Coca-Cola et les chercheurs en Histoire

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De 2002 à 2009, différents mouvements d'étudiants, d'enseignants et du personnel des universités ont protesté contre les réformes successives de l'enseignement supérieur et de la recherche, qui, entre autres points d'achoppement, exigeaient des établissements qu'ils trouvent d'avantage de sources de financement en dehors des dotations publiques. Depuis 2007, la loi LRU permet ainsi aux entreprises de bénéficier de déductions d'impôt à hauteur de 60 % quand elles investissent dans le supérieur, comme Microsoft l'a fait avec l'université Lyon I. Autrement dit, l’État français en se privant de rentrées fiscales, finance pour partie les opérations de communication des plus riches entreprises internationales et rend les universités dépendantes de leurs contributions.
Pour les sciences sociales et humaines, notre crainte était une perte de moyens absolue, car nous n'imaginions pas qu'une entreprise pourrait s'engager dans des domaines dont la finalité est avant tout profitable sous la forme de l'élévation des consciences critiques. A quoi donc pourrait bien ressembler une contribution d'une multinationale en histoire ou en lettres ?
La réponse à cette question est depuis venue sous la forme d'initiatives de Coca-Cola. Derrière un paravent nommé « Observatoire du Bonheur », Coca-Cola s'offre des encarts publicitaires d'un genre nouveau, où l'on peut trouver sur une même page internet, le logo de la marque, la prétention en caractères gras d'être « la marque la plus associée à l'optimisme chez les 12-19 ans » et ses « cahiers thématiques », revue simili-académique où des chercheurs publient de courts essais. Que des travailleurs intellectuels vendent leur image et leurs textes dans une démarche publicitaire est leur droit reconnu mais aussi leur responsabilité morale face à leurs collègues dans un contexte d'ingérence croissante du secteur privé dans le financement de la recherche.
Plus grave que grotesque, Coca-Cola offre également des prix à destination des doctorants qui étudient le bonheur. Que ce financement soit à destination des plus précaires parmi les producteurs de savoir n'est pas un hasard. La réalisation d'une belle thèse se fait au prix d'efforts humains surtout mais aussi financiers, et les doctorants qui parviennent au bout de leurs recherches sont souvent les plus aidés. Il est important de noter que des universités ont relayé l'appel de Coca-Cola auprès de leurs doctorants, espérant pallier les insuffisances des financements institutionnels anciens. Ainsi, Coca-Cola coopte de facto des activités de recherche littéraire et historique, ce qui marque une nouveauté dans le contexte français. Les étudiants devraient pouvoir finir leur thèse sans dépendre des investissements d'une marque préoccupée par son image et bénéficiant de la bienveillance des cadres universitaires.
Que dirait « l'Observatoire du Bonheur » d'une proposition de recherche sur le bonheur très relatif des syndicalistes Colombiens que Coca-Cola et ses filiales ont été accusés de maltraiter, pour employer un euphémisme morbide ? Que dirait « l'Observatoire du Bonheur » d'une enquête sur la responsabilité de Coca-Cola dans la progression de l'obésité ? Ces propositions ne seraient pas retenues. Si le financement par le service public représente aussi une forme de dépendance, force est de constater qu'il a été possible jusque-là pour des chercheurs de faire le bilan, parfois incriminant, de l’État qui les emploie.
Le public et l'immense majorité des chercheurs tournent déjà en dérision les quelques scientifiques qui se vendent à des entreprises championnes de la pollution pour produire des textes niant la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique. Peu s'imaginent cependant que le problème s'est étendu à d'autres disciplines. Tâchons à l'avenir de reconquérir dans les universités un espace libéré de l'arbitraire des groupes capitalistes, et soyons vigilants face à ces petites nouveautés faussement anodines qui ensemble finissent par produire une évolution significative et déplorable des conditions de production de notre savoir, dans l'intégralité des domaines scientifiques. La philanthropie d'entreprise est un oxymore Orwellien, fausse communauté d'intérêts, véritable menace pour nos universités.