
Du "cyberpolar" à la défense de l'Occident chrétien
Les racines du"cas" Dantec
En écrivant, le 20 janvier 2004, au Bloc identitaire, l'écrivain Maurice G. Dantec a provoqué la stupeur de son éditeur et de nombre de ses lecteurs. On ne peut pourtant pas dire qu'il ait, ces derniers temps, caché ses affinités politiques. Retour sur une polémique.
Patrick Raynal, directeur de la "Série noire" chez Gallimard, se déclare "catastrophé" (1). Philippe Sollers attribue l'épisode à "une prise trop forte d'ecstasy ou de cocaïne" (2). Mais les faits sont là : le 20 janvier 2004, l'écrivain Maurice G. Dantec, auteur de romans et d'un Journal métaphysique et polémique aussi stylé que violemment réactionnaire, a envoyé ses "meilleurs voeux" au Bloc identitaire, rejeton du mouvement d'ultradroite Unité radicale, dissous après l'attentat manqué du 14 juillet 2002 contre Jacques Chirac. Dans sa lettre, tout en s'affirmant "en désaccord profond [...] sur de nombreux points de politique internationale" avec les membres du Bloc identitaire, Dantec se dit touché par leur "combat [...] pour empêcher la dissociation de la France, l'islamisation de l'Europe, la dissolution de l'Occident (le vrai)" et revendique une lutte commune "contre l'Antéchrist coranique". Rien que ça !
Le reste est du même tonneau, sinon pire. Depuis, pris dans une polémique qui dépasse largement les frontières de la scène littéraire, Dantec s'en prend au "petit monde des bobos-gauchistes" et au "terrorisme cool de la bien-pensance transpolitique" (3). Convaincu que la meilleure défense, c'est l'attaque, il croit avoir trouvé, quand on l'interroge sur la virulence de ses propos, l'argument massue : "Quand j'entends de belles âmes du Mrap, des Verts ou de la LCR aboyer "Mort aux Juifs!" dans une manif propalestinienne, qui se tient du côté de la haine ?" (4) Lesdites organisations, qui ont toujours fait de la lutte contre l'antisémitisme un combat de tous les instants, apprécieront ce genre d'accusation. En attendant, le "Malaise persistant autour du "cas" Maurice G. Dantec", comme l'a titré Le Monde du 12 février, n'est pas près de se dissiper.
Premières influences
Car à la sortie, en 1993, de son premier roman, La Sirène rouge, bien malin qui aurait vu venir une pareille évolution. Dantec est entré en contact avec Patrick Raynal, le patron de la "Série noire", par l'intermédiaire de Jean-Bernard Pouy, futur créateur du Poulpe. C'est Pouy, rencontré - comme Tonino Benacquista - au lycée Romain-Rolland d'Ivry-sur-Seine, qui l'a initié au polar, à la science-fiction et aux écrits situationnistes. Plus tard Dantec fréquente la scène punk, participe à des groupes éphémères. En 1996, il écrit des textes pour No One Is Innocent, groupe rock noisy connu pour ses prises de position anti-FN. En 1999, dans Les Inrockuptibles, il revendique l'influence de Deleuze ; l'année suivante, dans l'Humanité, il se réfère à Foucault et à son concept de "bio-politique" : "Foucault avait compris que le corps était le théâtre d'opérations stratégiques du capital." Certes, Dantec n'a jamais caché son anticommunisme : "J'ai vu mes parents y croire, ça m'a vacciné", déclare-t-il dans ce même numéro de l'Humanité. Mais on est loin du discours raciste de la mouvance identitaire, du fondamentalisme chrétien, ou des positions pro-Bush et ultrasionistes que l'écrivain affiche aujourd'hui.
Alors, surprise ? Pas complètement. Il y a, dans l'oeuvre de Dantec - ses épais romans, les deux tomes de son Journal, plus quelques textes, soit plusieurs milliers de pages en une décennie -, matière à comprendre par quelles voies il en est venu à engager le dialogue avec l'ultradroite. Dans ses deux premières fictions, La Sirène rouge (1993) et Les Racines du mal (1995), on ne trouve encore qu'une vision très pessimiste de l'humanité, des histoires de meurtres atroces et, pour le second, un intérêt marqué pour les intelligences artificielles, le tout sous forte influence cyberpunk. Mais, en 1999, Babylon Babies, qui offre au lecteur un récit d'apocalypse dans un Montréal de cauchemar, marque une première évolution. La fiction y cède souvent le pas à une réflexion froide, tout sauf humaniste, au moins autant marquée par L'Art de la guerre de Sun Tzu que par les avancées des techno-sciences. Entre temps, dans l'attitude de l'Europe face au conflit des Balkans, Dantec a vu la mort de la civilisation occidentale. Raison pour laquelle il dit s'être exilé au Québec en 1998 - au Bloc identitaire, il donnera une raison beaucoup plus prosaïque, "protéger [sa] famille des exactions de nos amis les Chance-pour-la-France" (4))... Sans commentaire.
C'est donc à Montréal que Dantec met en chantier Le Théâtre des opérations, premier tome de son Journal, suivi d'un Laboratoire de catastrophe générale. Ici, l'écrivain ne fictionne plus : il développe sa vision du monde. Il fustige sans réserve la "sous-pensée humanitaire de cette fin de siècle", affirme la nécessité de la peine de mort pour "une catégorie de crimes particulièrement atroces" et, d'un tome à l'autre, passe d'une dénonciation du christianisme comme "événement [...] cataclysmique" - "Un millénaire entier passé à dissoudre les savoirs légués par l'Antiquité" - à la réhabilitation de Joseph de Maistre (5) et la critique du rationalisme. Paru l'an dernier, Villa Vortex est la synthèse des veines explorées jusque là, mêlant le polar (la poursuite d'un serial killer), la techno-science à la Philip K. Dick ou William Gibson, et de longs passages inspirés par Nietzsche ou Léon Bloy, dont la découverte a apparemment poussé Dantec vers le catholicisme le plus traditionnaliste.
Confusion et paranoïa
Tout cela peut paraître très confus, et c'est finalement ce qui frappe le plus, dans ce cheminement qui mène de Debord et Foucault à de Maistre et Léon Bloy, du soutien à la population bosniaque à la défense forcenée de l'impérialisme US, de la critique du pouvoir à la logorrhée contre l'islam et les populations issues de l'immigration, de la contestation à la contre-révolution, version "guerre des mondes" : une intense confusion. Pas plus que le caractère paranoïaque de ses écrits, cette confusion ne relativise en rien la teneur de ses propos. Quels que soient ses désaccords "géostratégiques" avec le Bloc identitaire, Dantec est prêt à mener avec eux l'opération de sauvetage de "l'Occident (le vrai)" ; c'est suffisant pour savoir quoi penser de lui. Quant à savoir s'il faut le lire, le problème est le même que pour La Passion du Christ de Mel Gibson : si la censure est souvent la pire des solutions, il est des épreuves qu'on n'est pas obligé de s'infliger.
Marine Gérard
1. Le Monde du 23 janvier 2004.
2. Le Point du 29 janvier 2004.
3. 2e et 3e courriers au Bloc identitaire.
4. Référence à un ouvrage de Bernard Stasi, L'Immigration, une chance pour la France (1984).
5. Essayiste monarchiste et catholique ultra du XVIIIe siècle.
Rouge 2059 08/04/2004
Les racines du"cas" Dantec
En écrivant, le 20 janvier 2004, au Bloc identitaire, l'écrivain Maurice G. Dantec a provoqué la stupeur de son éditeur et de nombre de ses lecteurs. On ne peut pourtant pas dire qu'il ait, ces derniers temps, caché ses affinités politiques. Retour sur une polémique.
Patrick Raynal, directeur de la "Série noire" chez Gallimard, se déclare "catastrophé" (1). Philippe Sollers attribue l'épisode à "une prise trop forte d'ecstasy ou de cocaïne" (2). Mais les faits sont là : le 20 janvier 2004, l'écrivain Maurice G. Dantec, auteur de romans et d'un Journal métaphysique et polémique aussi stylé que violemment réactionnaire, a envoyé ses "meilleurs voeux" au Bloc identitaire, rejeton du mouvement d'ultradroite Unité radicale, dissous après l'attentat manqué du 14 juillet 2002 contre Jacques Chirac. Dans sa lettre, tout en s'affirmant "en désaccord profond [...] sur de nombreux points de politique internationale" avec les membres du Bloc identitaire, Dantec se dit touché par leur "combat [...] pour empêcher la dissociation de la France, l'islamisation de l'Europe, la dissolution de l'Occident (le vrai)" et revendique une lutte commune "contre l'Antéchrist coranique". Rien que ça !
Le reste est du même tonneau, sinon pire. Depuis, pris dans une polémique qui dépasse largement les frontières de la scène littéraire, Dantec s'en prend au "petit monde des bobos-gauchistes" et au "terrorisme cool de la bien-pensance transpolitique" (3). Convaincu que la meilleure défense, c'est l'attaque, il croit avoir trouvé, quand on l'interroge sur la virulence de ses propos, l'argument massue : "Quand j'entends de belles âmes du Mrap, des Verts ou de la LCR aboyer "Mort aux Juifs!" dans une manif propalestinienne, qui se tient du côté de la haine ?" (4) Lesdites organisations, qui ont toujours fait de la lutte contre l'antisémitisme un combat de tous les instants, apprécieront ce genre d'accusation. En attendant, le "Malaise persistant autour du "cas" Maurice G. Dantec", comme l'a titré Le Monde du 12 février, n'est pas près de se dissiper.
Premières influences
Car à la sortie, en 1993, de son premier roman, La Sirène rouge, bien malin qui aurait vu venir une pareille évolution. Dantec est entré en contact avec Patrick Raynal, le patron de la "Série noire", par l'intermédiaire de Jean-Bernard Pouy, futur créateur du Poulpe. C'est Pouy, rencontré - comme Tonino Benacquista - au lycée Romain-Rolland d'Ivry-sur-Seine, qui l'a initié au polar, à la science-fiction et aux écrits situationnistes. Plus tard Dantec fréquente la scène punk, participe à des groupes éphémères. En 1996, il écrit des textes pour No One Is Innocent, groupe rock noisy connu pour ses prises de position anti-FN. En 1999, dans Les Inrockuptibles, il revendique l'influence de Deleuze ; l'année suivante, dans l'Humanité, il se réfère à Foucault et à son concept de "bio-politique" : "Foucault avait compris que le corps était le théâtre d'opérations stratégiques du capital." Certes, Dantec n'a jamais caché son anticommunisme : "J'ai vu mes parents y croire, ça m'a vacciné", déclare-t-il dans ce même numéro de l'Humanité. Mais on est loin du discours raciste de la mouvance identitaire, du fondamentalisme chrétien, ou des positions pro-Bush et ultrasionistes que l'écrivain affiche aujourd'hui.
Alors, surprise ? Pas complètement. Il y a, dans l'oeuvre de Dantec - ses épais romans, les deux tomes de son Journal, plus quelques textes, soit plusieurs milliers de pages en une décennie -, matière à comprendre par quelles voies il en est venu à engager le dialogue avec l'ultradroite. Dans ses deux premières fictions, La Sirène rouge (1993) et Les Racines du mal (1995), on ne trouve encore qu'une vision très pessimiste de l'humanité, des histoires de meurtres atroces et, pour le second, un intérêt marqué pour les intelligences artificielles, le tout sous forte influence cyberpunk. Mais, en 1999, Babylon Babies, qui offre au lecteur un récit d'apocalypse dans un Montréal de cauchemar, marque une première évolution. La fiction y cède souvent le pas à une réflexion froide, tout sauf humaniste, au moins autant marquée par L'Art de la guerre de Sun Tzu que par les avancées des techno-sciences. Entre temps, dans l'attitude de l'Europe face au conflit des Balkans, Dantec a vu la mort de la civilisation occidentale. Raison pour laquelle il dit s'être exilé au Québec en 1998 - au Bloc identitaire, il donnera une raison beaucoup plus prosaïque, "protéger [sa] famille des exactions de nos amis les Chance-pour-la-France" (4))... Sans commentaire.
C'est donc à Montréal que Dantec met en chantier Le Théâtre des opérations, premier tome de son Journal, suivi d'un Laboratoire de catastrophe générale. Ici, l'écrivain ne fictionne plus : il développe sa vision du monde. Il fustige sans réserve la "sous-pensée humanitaire de cette fin de siècle", affirme la nécessité de la peine de mort pour "une catégorie de crimes particulièrement atroces" et, d'un tome à l'autre, passe d'une dénonciation du christianisme comme "événement [...] cataclysmique" - "Un millénaire entier passé à dissoudre les savoirs légués par l'Antiquité" - à la réhabilitation de Joseph de Maistre (5) et la critique du rationalisme. Paru l'an dernier, Villa Vortex est la synthèse des veines explorées jusque là, mêlant le polar (la poursuite d'un serial killer), la techno-science à la Philip K. Dick ou William Gibson, et de longs passages inspirés par Nietzsche ou Léon Bloy, dont la découverte a apparemment poussé Dantec vers le catholicisme le plus traditionnaliste.
Confusion et paranoïa
Tout cela peut paraître très confus, et c'est finalement ce qui frappe le plus, dans ce cheminement qui mène de Debord et Foucault à de Maistre et Léon Bloy, du soutien à la population bosniaque à la défense forcenée de l'impérialisme US, de la critique du pouvoir à la logorrhée contre l'islam et les populations issues de l'immigration, de la contestation à la contre-révolution, version "guerre des mondes" : une intense confusion. Pas plus que le caractère paranoïaque de ses écrits, cette confusion ne relativise en rien la teneur de ses propos. Quels que soient ses désaccords "géostratégiques" avec le Bloc identitaire, Dantec est prêt à mener avec eux l'opération de sauvetage de "l'Occident (le vrai)" ; c'est suffisant pour savoir quoi penser de lui. Quant à savoir s'il faut le lire, le problème est le même que pour La Passion du Christ de Mel Gibson : si la censure est souvent la pire des solutions, il est des épreuves qu'on n'est pas obligé de s'infliger.
Marine Gérard
1. Le Monde du 23 janvier 2004.
2. Le Point du 29 janvier 2004.
3. 2e et 3e courriers au Bloc identitaire.
4. Référence à un ouvrage de Bernard Stasi, L'Immigration, une chance pour la France (1984).
5. Essayiste monarchiste et catholique ultra du XVIIIe siècle.
Rouge 2059 08/04/2004