Dieu sur les chantiers

Message par Barikad » 03 Mars 2004, 00:14

a écrit :Dieu sur les chantiers
LE MONDE | 02.03.04 | 14h19
Il y a cinquante ans, le 1er  mars 1954, Rome interdisait les prêtres-ouvriers, réhabilités ensuite en 1965, après le concile Vatican II. Il en reste quelques dizaines en activité, comme Jean-Michel Vestraete.

Il pianote sur son ordinateur dans sa caravane de chantier. Quatre mètres carrés, une table, un lit, un four, un lavabo, un frigo, un chauffage électrique, des WC, des rangées de livres pieux, sa Bible, son bréviaire,Le Feu sacré, de Régis Debray, et des rangées de bandes dessinées. C'est tout l'ordinaire de Jean-Michel Verstraete, prêtre-ouvrier. Et ce colosse de 56 ans, qui a conduit des 35-tonnes, écumé les chantiers d'autoroutes ou de TGV comme manœuvre ou conducteur d'engins, qui a "fait" le tunnel sous la Manche, erré en Haute-Savoie, en Vendée, dans le Sud, dans le froid et la neige du Nivernais, aujourd'hui embauché à Manzat, près de Clermont-Ferrand, sur le dernier tronçon de l'A89 (Clermont-Brive), bichonne comme un enfant ses voitures miniatures, DS 19 et autres Juvaquatre de collection. "Cette passion est une revanche de gosse", explique-t-il. La revanche d'un petit séminariste embrigadé.

Le petit séminaire de Solesmes (Nord) était plus confortable que la maison familiale de Douai, où il n'y avait ni eau courante ni WC, mais Jean-Michel supportait mal la discipline et la rupture affective : " J'étais devenu un étranger dans ma propre famille." Son père était bedeau, mais bien mal traité par ses patrons de curés, qui lui ont pourtant appris l'harmonium. Aujourd'hui encore, il adore le grégorien. "Mon père est un curé anticlérical", dit Jean-Michel en riant. Lui et son père ont très tôt pris leurs distances avec les prêtres " fonctionnaires et névrosés"qui composaient alors l'ordinaire d'une bonne partie du clergé.

Elevé chez les Frères des écoles chrétiennes de Douai, il a trouvé sa vocation dans les histoires saintes de l'époque. "Les héros, les Mandrake de mon enfance, confie-t-il, c'étaient des curés et des saints. Ils faisaient rêver les gamins de mon âge. Saint Martin de Tours, qui avait partagé son manteau avec les pauvres du coin, était une sorte de Robin des bois."Héros par excellence, le prêtre-ouvrier, celui qui donne sa vie à Dieu et partage la "souffrance" du monde du travail, a bercé les rêves de ce gosse du Nord.

Qui a lu Pêcheurs d'hommes (1940), de Maxence Van der Meersch, ou Les saints vont en enfer, de Gilbert Cesbron (1952), ne peut avoir oublié la fascination exercée, avant et après la guerre, par les militants chrétiens ouvriers et ces dizaines de prêtres embauchés dans les constructions de barrages, les docks de Marseille, les usines du Nord ou de la banlieue parisienne. Jusqu'à leur interdiction brutale par le Vatican, le 1er mars 1954.

Un demi-siècle plus tard, le souvenir est encore vif de l'Eglise d'après-guerre, innovatrice, fougueuse, bouillonnante "comme la Sorbonne en mai 68", de ce temps de promesse messianique, mais aussi de la chronique d'une mort annoncée, d'une intuition toujours vivante pour les quelques dizaines d'héritiers de ces hommes de légende. Jean-Michel Verstraete est l'un d'eux. Il n'avait que 7 ans le 1er mars 1954, mais n'a rien oublié de la tempête que l'interdiction fit souffler dans l'Eglise et le pays tout entier.

Roland Vico, autre prêtre-ouvrier, s'en souvient comme d'une tragédie antique, où le mauvais destin finit par emporter le héros. Il était alors au séminaire de la Mission de France, à Lisieux, pépinière de prêtres-ouvriers. Un beau jour, il voit débarquer de Rome un "espion" du Saint-Office venu inspecter les cours d'histoire et de philosophie, tenter de comprendre cette folie bien française dénoncée jusqu'à Pie XII par des patrons très catholiques, quelques évêques mal remis de leur maréchalisme des années précédentes et qui voient des communistes partout. Le mauvais vent souffle : les stages de séminaristes en usine sont interdits par le pape ; le séminaire de la Mission de France est transféré à Limoges, puis fermé à la rentrée 1953 ; tous les religieux, des jésuites et des dominicains, comme Jacques Robert, salarié à la Snecma, ou Jacques Scrépel, fils d'un grand patron textile de Roubaix, doivent abandonner leur travail en usine.

Les cardinaux Feltin (Paris), Gerlier (Lyon), Liénart (Lille) vont à Rome tenter de s'interposer et de sauver ce qui peut l'être des "PO", comme on dit alors. Même l'écrivain François Mauriac s'engage : "La classe ouvrière, écrit-il, a été la seule fidèle, dans sa masse, à la France profonde." En pure perte. Le rouleau compresseur est en marche. C'est tout le courant progressiste de l'Eglise de France qui est écrasé. Le 6 février 1954, quatre théologiens dominicains parmi les plus grands - Chenu, Congar, Boisselot, Feret -, accusés de soutenir les rebelles, sont privés de leurs charges, écartés de Paris, soumis à une censure sévère.

Roland Vico et son frère aîné Francis, qui a travaillé sur les barrages de Vassivière, Peyrat-le-Château, Serre-Ponçon, font partie de cette génération de nouveaux prêtres engendrée par les tourments de la guerre, de la captivité (4 000 prêtres dans les stalags), du service du travail obligatoire (STO) en Allemagne. Nombre de jeunes séminaristes ou prêtres ont fui dans les maquis pour échapper à la réquisition. "Aumôniers" clandestins, ils font leurs classes, raconte l'historien Pierre Pierrard, "dans ces usines où l'on travaille nuit et jour pour les nazis, comme dans les maquis, où se développe la prise de conscience du gouffre qui sépare l'Eglise du monde du travail et des milieux populaires".

Le père de Roland et Francis Vico, ancien croix de feu, patriote jusqu'au sang, rentre de Matthausen en 1945. Leur mère aussi a fait de la prison, à Caen, pour résistance. "Avec la guerre, explique Roland Vico, on a basculé dans des formes de solidarité inconnues jusqu'alors dans les familles chrétiennes. Il n'était plus possible d'être séminariste ou prêtre comme on l'était avant guerre. Il y avait beaucoup de gamineries et d'aveuglement, mais nous étions alors tous très impressionnés par les militants communistes."

Francis Vico, aujourd'hui décédé, faisait partie des "insoumis", c'est-à-dire de la moitié des 150 prêtres-ouvriers de 1954 qui refusèrent la sanction romaine. Sur les barrages, dans les baraques où il couchait, faisait les "trois-huit", partageait la vie des camarades - "des ramassis de pauvres gens, Maghrébins, Polonais, SS cachés" -, il avait reçu le "flash d'appel" du prêtre-ouvrier, raconte Roland, son frère. Il était à la fois le "curé" et le délégué syndical, en lutte avec les patrons du bâtiment sur les salaires, les horaires, les conditions de travail, la sécurité. Il ne s'est pas soumis à Rome pour ne pas donner l'impression de trahir ses collègues ou son père, survivant de Matthausen.

En interdisant l'expérience, l'Eglise trahissait l'Evangile. Francis Vico en est resté "foudroyé" jusqu'à la fin de sa vie. Mais il est resté prêtre alors que d'autres ont défroqué. En novembre 1954, il avait crié sa révolte dans une lettre à son évêque : "L'engagement au service des pauvres par un travail pénible et ingrat, les dimanches entiers passés à parler à Dieu de nos frères à sauver, les nuits passées à lire et à prier, les psaumes récités au retour d'une réunion syndicale, et repartir sous la pluie, et sourire, et ne pas dormir, et parler, et aimer, et aider, et intervenir... Cela pour s'entendre dire aujourd'hui que nous n'avons plus le droit de dire la messe ! Faut-il que notre crime soit grand, que le mal fait à Dieu soit profond !" Sur son chantier de l'autoroute A29, Jean-Michel Verstraete a repris le flambeau de ces grands frères de 1954. Avec le concile Vatican II (1962-1965), l'expérience des "prêtres au travail" a de nouveau été autorisée, sous conditions, par Rome. Après avoir passé la barre des 800 en 1980, ils ne sont plus qu'une centaine actuellement en activité.

Jean-Michel ne porte pas de croix, mais ses copains de chantier, les cadres, le patron savent tous qu'il est prêtre. "Je ne suis pas une taupe, précise-t-il. Ils viennent me parler de leur famille, de leurs problèmes, mais je ne fais pas de sermon. Je marie leurs enfants, leurs petits-enfants. Mais, pour eux, le curé sur un chantier reste un extraterrestre. C'est un visage de l'Eglise qu'ils ne connaissent pas et, pour moi, c'est un milieu qui me pousse chaque jour à faire la preuve de mon humanité." Ils se souviennent vaguement de leur catéchisme, connaissent le pape et la discipline du prêtre, notamment le célibat, avec lequel il ne peut transiger : "En tant que curé, dans ma vie de tous les jours et même dans ma sexualité, j'ai intérêt à filer droit."

Jean-Michel Verstraete est syndiqué CGT, délégué du personnel, il croit aux "rapports de classes", aux "luttes sociales". Pour lui, c'est dans ce combat que l'Eglise doit avancer, plutôt que de se replier sur les belles liturgies : "Le Dieu auquel je crois se manifeste dans l'errance, dans l'itinérance, dans la précarité. Construire des temples et des autels, c'est s'arrêter, sédentariser Dieu et son peuple. Ce n'est pas mon truc." Jean-Michel Verstraete s'est battu pour les 35 heures dans le bâtiment et les travaux publics, avec l'impression d'avoir été floué par les patrons, qui ne paient pas les heures supplémentaires au taux majoré comme dans l'ancien système. Il gagne 8 euros de l'heure pour des journées qui sont rudes : "Le soir, j'ai les muscles tétanisés par les vibrations de la machine. C'est un métier de bagnard. On travaille, on mange, on boit un coup, on dort. Si je n'avais pas la reconnaissance des copains, ma vie serait impossible."

Impossible, aussi, de distinguer sa foi, sa prière, sa lecture de la Bible de son travail, de sa solidarité avec le milieu précarisé des chantiers, où Jean-Marie Le Pen et José Bové marquent des points tous les jours. Ses idoles sont Gandhi, Martin Luther King et Jésus-Christ : "J'essaie de parler de justice et de vérité. Si, comme je le crois, Dieu s'est incarné dans les événements, c'est bien dans les événements qu'il faut aller le chercher. Dieu a libéré le peuple hébreu de l'esclavage d'Egypte. Il est dans les luttes de libération des travailleurs exploités."

La séduction par le marxisme de toute l'aile chrétienne progressiste dans les années 1950 a été en grande partie la raison de l'interdiction des prêtres-ouvriers il y a cinquante ans. Les "PO" d'aujourd'hui n'ignorent pas les excès commis autrefois, mais le marxisme n'a pas été pour rien dans leur engagement. "Il nous a fait mieux comprendre, conclut Jean-Michel Verstraete, que la résurrection du Christ, elle n'est pas dans les airs. Elle est déjà là, dans le réel. Comme une force de réconciliation, d'amour et de pardon. La force du christianisme est d'affirmer que l'homme reste debout."

Henri Tincq
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 03.03.04
Barikad
 
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Message par Louis » 03 Mars 2004, 01:03

oui barikad ? Tu voulais etre pretre ouvrier dans ta jeunesse ?
Louis
 
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Message par artza » 03 Mars 2004, 08:26

oui lire "Pêcheurs d'hommes" ou mieux "Quand les sirènes se taisent" de Max. Van der Mersch, montre bien les débuts de la JOC dans le Nord et son rôle anti -socialiste, anti-syndicats de classe, anti-grève (en 36!). La solidarité ouvrière n'est pas l'amour du prochain. La charité n'est pas l'entr-aide ouvrière. La fraternité en Christ n'est pas l'égalité. Une question pourquoi les prêtres ouvriers et les staliniens étaient-ils cul et chemises?
artza
 
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Message par reval71 » 03 Mars 2004, 08:35

a écrit :Une question pourquoi les prêtres ouvriers et les staliniens étaient-ils cul et chemises?


Les deux sangles de la muselière qui servit a empêcher la classe ouvrière de mordre à la "libération".
reval71
 
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Message par Louis » 03 Mars 2004, 11:31

(reval71 @ mercredi 3 mars 2004 à 08:35 a écrit :
a écrit :Une question pourquoi les prêtres ouvriers et les staliniens étaient-ils cul et chemises?


Les deux sangles de la muselière qui servit a empêcher la classe ouvrière de mordre à la "libération".
on peut voir ça comme ça ! mais ça ne correspond pas "tellement" a la réalité ! la réalité, c'est qu'une fraction catho, marquée par la période 40/45 a décidé d'aller "vers la classe ouvriére !" Evidemment ils l'ont fait d'une façon "déformée" (en particulier par un oportunisme majeur vis a vis des stals, mais dans les boites dans les années 50 t'avait largement plus de probabilités de croiser un stal qu'un trotskyste !) Ceci étant dit il ne faut pas confondre le mouvement des pretres ouvriers et le "catholicisme social" qui n'avaient rien a voir (ne serait ce que parce que les premiers reconnaissaient et pratiquaient la lutte de classe)

Quand a la théologie de la libération, elle s'est retrouvée bien souvent "du bon coté de la barriere" lors des poussées révolutionnaires en AL : moi je préfere un catho qui fait la révolution avec moi qu'un athée du coté du medef !
Louis
 
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Message par artza » 03 Mars 2004, 13:25

Désolé LCR mais des curetons ouvriers ont voté l'exclusion de trotskystes de la CGT. Restaient bouche cousues devant les violences et les calomnies. N'hésitaient pas à dire que critiquer publiquement devant les travailleurs CGT et PC faisait le jeu... il est vrai qu'à l'époque le PCI "Frank" disait à peu près la même chose!
artza
 
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Message par alex » 04 Mars 2004, 12:32

[QUOTElcr, ]
Quand a la théologie de la libération, elle s'est retrouvée bien souvent "du bon coté de la barriere" lors des poussées révolutionnaires en AL [/QUOTE]

Mais aussi au pouvoir au Nicaragua avec les sandinistes via 2 prêtres adeptes de la théologie de la libération... qui n'a pas libéré grand monde.
Il me semble même qu'Aristide n'en était pas éloigné.
alex
 
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