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Sur plusieurs scènes, les Etats-Unis veulent marginaliser la France
LE MONDE | 24.12.03 | 13h11
Malgré des dénégations officielles, Paris et Washington s'affrontent sur de nombreux dossiers au-delà de leur querelle sur le multilatéralisme liée à la seconde guerre du Golfe. Les Etats-Unis tentent de réduire l'influence d'un partenaire perçu comme trop difficile, voire "hostile".
Washington de notre correspondant
Du côté américain, on guette les signes de repentir donnés par Paris. Du côté français, on épie les marques d'hostilité dispensées par Washington. Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, en avril, les dirigeants des deux pays ont annoncé, à plusieurs reprises, que la page du désaccord entre les Etats-Unis et la France, au sujet de l'Irak, était tournée. Cependant, ces déclarations ont été contredites par des propos acrimonieux, des comportements inamicaux, des attitudes méfiantes, des gestes paraissant indiquer que la querelle, loin d'être close, était destinée à durer.
Les dirigeants américains veulent-ils exercer des représailles contre les pays qui se sont opposés à eux lors de la crise irakienne ? "La réponse est non", assurait-on, mardi 23 décembre, au département d'Etat. "L'alliance transatlantique, ajoutait-on, est le socle de la politique étrangère américaine. La France et l'Allemagne sont dans l'alliance. On n'exerce pas de représailles contre des gens dont on a besoin." A en croire des diplomates français et américains, il n'est rien arrivé, ces derniers jours, qui justifie de parler de dégradation ou de regain de tension dans les relations entre les deux gouvernements. Le 15 décembre, deux jours après la capture de Saddam Hussein, George Bush a eu des paroles positives pour la France et l'Allemagne - surtout pour l'Allemagne -, assurant : "Il est dans nos intérêts nationaux de travailler ensemble." Le lendemain, à Paris, James Baker, envoyé spécial de M. Bush pour le règlement de la dette irakienne, a eu, avec Jacques Chirac, un entretien qu'il a qualifié de "très fructueux", et la porte-parole de l'Elysée, Catherine Colonna, a souligné l'importance de "travailler ensemble pour la reconstruction de l'Irak".
La France a-t-elle été tenue à l'écart des discussions menées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avec la Libye, et qui ont abouti à l'annonce, le 19 décembre, que le colonel Mouammar Kadhafi renonçait à détenir ou à produire des armes non conventionnelles ? Du côté américain, on souligne qu'il ne s'agissait pas d'une question "multilatérale". Du côté français, on convient que ces conversations sont nées de la volonté de Tripoli de vider le contentieux lié à l'attentat qui a détruit un avion de ligne américain au-dessus de Lockerbie, en Ecosse, en décembre 1988. Le colonel Kadhafi voulait obtenir la levée des sanctions de l'ONU, de celles mises en place spécifiquement par les Etats-Unis et du classement de la Libye, à Washington, parmi les Etats patronnant le terrorisme. Ses interlocuteurs, dans cette entreprise, ne pouvaient pas être ailleurs qu'à Londres et à Washington.
L'attitude du gouvernement américain au sujet du projet international de réacteur ITER, disputé entre la France et le Japon, est présentée, elle aussi, comme peu significative. Au département d'Etat, on assure qu'il ne faut pas en faire grand cas. Un diplomate français explique, comme en écho, que, lors de la réunion ministérielle du 20 décembre, près de Washington, les Américains se devaient de récompenser Tokyo après la décision du premier ministre japonais, Junichiro Koizumi, d'envoyer des troupes en Irak. Cependant, ils savent que le site français a été choisi par l'Union européenne et que, si cette dernière ne participe pas au financement du projet, ITER ne se fera pas.
Les diplomates font leur métier, qui consiste, dans la période actuelle, à arrondir les angles. Ils ne contestent pas, néanmoins, que "le fond de l'air est frais". M. Chirac s'est opposé à M. Bush sur une question, l'Irak, qui est la grande affaire du président américain. Le département d'Etat a une façon très diplomatique de décrire la situation, en expliquant que la crise irakienne "était une occasion de renforcer l'alliance" et que cette occasion "a été manquée" par la France et l'Allemagne.
Walter Russell Mead, l'un des experts de la politique étrangère américaine au Council on Foreign Relations, dit les choses plus crûment. "La France était connue pour être un allié difficile. Elle est devenue un opposant actif", résume-t-il. Un parlementaire français souligne que De Gaulle exprimait ses désaccords avec les Américains, mais "n'a jamais cherché à les traîner devant le Conseil de sécurité pour les y faire battre".
Paradoxalement, M. Mead attribue l'impression de signaux contradictoires, envoyés par les dirigeants américains, au fait que leur comportement ne doit plus rien à l'émotion. "Ce n'est pas la colère qui les fait agir, explique-t-il, mais un froid calcul politique. Puisque la France s'oppose aux Etats-Unis, il faut réduire l'influence de la France."
La tonalité officielle est donc celle de l'apaisement, mais, quand se présente une question qui met en jeu le rôle de la France, le gouvernement américain choisit ce qui peut avoir pour effet de diminuer ce rôle. Le récent voyage du secrétaire d'Etat Colin Powell, en Afrique du Nord, doit être placé dans ce cadre, de même que les appuis dont bénéficient, de la part des Etats-Unis, les pays européens hostiles à un directoire franco-allemand. Il faut s'attendre aussi, selon M. Mead, à ce que les Etats-Unis cherchent à barrer la route aux candidats français à des postes de direction dans les organismes internationaux.
Quand la politique américaine était gravement mise en échec en Irak, la position française a été réévaluée par certains observateurs et experts américains. Depuis la capture de Saddam Hussein, les sombres prédictions de Paris perdent de leur pertinence et sont perçues davantage, aux Etats-Unis, comme l'expression d'un parti pris antiaméricain.
Patrick Jarreau
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A travers la France, l'Europe ?
Pour les analystes de part et d'autre de l'Atlantique, la question de savoir si, à travers la France, une Europe "trop émancipée" est visée par les Américains se trouve au cœur de la querelle franco-américaine. En effet, à Paris comme à Washington, les responsables gouvernementaux y répondent par l'affirmative, mais pour des raisons opposées.
A Paris, la "virulence antifrançaise" de l'administration Bush est présentée comme la preuve d'une volonté hégémonique face à une Europe qui, depuis la fin de la guerre froide, refuserait de plus en plus de servir la puissance américaine. Dans ce contexte, "l'alignement" sur les positions américaines de plusieurs pays anciennement sous la tutelle de l'URSS ferait "de l'Europe de l'Est, en fait, la vraie "vieille Europe"". En revanche, à Washington, on souligne la continuité de "l'exception française" qui, à l'occasion de la seconde guerre du Golfe, aurait tourné à la "dissidence". Le fait que la France ait entraîné l'Allemagne, jusqu'alors un "allié sûr" de Washington, est perçu comme une circonstance aggravante.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.12.03