Ça résonne dans votre tête au moment de rédiger un PV et de demander des sanctions.» Sans compter que les sanctions mettent parfois des années à aboutir. «Le temps que les décisions de justice tombent, vous avez l'occasion de vous représenter dix fois dans l'entreprise, poursuit Sylvie. Il y a un sentiment d'impunité qui monte.»
«Pires infractions». Le secteur agricole (l'une des trois branches de l'inspection du travail), l'industrie de la maroquinerie ou de la confection sont réputés pour être des secteurs où faire respecter le droit du travail est dur. «Notre tâche est encore plus compliquée dans les PME, là où il n'y a pas de syndicat, explique Martine Devilleres de SUD travail. C'est généralement dans ce désert syndical qu'on trouve les pires infractions.» Heures supplémentaires non payées, travail dissimulé, conditions de travail moyenâgeuses, harcèlement: autant d'atteintes que les salariés n'osent même plus dénoncer. «Ils ont peur de perdre leur boulot et, quand vous passez en contrôle, ils vous glissent en douce qu'ils viendront aux permanences», poursuit Martine Devilleres. Et les agents encaissent, sans soutien psychologique.
Les inspecteurs dénoncent des attaques qui viennent de toutes parts. Un patronat qui appelle à des simplifications du code du travail. Des parlementaires ultralibéraux derrière Alain Madelin qui déposent à l'été 2003 une proposition de loi pour réformer l'inspection du travail en limitant ses missions. Des évolutions sur les contrats de travail... Au Medef pourtant, on calme le jeu, avec un discours bien rodé : «Nous sommes pour le dialogue social, les lois existent, l'inspection du travail existe, nous les respectons. On peut cependant demander une simplification des lois», explique un porte-parole. Il pointe un «procès simpliste». «Pour un employeur, un inspecteur est un corps étranger, assure Jean-Claude Ducatte, du cabinet de conseil aux entreprises Epsy. L'inspecteur met en cause le pouvoir du chef d'entreprise.» Le consultant souligne aussi «l'instrumentalisation des inspecteurs du travail par les organisations syndicales». «On les envoie dans les entreprises pour se payer le patron, forcément ça les met dans une position difficile.» Des positions si difficiles que, depuis le début du mois, les agressions remontent à la surface: des agents molestés dans leurs bureaux dans l'Yonne à celui qui découvre un couteau planté dans la porte qu'il vient de refermer pendant un contrôle.
«Drames à venir». A l'Institut national du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, l'école près de Lyon où sont formés les inspecteurs et les contrôleurs du travail, on réfléchit à modifier la formation des élèves. La mort des deux fonctionnaires a remué les étudiants. Et les modules de gestion des situations difficiles ou les sessions de jeux de rôles pour apprendre à intervenir pendant un conflit ne sont peut-être plus suffisants pour les envoyer sur le terrain. «Ce meurtre, ce n'est pas un simple fait divers, dit une responsable de l'école. J'ai bien peur que ce soit le signe avant-coureur de difficultés et de drames à venir.»
a écrit :Emploi. Philippe Contrôleur du travail en Lorraine
«Dans les transports, on a des problèmes à faire respecter la loi»
Par Muriel GREMILLET
jeudi 16 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
«Dans le transport routier, on ne rigole pas tous les jours. Les employeurs sont décomplexés. Ils disent : "On crée de l'emploi, ne venez pas nous emmerder." Le secteur est dur, on a eu beaucoup de problèmes à faire respecter la durée du travail. Dans certaines régions, les fonctionnaires se font escorter par les gendarmes pour relever les tachygraphes [appareils enregistreurs de la vitesse, ndlr]. Le gouvernement a beau afficher une priorité nationale à la lutte contre l'insécurité routière, sur le terrain on sent bien que beaucoup d'entreprises s'en fichent. Dans les transports, tout s'est durci aussi à cause des donneurs d'ordres et des entreprises qui fonctionnent au "juste à temps", sans stock. Résultat, ce sont les routiers qui encaissent et se débrouillent pour aller vite pour éviter des ruptures de production. Et ceux qui viennent se plaindre sont rares et passent vite pour des parias.»
a écrit :Emploi. Francine*Inspectrice en Ile-de-France
«Je ne suis ni formée, ni payée pour risquer ma peau»
Par Muriel GREMILLET
jeudi 16 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
«La mort de nos deux collègues a été un coup dur. On s'est sentis abandonnés, il n'y a rien eu dans les médias, on a trouvé que les ministres ont mis du temps à monter au créneau. L'indignation n'est pas retombée. Quand un flic meurt, le gouvernement sait mobiliser l'opinion. Quand ce sont deux inspecteurs qui sont abattus, la réponse est un peu molle. Moi, je ne me sens pas d'aller travailler en gilet pare-balles, je ne suis ni formée, ni payée pour risquer ma peau. On souffre tous de l'agressivité et, quand il faut aller faire des constats d'accident du travail mortel, personne ne nous aide. On reste avec des images terribles en tête, de types fracassés en bas des échafaudages. Demain (aujourd'hui, ndlr), j'irai manifester habillée en noir, pour que les gens comprennent nos difficultés et pour qu'on n'oublie pas mes collègues.»
a écrit :Emploi. Jukka Takala de l'Organisation internationale du travail:
«L'inspection est mal vue par les gouvernements»
Par Christian LOSSON
jeudi 16 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
le Finlandais Jukka Takala est directeur du Programme focal sur la sécurité et la santé au travail et sur l'environnement (SafeWork) au sein de l'Organisation internationale du travail (OIT).
Le meurtre de deux inspecteurs du travail en France n'est-il qu'un fait divers ou relève-t-il du fait de société ?
Ce double meurtre fait suite à un triple assassinat d'inspecteurs au Brésil en janvier. Il n'y a, en apparence, pas de lien mécanique entre les deux. Au Brésil, les inspecteurs prennent de plus en plus de risques et visitent des lieux où ils n'étaient jamais allés, où la violence et les violations sont quotidiennes. En France, les meurtres se sont produits dans l'agriculture, l'un des trois secteurs les plus dangereux pour les travailleurs, avec les mines et le bâtiment. Les conditions de travail des inspecteurs sont de plus en plus stressantes, délicates. Leur job est à l'image de ce qu'on demande aujourd'hui aux salariés: produire toujours plus avec toujours moins de ressources humaines...
Les dérégulations entraînées par la mondialisation rendent-elles plus difficile le rôle des inspecteurs du travail ?
La mondialisation entraîne un nivellement par le bas du droit du travail. Et favorise un climat d'impunité des infractions. Une culture antiréglementation se développe. Elle est portée par les vagues de déréglementations, les coups de boutoir pour «alléger» les codes du travail, les politiques «d'assouplissement» des marchés du travail. Résultat: les dérégulations internationales ou nationales rejaillissent sur ceux chargés de faire respecter les règles. Le moins-disant social planétaire frappe les gardiens des lois...
D'où une dévalorisation de l'inspection ?
Son prestige s'affaiblit, car, à l'inverse de la sécurité physique assurée par les policiers, la sécurité économique n'est plus une priorité. Les inspecteurs ne se sentent plus vraiment appuyés par les politiques, ils ressentent de plus en plus de défiance des responsables d'entreprises. Les contrôles sont perçus comme un trouble, un élément gênant dans un univers ultraconcurrentiel où, pour les plus radicaux, le marché du travail devrait être libéré de toute contrainte légale.
Ce phénomène s'observe-t-il partout sur la planète ?
Dans l'ensemble oui. Même si certains grands pays émergents ont compris qu'il leur fallait «moraliser» le monde du travail pour ne pas trop s'exposer au risque de boycott des consommateurs des pays du Nord. Mais l'inspection du travail est plutôt mal vue par les gouvernements. Beaucoup nous disent qu'ils ont de plus en plus de mal à recruter des gens vraiment qualifiés, motivés. Mais les budgets alloués à l'inspection sont souvent les premiers frappés par les coupes ! En Europe du Nord, pourtant la plus en pointe dans les contrôles, on assiste à une baisse chronique de 1 à 2 % d'inspecteurs par an! Dans l'UE, les accidents du travail diminuent, même si, mondialement, ils font plus de morts que les guerres : 1,2 million par an, 3 000 par jour... Mais les atteintes à un travail décent se multiplient au nom, souvent, du droit à la liberté d'entreprendre.
Les inspecteurs du travail sont-ils un des thermomètres du rapport au travail ?
Oui, assurément. A travers leurs conditions de travail, leur marge de manoeuvre, leur champ d'application, la justiciabilité des infractions qu'ils relèvent, ils racontent à leurs manières l'état des relations sociales d'un pays.
a écrit :Emploi
A savoir
jeudi 16 septembre 2004 (Liberation - 06:00)
Inspecteurs et contrôleurs
La France compte 872 contrôleurs du travail, 431 inspecteurs et environ 700 agents administratifs pour accueillir et renseigner les salariés. Selon les syndicats, c'est moins d'agents que pour contrôler la redevance audiovisuelle. 15 millions de salariés français travaillent dans le secteur privé.
Pouvoirs
Les pouvoirs des contrôleurs et des inspecteurs sont listés dans le code du travail. Ils peuvent demander à l'extrême en référé la fermeture d'une entreprise si, par exemple, les conditions de sécurité au travail ne sont pas respectées. La procédure est rarement utilisée. En fait, les fonctionnaires laissent aux entreprises du temps pour se mettre en règle.
Missions
Les contrôleurs et inspecteurs s'occupent du temps de travail, des salaires, des conditions de travail, de l'application du code du travail et des conventions collectives. Ils ont le droit d'entrer librement dans les entreprises. Ils ont aussi des missions en matière de santé et de sécurité des salariés, et interviennent dans la lutte contre le travail dissimulé.
2750 euros
Selon SUD travail, c'est ce que gagne un inspecteur avec dix ans d'ancienneté. Après vingt ans de carrière, il peut espérer un traitement de 3400 euros. Les élèves, durant leur formation de 18 mois, sont rémunérés à hauteur de 1500 euros.
En 1841
L'ancêtre de l'inspection du travail est créée en 1841. Une poignée d'anciens fonctionnaires ou de chefs d'entreprise veillent à titre bénévole au respect de la loi sur le travail des enfants: des journées de huit heures pour les 8-12 ans. En 1892, un corps officiel, recruté par concours, voit le jour. En 1975, le corps devient interministériel et dépend du Travail, de l'Agriculture et des Transports.