Mario Synaeghel

Message par pelon » 15 Août 2003, 23:38

CITATION
Mario Synaeghel, 59 ans, retraité après quarante années de métallurgie, dénonce la déshumanisation de l'usine moderne.
La casse ouvrière


Par Haydée SABERAN
vendredi 08 août 2003

Mario Synaeghel en 11 dates
16 juillet 1944
Naissance de Noël Synaeghel à Ghyvelde (Nord). Adolescent, ses copains l'appellent Mario.
4 août 1962
Embauche à Usinor.
20 mars 1965
Mariage avec Edith, ouvrière
et fille
de docker.
5 mars 1966
Naissance de son fils.
5 janvier 1968
Naissance de sa fille.
Mai 1968
Sa barbe pousse pendant
les six semaines de grève.
Il ne la rasera plus.
1985, 1993, 2001, 2003
Médailles du travail échelons argent, vermeil, or et grand or.
1er avril 2002
Départ
en retraite progres-sive.



On le découvre devant chez lui, à Cappelle-Brouck en Flandres, occupé, malgré la canicule, à casser un muret à coups de masse pour agrandir son garage. Noël Synaeghel, dit Mario, s'essuie le visage, serre la pogne et fait entrer dans son modeste pavillon. L'ancien ouvrier d'Usinor s'installe en bout de table, trapu. En parlant, il regarde à droite et à gauche, comme s'il prenait à témoin des copains du temps d'avant, celui des conquêtes sociales. «Le temps où c'était encore marrant de travailler.»

Mécanicien quarante ans chez les métallos d'Arcelor ­ ex-Usinor, ex-Sollac ­, Mario Synaeghel a quitté son usine plus tôt que prévu, à 58 ans, en rachetant des jours grâce à sa prime de fin de carrière. «J'en avais marre. Y avait plus de liberté, toujours des gardes-chiourmes sur le dos. On est content de travailler seulement si on est libre. Sinon, c'est pas la peine.» Il a des yeux bleu foncé, furibards. «Mes chefs sont contents, ça leur a fait un emmerdant de moins.»

Conscient de classe (il adore Brel «et pourtant, c'est un fils de riches»), avare de mots, souvent en colère, Mario Synaeghel est donc un «emmerdant». Une espèce en voie d'extinction. Du genre à refuser qu'un type se balade derrière lui avec un chronomètre. «Je me laisse pas faire.» Il a été délégué CGT. Un an. Assez pour se rendre compte qu'il n'était pas fait pour négocier : il se fâchait trop vite. Il vote communiste mais n'a jamais été encarté : «Je veux rester libre.»

Aujourd'hui, quand il se met en colère contre «la société de maintenant», c'est à sa télé qu'il en veut. Même éteinte, elle l'énerve. Il la désigne du menton et il râle. Contre ceux qui font «coudre des ballons aux gosses de 5 ans», ceux qui interviewent le Président sans poser «les bonnes questions», contre «ces voleurs de banquiers», contre la prime de rentrée scolaire «faite pour relancer la consommation». «On devrait être tous pareils, comme au temps où on avait des blouses. Moi, j'étais à l'école gratuite, avec des fournitures gratuites.»

Petit-fils de paysan métayer («encore un esclave»), fils d'ouvrier, il n'a pas choisi son métier. Mais ne se souvient pas d'avoir rêvé d'un autre. «Il fallait vivre.» Il n'a connu qu'une seule boutique, pas de chômage, quatre médailles du travail. Il est entré dans l'immense aciérie à 18 ans, avec un CAP d'ajusteur. Il réparait les grues, les locos, les chariots élévateurs. Pendant l'âge d'or, il comptait une trentaine de collègues dans son atelier, pour 11 000 ouvriers. Quand il est parti, ils étaient moitié moins. Tout s'est automatisé, «externalisé».

Ambiance révolue des usines d'hier. «On travaillait 48 heures, six jours sur sept. C'était dur, mais ça allait. Parce qu'on savait qu'on pouvait rigoler et faire une paire de conneries.» Les batailles de boules de neige l'hiver, les bagarres de seaux d'eau l'été. La fête à la Saint-Eloi, patron des métallos, occasion de monumentales bitures. Dans les ateliers, brochettes, merguez, chansons et bière. Depuis quatre ou cinq ans, l'alcool n'est plus toléré. La Saint-Eloi s'aseptise ­ délocalisée au resto sur décision des chefs d'atelier ­ ou disparaît. La rentabilité est maximale, les ouvriers de plus en plus seuls à leur poste et les liens distendus par le turn-over des intérimaires. «Les gens n'ont plus envie de rire. C'est psychologiquement que ça va plus. C'est dû à leur façon amerloque de gérer, qui vient des hautes écoles, leurs séminaires, leurs graphiques et leurs camemberts.»

Il rigolait en bande. Ses copains l'appellent Mario, un nom trouvé «sur une affiche de cinéma». Au «quartier général», chez Boum Boum, «un ancien maraîcher un peu grippe-sous», Mathilde, la serveuse, servait des verres en douce. Ils écoutaient Radio Caroline, la radio pirate off-shore qui émettait depuis la mer du Nord. Dunkerque s'amusait. «Le port était plein de bateaux. La nuit, on la voyait pas passer. Les entraîneuses faisaient boire le marin. Ça vit plus comme ça, Dunkerque.» Sur les quais, il y a moins de dockers, les grues transportent les conteneurs. Les marins ne restent plus qu'une journée. «Aujourd'hui, y a plus que des banques et des boîtes d'intérim. Et à partir de 19 h 30, il se passe plus rien. Tout va vite, c'est le progrès.»

La mère tenait un bistrot au bord du canal de Colme, près de la frontière belge. Les ouvriers des filatures de Roubaix et de Lille venaient le week-end, pêcher. Quand il était gamin, toute la famille, y compris le père, ajusteur, épluchait les pommes de terre pour servir des steaks-frites-salade. Il rencontre Edith dans un autre bistrot, celui qu'elle tient avec ses parents, à Saint-Pol-sur-Mer. Elle est ouvrière, fille de docker communiste, future déléguée syndi cale, CGT forcément. Lui est déjà «un mordant», à l'usine. Ils se plaisent, vont danser en Belgique.

Mario Synaeghel a aimé sa jeunesse. Et plaint les jeunes d'aujourd'hui. «Je voudrais pas être à leur place. L'usine n'embauche plus que des cadres, des fils de riches, pleins de diplômes, qui n'ont plus d'horaires, et qui veulent grimper. Elle ne recrute plus d'ouvriers. Ils ne sont plus bons que pour faire les esclaves dans les boîtes d'intérim, faire toute la merde. S'ils l'ouvrent, ils restent à la maison. Ils sont tellement précaires qu'ils se syndiquent plus.» Et lui, à leur place ? «J'en sais rien. J'aurais résisté. Mais comment ? Ils sont sous pression tout le temps. On se tutoie, patati, patata. Mais si on est pas d'accord, c'est fini. Plus d'augmentation. La pression est individuelle. On dit "zéro accident", mais maintenant, le gars qui se coupe, il se nettoie lui-même et il reste chez lui, pour pas faire sauter sa prime. C'est la façon d'être de maintenant. Une sorte de guerre.»

Sa guerre à lui : Mai 68. Six semaines de piquet de grève, pendant lesquelles il ne s'est plus rasé. La barbe, il l'a gardée depuis, en souvenir. Une épopée rude. «Y avait plus un rond à la maison. On vivait avec les bons de la mairie.» Aujourd'hui, ce serait impossible. «Les jeunes sont dans les dettes jusqu'au cou. Ils ont tellement de crédits qu'ils peuvent pas se payer un timbre de syndicat.ÊIls peuvent pas se permettre une demi-journée de grève. C'est les temps modernes. C'est avec ça qu'on tient les gens. Nous, on vivait en HLM. Les huissiers, ils pouvaient rien nous prendre. On n'avait rien.»

En mai dernier, il aurait bien aimé que «le pays s'arrête», encore une fois. Pour les retraites, pour la Sécu, pour sa fille intermittente du spectacle, comédienne et auteur à Marseille. «Ceux qui disent qu'il faut aller jusqu'à 62, 63 ans, ils ont jamais travaillé. Qu'ils viennent, ceux du gouvernement, faire les postes pendant un an.» Il prétend ne pas s'être fait d'illusions sur une grève générale. «Si c'est pour lancer un mot d'ordre et être suivi par vingt pouilleux, c'est pas la peine. Les gens, ils se la jouent perso. Faut pas rêver.» Justement, il rêve encore : «Ça serait bien si ça chauffait en septembre ».



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