CITATION
Le fumeur pauvre, paria des médias
Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 14 novembre 2003
Il est en France, cet automne, une violence qui ne trouve aucun écho ou presque dans les médias : celle qui atteint les fumeurs, victimes des hausses successives du prix du tabac. Plus précisément, les fumeurs économiquement faibles. Et plus précisément encore, les vieux fumeurs pauvres. Que le prix de l'essence augmente, et les caméras se précipitent à la pompe, pour recueillir les grognements résignés des automobilistes. Rien de tel pour le tabac. Le 20 heures, qui aime tant les microtrottoirs, les colères concernantes, les flashes d'émotion immédiatement compréhensibles, nous entretient des hausses successives du prix du tabac avec une étonnante pudeur de Journal officiel. Il donne des chiffres. Il tient un sobre feuilleton des oppositions politiques, des hésitations gouvernementales. Il évoque en courtes séquences les manifestations de buralistes. Il s'enflamme pour les déclinaisons délictuelles de l'affaire : depuis peu, le moindre vol de cartouche de cigarettes a les honneurs de PPDA ; la contrebande à Barbès est filmée en caméra cachée. Mais quasiment rien sur les fumeurs matraqués. Unique exception repérée : un récent reportage du 13 heures de TF1 qui donnait la parole à «Auguste, quatre-vingt-deux printemps», et à quelques autres retraités ouvriers fumeurs de Port-Saint-Père (Loire-Atlantique), désormais privés de leur «petit plaisir», et contraints de couper leurs cigarettes en deux.
Cela n'a que peu d'importance en soi. On peut estimer que la sous-médiatisation du petit malheur quotidien d'Auguste ne manquera pas à l'information des citoyens. Mais il est intéressant de tenter de comprendre pourquoi l'appareil médiatique, qui affectionne tant les microtrottoirs creux, dédaigne ce désarroi-là, ce désarroi bougonnant, vaincu d'avance. On peut certes trouver autant de bonnes raisons que de médias. Sur TF1 ? On n'imagine pas Thomas Hugues et Laurence Ferrari se pencher de 7 à 8 sur Auguste, à moins qu'il ne prenne en otage la buraliste de Port-Saint-Père. Sur France 2 ? Pas grand-chose à espérer, à moins qu'Auguste, à la tête d'un commando, n'interrompe le 20 heures de David Pujadas. Sur M6, aucune chance : Auguste n'a sans doute jamais eu recours à la chirurgie esthétique, il ne semble pas obèse, et encore moins anorexique. N'ayant aucune connexion repérable avec l'assassinat de Kennedy, il semble mal parti pour la couverture de Match. N'ayant jamais été victime de rumeurs de «rencontre sexuelle» avec ses valets, il n'a aucune probabilité de faire la manchette du Monde. On mesure un des problèmes du vieux fumeur pauvre : il est vieux et pauvre. Son pouvoir d'achat frôle le néant. Il ne change pas de téléphone portable chaque année. Il n'a donc aucune raison de figurer dans le coeur de cible des médias commerciaux.
Circonstance aggravante : le vieux fumeur pauvre est environné d'un halo ambigu. Il n'est pas dans le sens de l'Histoire. Il flotte même autour de lui un soupçon informulé, mais dissuasif : sa cause est réactionnaire. Paria des médias commerciaux parce que vieux et pauvre, le vieux fumeur est aussi coupable de non-conformité idéologique. On a beau lire tous les intitulés des débats du Forum social européen, on n'y trouve rien sur le sort réservé à Auguste dans le futur altermonde. Un récent reportage de Libération (4 novembre) dans un bar-tabac-PMU du Rhône levait d'ailleurs un large coin du voile sur les raisons et les conséquences de ce silence gêné. Envoyé spécial dans ce bar, dont le patron est un dirigeant départemental du Front national, Christophe Forcari relatait, avec force citations, comment ces hausses vont conforter les piliers du bar dans leur vote lepéniste.
Le vieux fumeur n'est pas structurellement électeur du Front national, certes. Sans doute pourrait-on aisément trouver de vieux fumeurs communistes, voire Lutte ouvrière. Mais sa cause, idéologiquement non conforme, est abandonnée aux médias conservateurs les plus militants. C'est le chroniqueur télé de Valeurs actuelles, Christian Combaz, qui saluait dans sa dernière livraison le reportage sur Auguste, y voyant «un des deux reportages les plus émouvants de la semaine». Reportage d'ailleurs édifiant sur la redistribution des cartes, politiques et médiatiques. Après avoir montré Auguste et ses compagnons d'infortune, Jean-Pierre Pernaut concluait : «Et, pendant ce temps-là, les cigares, eux, n'ont pas augmenté.» Ainsi Pernaut, Combaz et Le Pen campent-ils, pour l'instant seuls, sur cette immense, invisible et giboyeuse misère ouvrière.
A propos de l'éradication du tabac, sans doute la majorité des journalistes, même quand ils sont eux-mêmes fumeurs, se sent-elle en accord avec la politique de santé des gouvernements successifs. Donner immodérément la parole à Auguste leur paraîtrait une forme de légitimation d'une vaine revendication. Cette certitude de la justesse de la cause rappelle celle qui conduisit naguère les médias à écraser (pour reprendre un exemple connu) les partisans du «non» à Maastricht sous le poids de l'inéluctable. Et c'est un même éloignement sociologique de la classe ouvrière qui les conduisit plus récemment à minorer, avant le 21 avril 2002, les contrecoups négatifs de la loi des 35 heures dans les usines. A force de choisir la juste cause contre une information équitable, ne risque-t-on pas, rejouant le nième avatar de l'increvable pièce du peuple contre les élites, de préparer les prochains 21 Avril ?
© Libération
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