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En Argentine, le boom du soja transgénique fait renaître les campagnes et provoque une ruée sur les terres
LE MONDE
reportage L'oléagineux est devenu la poule aux œufs d'or
Firmat (province de santa fe) de notre envoyée spéciale
D'immenses sacs en plastique blanc scintillent sous le soleil de l'hiver austral et parsèment de manière insolite des champs qui s'étendent à perte de vue. Ils sont gonflés de grains de soja. "Ce sont des comptes en banque en pleine campagne", dit en riant Alfredo Rojas, ingénieur agronome de la province de Santa Fe, à 400 km au nord de Buenos Aires. Il précise que "le soja s'est converti en une monnaie alternative en Argentine".
Depuis le dramatique effondrement financier de 2002, les petits et moyens producteurs agricoles ont perdu toute confiance dans les banques, auxquelles ils ne veulent plus confier leurs économies. Quand les fermiers ont besoin d'argent frais, ils prélèvent de ces silos improvisés quelques quintaux d'"or vert" qu'ils vont vendre dans le port industriel de Rosario. L'oléagineux se cote en dollars. Il est même courant que les transactions se fassent directement avec des grains de soja qui sont acceptés en paiement, par Toyota par exemple, pour acheter des pick-up dernier modèle ou des machines agricoles. Le revers de la médaille est l'insécurité croissante, avec des vols qui incitent les fermiers à s'armer.
Dans la région fertile baptisée la "pampa humeda", le boom du soja a bouleversé la vie et les coutumes des 18 000 habitants de Firmat. Mieux vaut réserver une table si l'on veut dîner au restaurant un samedi soir. L'hôtel est complet à cause du passage incessant des voyageurs de commerce. Beaucoup de gens ont accouru de provinces voisines car il y a du travail non seulement dans les champs mais aussi dans les fabriques de matériel agricole.
La ruée sur les terres a fait flamber les prix. Il n'y a plus une seule maison à louer ou à acheter, indique Daniel Pernigotti qui tient une agence immobilière. "Chaque jour sept ou huit familles viennent me consulter. Malgré les nouvelles constructions, les logements disponibles sont devenus insuffisants."
La fièvre du soja avec des récoltes records de quelques 35 millions de tonnes depuis deux ans – soit le double d'il y a sept ans – place l'Argentine au troisième rang des producteurs mondiaux, après les Etats-Unis et le Brésil. Elle a fait renaître une campagne qui agonisait dans les années 1990 sous le carcan artificiel de la parité entre le peso et le dollar. Avec une monnaie surévaluée, la concurrence était impossible.
Une moissonneuse-batteuse importée des Etats-Unis coûtait moins cher qu'un engin fabriqué en Argentine. Les supermarchés étaient inondés de conserves de maïs venues d'Europe. Les usines licenciaient, baissaient les salaires ou fermaient leurs portes. Le chômage dépassait 35 %. Ecrasés par le poids des dettes, beaucoup d'agriculteurs étaient contraints d'abandonner la terre de leurs ancêtres, pour la plupart des immigrants venus d'Italie au début du siècle. Firmat avait été déclarée zone sinistrée.
Aujourd'hui, avec un peso dévalué de 70 % et une flambée en dollars des cours internationaux, l'oléagineux est devenu la poule aux œufs d'or. Il est la principale culture du pays et a détrôné le blé et le maïs. Il occupe 50 % des terres cultivées : 13 millions d'hectares. Au début de l'année, Cargill, la principale compagnie exportatrice d'agroalimentaire d'origine nord-américaine, a annoncé un investissement de 200 millions de dollars dans la province de Santa Fe pour construire un port et une usine de transformation de soja en huile comestible et en farine. L'autre grande firme agroalimentaire, Molinos Rio, souhaite investir 80 millions de dollars d'ici à 2005. "Les gens s'imaginent que nous récoltons du pétrole !", se défend Susana de Riesco. Cette femme d'agriculteur souligne que ce sont les multinationales qui s'enrichissent avec le boom du soja. Près de 90 % des exportations sont entre les mains d'une dizaine de groupes, la majorité à capitaux étrangers. Et les petits et moyens producteurs doivent souvent louer les terres qu'ils cultivent. "Nos gains restent modestes", note Susana, qui rappelle que les agriculteurs ne touchent aucune subvention. "Sur 30 quintaux de soja, 11 servent à payer les impôts et avec le reste il faut couvrir les frais d'exploitation : l'achat des semences, de nouvelles machines, les assurances."
GRAVE MENACE
Le soja transgénique est roi. Financièrement avantageux car moins exigeant en soins préventifs, il a fait son entrée massive en Argentine dans les années 1990 via la multinationale Monsanto. Malgré les protestations de nombreuses ONG, le soja génétiquement modifié représente 90 % de la production nationale. C'est le secteur qui rapporte le plus de devises et qui explique en grande partie la reprise économique des deux dernières années. Il a fait revivre le "campo", mais aussi l'industrie, les fabriques de machines agricoles et le secteur agroalimentaire avec une production ultramoderne d'huile végétale et de farine dont la demande ne cesse de croître, notamment dans les pays asiatiques, pour l'alimentation du bétail. L'Argentine est devenue le premier exportateur mondial d'huile et de farine de soja.
L'ingénieur Rojas met toutefois en garde contre cette prospérité qui est "conjoncturelle, puisqu'elle dépend des variations des prix internationaux qui sont actuellement en baisse". Comme toute monoculture intensive, celle du soja risque d'épuiser les sols et de bouleverser l'écologie. Mais, à ses yeux, la plus grave menace, ce sont les subventions accordées par les pays développés à leur production et à leurs exportations agricoles. "Ils font baisser les prix internationaux", se plaint M. Rojas, qui accuse les Européens de "prétendre vouloir aider l'Argentine mais d'être en fait responsables de la pauvreté d'un pays essentiellement agricole".
Christine Legrand
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.09.04