CITATION
Retour dans deux villes de banlieue qui ont accueilli le Forum social européen.
La caravane des alters passée, Saint-Denis et Ivry peu touchés
Par Didier HASSOUX
mardi 18 novembre 2003
«La mondialisation, c'est l'accumulation excessive de commerce. C'est comme Star Academy, c'est du bourrage de crâne.» Karim, 28 ans, mécanicien
Les faiseurs d'«autre monde» ont déserté. Eux sont restés. Dans les cités de Saint-Denis et d'Ivry-sur-Seine, les «vrais gens» ont à peine eu le temps de rêver que, déjà la caravane altermondialiste s'est envolée. Pourtant, le secrétariat d'organisation du deuxième Forum social européen (FSE) l'avait promis : pas question de s'adresser à la seule «nomenklatura» mouvementiste, il faut viser large, toucher le plus grand nombre, corriger l'aspect «intello bobo» de la galaxie alter pour y intégrer des catégories plus populaires. D'où l'éclatement du rassemblement en quatre sites (Paris, Saint-Denis, Bobigny, Ivry). Quatre jours durant, cet «élargissement» géographique aura tout juste suffi à effleurer les esprits. Pas encore à les marquer.
Ce que reconnaît bien volontiers Pierre Khalfa (Attac), pilier du secrétariat d'organisation du FSE : «Nous sommes au début de la construction d'un mouvement. Plus on montrera que nous sommes efficaces, capables de proposer des alternatives concrètes aux politiques gouvernementales, plus on touchera les gens.» «L'élargissement, on ne le commande pas d'en haut, ajoute Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole des No Vox. Ce sont les luttes sociales qui feront venir les gens.»
R 'n 'B et shit. Devant le 11 de la cité Gagarine, à Ivry, Omar, Sofiane, Medhi et les autres zonent gentiment entre cage d'escalier et poubelles. Un véhicule de police effectue nonchalamment sa ronde. Elève de première, Omar fait la leçon aux autres. La mondialisation, son prof d'économie en a parlé. Alors, il débite son cours : «Ce sont les grandes marques, les grandes multinationales qui s'imposent. Ils ont tout le monopole de l'économie. Comme Coca-Cola par exemple qui ne veut rien laisser à Mecca-Cola.» Dans son dos, Sofiane, en BEP compta, ose un timide : «C'est la loi de l'offre et de la demande.» Karim, 28 ans, mécanicien, passe par là : «J'ai vu plein d'Allemands, d'Italiens et d'Espagnols à la gare. Ils ont raison : c'est pas bien la mondialisation. C'est l'accumulation excessive de commerce. C'est comme Star Academy, c'est du bourrage de crâne.» Dans leur 205 garée au pied de la cité, Mohamed et Karim, un autre, écoutent du R'n B et fument du shit. De temps en temps, ils font, pied au plancher et sans permis, le tour du pâté d'immeubles. Mohamed, élève en BEP vente qui «n'y va pas trop», lâche le volant: «Les altermondialistes, c'est l'UMP !» Plus clair, son voisin, qui prépare un bac scientifique, résume : «La mondialisation c'est l'Amérique qui fait la guerre. Les altermondialistes, c'est José Bové qui démonte les McDo.»
McDo, Elisabeth en sort. «Je sais : c'est pas bien, mais c'est pas cher.» A 21 ans, la jeune femme suit un BTS de commerce et travaille, à temps partiel, comme standardiste. De parents sénégalais, elle se balade avec quelques copines dans les larges allées du centre commercial Grand Ciel. Ni elle, ni ses amies ne sont allées voir ce qu'était le FSE. «Trop de boulot, s'excuse-t-elle. Mais j'ai eu des tracts. Je suis d'accord avec eux. Il faut se battre pour qu'il y ait moins d'inégalités entre les pays pauvres et les pays riches. Pareil entre la banlieue et Paris.» Elle a voté Jospin au premier tour de la présidentielle et s'inquiète : «Il y a de plus en plus de pauvreté, d'indifférence. On doit réagir.» Marie-Pierre, 36 ans et Frédéric, cinq de moins, sont fatigués de «réagir». Elle infirmière, lui électromécanicien, se disent tranquillement de droite mais «pas militants». Avec leurs deux filles, ils font leurs courses à Grand Ciel. Ils ont bien vu des affiches invitant à participer à des débats du Forum «mais c'est pas ce qui nous fera avancer», croit savoir Madame. Monsieur explique : «Dans leur manifestation, il y a tout le monde. Et chacun revendique ce qu'il a envie de défendre. C'est pas clair, leur truc...»
Micheline est bien d'accord. Dans dix jours, cette habitante du quartier des Francs-Moisins prend sa retraite. Elle quittera Tati après trente-quatre ans de service et de militantisme à la CGT. «Je les ai vus au magasin, les altermondialistes. Ils veulent tout et rien. Ils disent vouloir un monde plus humain, alors qu'ils commencent par dire bonjour et être respectueux.» Lorsqu'on lui fait remarquer que Bernard Thibault a participé au FSE, elle rétorque : «Lui, il connaît pas les petites gens. C'est pas comme monsieur Krasucki.»
A la Poste, c'est toujours la queue. Paulo et Joao attendent un mandat en provenance du Cap-Vert. Ils sont «sans papiers», résidant en France respectivement depuis six ans et deux mois. Ils sortent du quartier, juste pour travailler dans une entreprise de bâtiment. Au black, forcément. Ils ne savaient pas que chez les altermondialistes, il y avait aussi des sans-papiers qui ne veulent plus l'être. Paulo assure avoir manifesté déjà deux fois pour obtenir sa régularisation. «Mais ça ne sert à rien.»
Palestine. Saliha, Myriam, Baya et Fatma, elles, sont persuadées que le rassemblement altermondialiste «a servi à quelque chose». D'abord «à faire un journal», Résonances, un quotidien lycéen éphémère du FSE. Les quatre adolescentes, d'origine algérienne, fréquentent une classe de BEP secrétariat au lycée Suger. Pour Myriam, «les gens étaient humains, chaleureux, généreux». «C'était un moment solidaire, il y avait de l'humanité, renchérit Baya. On discutait avec les gens, ils répondaient malgré les problèmes de langue.» Elles se souviendront longtemps de ce débat sur la Palestine : «On n'avait pas trop envie d'y aller au début. Mais une dame nous a raconté ce qu'on ne voyait jamais. Les problèmes d'eau de nourriture. Grâce au FSE, on a changé d'air.» Et demain ? «On aimerait faire un bac pro.» C'est déjà ça.
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