
article de JL Beauvois sur le site maniprop
a écrit :Pluralisme démocratique, minorité de blocage, le cas douteux de notre démocratie libérale
La démocratie et le règne minoritaire La bipolarisation forcée des élections présidentielles.
Un parti unique (le Parti Libéral Européen) est aux commandes en France avec le soutien des médias
samedi 10 février 2007. Par Jean-Léon Beauvois.
La démocratie est, dit-on le gouvernement des majorités. On dit aussi souvent qu’elle est le lieu d’un débat pluraliste. Nous verrons, à propos de l’élection présidentielle qui se déroulera en cette année 2007, qu’elle peut aussi être le règne d’une minorité organisée en un parti unique informel à deux tendances qui fait obstruction au débat pluraliste et à l’émergence toujours possible de majorités réelles.
La démocratie, idéalement, en tant que système de gouvernement, est, dans son essence même, animée par deux exigences profondément contradictoires. Si l’une est bridée, l’autre peut imposer sa loi et c‘est alors la démocratie qui s’effondre. Or, il est exceptionnel que ces deux exigences s’équilibrent harmonieusement. Aussi n’est-on que très rarement en situation de démocratie satisfaisante pour tous. Il est pourtant du rôle des démocrates, et notamment des intellectuels qui placent la République et la démocratie dans les valeurs politiques fondamentales, de militer pour la recherche ou le maintien de cet équilibre, même s’il ne peut satisfaire les militants politiques de toute tendance qui voudraient bien, chacun, que l’une de ces deux exigences prenne le pas sur l’autre à leur profit.
Pluralisme ou tentation majoritaire ?
La première de ces deux exigences constitutives de la démocratie est l’exigence de pluralisme. Il est de la définition même de la démocratie que toute opinion puisse s’y exprimer et, on l’oublie trop facilement quelquefois, être proposée aux citoyens pour jugement [1]. Personne ne jugerait démocratique un état dans lequel certaines opinions seraient interdites de droit ou de fait, opinions pourtant conformes à l’état du savoir [2]. Sans doute la poussée vers le pluralisme était-elle la force dominante de la démocratie grecque dans son âge classique, une démocratie directe, l’expression directe sur l’agora permettant à toutes les thèses, défendues de plus par des citoyens rompus à la rhétorique, d’être exposées face aux autres citoyens. Il va de soi que les citoyens ayant des idées minoritaires seront particulièrement attachés pluralisme et le revendiqueront lorsqu’il n’est pas réalisé.
La deuxième de ces deux exigences constitutives de la démocratie est l’exigence de majorités stables permettant le gouvernement. La démocratie étant un système de gouvernement (et non un penchant dans les relations sociales et interpersonnelles), elle ne doit pas conduire à des révisions politiques récurrentes qui seraient des handicaps pour l’action politiques tant intérieure qu’extérieure. Aussi, personne ne jugeraient démocratique un état dans lequel la constitution de majorités serait impossible face à la diversité d’opinions réfractaires les unes aux autres. Pourtant, les citoyens croyant appartenir à une majorité mettront volontiers l’accent sur l’importance du fait majoritaire la nécessité de son maintien au détriment de l’expression du pluralisme.
On pourrait penser que la poussée vers un type de majorité qui se reproduit au détriment de l’expression du pluralisme caractérise les démocraties à l’heure des mass media, c’est-à-dire nos démocraties libérales d’aujourd’hui. Mais hélas la question se pose de savoir s’il s’agit réellement, chez nous, d’une majorité.
la post-démocratie ?
On peut argumenter, en effet, que la théorie du fait majoritaire a rendu impossible en France l’expression du pluralisme. C’est la raison pour laquelle nombreux sont ceux qui avancent l’idée que nous en avons de fait terminé avec la démocratie pour entrer dans une autre ère, qu’on appelle cette ère le totalitarisme tranquille [3], le totalitarisme démocratique [4] ou encore, pour ne pas se mouiller, à la manière de Philippe Séguin, une ère post-démocratique [5]. Ce sentiment de régression de la démocratie semble lié au fait que l’exigence majoritaire semble avoir, dans notre République, réduit à néant l’exigence de pluralisme et étouffe l’expression des minorités. De cette régression, les évidences sont nombreuses :
une soi-disant bipolartisation durant les élections, notamment présidentielles, qui cache le fait objectif d’un parti unique aux options fondamentales pourtant minoritaires. J’ai défendu, dans mon livre Les Illusions Libérales, individualisme et pouvoir social l’idée que nous étions soumis à un régime de parti unique informel à deux tendances. Ce parti a gouverné la France durant toute la Vème République à deux années près (1981-1983). Il repose sur un consensus de tous ses membres sur quelques options essentielles, entre autres ces trois-là.
1. le libéralisme économique et ses implications fondamentales (économie de marché, refus des monopoles d’état, attraction irrépressible vers les grands conglomérats financiers, industriels et commerçants, insertion dans le processus de mondialisation, volonté explicite ou implicite de réduction de la fonction publique [6]
2. l’intégration européenne avec des choix particuliers sur les plans monétaire (option pour une monnaie forte comme l’euro), économique (choix libéral : la concurrence libre et soi-disant non faussée) puis politique (options de fait plus vagues permises par le mot "social" : l’europe sociale de marché !)
3. L’acceptation par cette Europe d’intérêts supérieurs dits « atlantistes », supposés garantis par les Etats-Unis [7].
Ce sont ces options options qui m’ont fait appeler ce parti unique informel le Parti Libéral Européen. Ce fait qu’une même soi-disant majorité s’auto-distribue le pouvoir a du mal à apparaître pour deux raisons [8] :
d’abord parce que ce parti informel a bien deux, voire trois tendances lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les points fondamentaux de ce consensus. Une tendance dite de droite (Sarkosy, Bayrou), plus autoritaire, peut-être un peu plus libérale sur le plan économique, plus atlantiste, plus à l’aise avec le libre-échangisme international que la tendance dite de gauche, plus prompte à s’intéresser aux « petits », aux « pauvres », à ceux « d’en bas »... avec les mêmes critères. Il faut de tout pour faire un parti, même informel.
ensuite parce que les tendances de ce parti unique se font une guerre de principe pour le pouvoir (qui s’avère surtout une guerre de « personnes ») en ayant des organisations distinctes qui se présentent elles-mêmes comme des partis (l’UMP, l’UDF, le PS), ce qui justifie à première vue l’idée indispensable en démocratie d’alternance majoritaire. S’il s’avérait que ces alternances se fassent au sein d’un même parti, persisterait-on à les tenir pour des alternances ? Mais le fait est qu’il y a plus d’écart politique entre la droite et la gauche du PS (on l’a vu en 2005) qu’entre Monsieur Sarkosy et Madame Royal. Le rêve de beaucoup (de journalistes connivents) serait que se réalise un jour dans le formel le régime de parti unique qui reste pour l’instant informel (et c’est parce qu’il est informel que le totalitarisme est tranquille), ceci avec une coalition de gouvernement à l’allemande. Ajoutons que c’est précisément parce que ce parti unique fonctionne bel et bien que des intellectuels réputés peuvent circuler et passer d’une tendance à l’autre au gré des circonstances. L’existence de ce parti informel qu’on croit majoritaire [9] focalise l’expression du pluralisme sur une zone très restreinte de l’univers politique réel. Et c’est là qu’intervient le rôle de gardien de l’ordre des médias :
les médias font objectivement de la propagande pour des idées minoritaires en magnifiant cette bipolarisation factice. Le « débat » semble plus spectaculaire et télégénique lorsqu’il se présente sous la forme d’un affrontement entre deux personnalités marchant à la tête de leurs troupes, comme Vercingétorix face à César [10]. Même si cela suppose de graves distorsions dans l’accès des divers candidats aux médias [11], on comprend donc que les journalistes soient focalisés sur le duel au sommet, sur les péripéties de cet affrontement rendu plus haletant par l’intervention de 3ème homme, sur les coups portés qui font mal, faisant de l’élection présidentielle un véritable thriller qui ne manque pas de passionner les gens (même s’ils disent ne pas aimer ça dans un sondage [12]. Mais ce faisant, ces mêmes journalistes, dans la mesure ou les deux candidats portent, ensemble, des options que les récents scrutins ont montrées minoritaires, options qui sont celle du parti informel, ils se font les propagandistes innocents ( ?) de ces options en les présentant au public comme irrémédiables, obligatoires, comme on dit : pliées. Cette bipolarisation médiatique est une grave, très grave entorse à l’exigence de pluralisme. D’ailleurs :
Les médias ne sont pas représentatifs de l’éventail politique français et ne peuvent donc porter le pluralisme. C’est une évidence qu’il convient de rappeler. Longtemps, les journalistes se sont abrités derrière l’idée absurde qu’ils avaient l’art de dissocier l’information (soi-disant neutre) du commentaire (engagé). Cette idée est absurde puisque, on vient de le voir, le choix même de l’information qu’on décide de rapporter est un choix politique (pourquoi parler de ce qu’a dit Le Pen et non de ce qu’ont dit Dupont-Aignan, Voinet et Besancenot dans la même émission télévisée ?). C’est un choix politique de consacrer dans un journal 6 minutes aux activités des deux « principaux » candidats qui portent ensemble des options minoritaires et moins d’une minute à tous les autres. On a vu encore l’absurdité de cette idée de dissociation information/commentaire durant la campagne de 2005, campagne parfaitement analysée du point de vue qui nous occupe par Serge Halimi dans Le Monde Diplomatique d’alors. Une presse pluraliste devraient faire sa part de façon équitable à chacune des opinions politiques qui existent sur l’éventail des opinions. Ceci ne serait possible que si les engagements des journalistes étaient eux-mêmes représentatifs de cet éventail, en gros, si vous aviez des chances d’entendre, notamment sur les chaînes et radios du service public, un édito ou un commentaire de tendance Gaulliste de gauche, trotskyste, verte ou frontiste, pas forcément tous les jours, mais de façon suffisamment régulière pour être confrontés à ces opinions-là. Ce n’est de fait pas le cas et on peut se demander si l’économie libérale appliquée à la presse est compatible avec l’exigence de pluralisme que devrait satisfaire une presse démocratique.
L’illusion majoritaire et sa reproduction
Nous sommes ainsi conduits à constater que, dans notre démocratie libérale, ce n’est même pas la satisfaction de l’exigence majoritaire qui exclut le pluralisme puisque le gouvernement n’est pas aux mains d’une majorité populaire (de citoyens ou d’électeurs) qui ferait valoir ses options politiques, mais aux mains d’un parti à deux tendances qui impose des options qui restent minoritaires à travers des alternances sans réelles alternatives [13] On peut donc être d’autant plus sceptique à l’égard de notre démocratie que la non satisfaction d’une exigence démocratique fondamentale (le pluralisme) ne laisse pas place à la satisfaction effective de l’autre (la constitution de majorité de citoyens). Les « majorités » sont illusoires dans la mesure où il s’agit de majorités partisanes et non de majorité d’électeurs et encore moins de citoyens de notre République. Cela fait sans doute sens par rapport à la dite « crise de la représentation ». Je n’ai pas ici l’intention d’aborder les biais constitutionnels qui permettent l’entretien de cette illusion (le mode de scrutin notamment).
Je m’arrêterai plutôt pour conclure sur deux faits récents qui permettent la reproduction de cette majorité illusoire et qui concernent l’élection présidentielle, élection très spécifique à la démocratie française. Elle pourrait et a pu être l’occasion d’une belle expression du pluralisme des opinions françaises. Ce sera hélas de moins en moins le cas.
Le problème des signatures A priori, la nécessité d’un nombre X de garants du sérieux d’une candidature est une bonne idée qui débarrasse le scrutin de candidatures indésirables, je veux dire de candidats ne représentant qu’eux-mêmes, leurs propres intérêts, voire les intérêts d’un groupe très particulier sans position sur l’éventail des opinions politiques (les fameux joueurs de pétanque [14]). Mais ce qui devrait être une procédure garantissant le sérieux des candidatures devient peu à peu le début du combat par des moyens bureaucratiques et antidémocratiques avec les injonctions à leurs élus des grands partis de ne pas signer pour untel ou une telle, voire de ne signer pour personne. C’est typiquement un barrage bureaucratique contre les candidatures hors parti informel unique, un refus du pluralisme, donc le refus d’une exigence démocratique élémentaire. Aussi ai-je dit sur ce site qu’on pouvait sérieusement douter des convictions réellement démocratiques des chefs de parti s’étant laissés aller à une telle mesure antidémocratique. Bientôt, ne pourront se présenter que ceux qui disposent déjà d’un ample support d’élus, et l’affaire sera pliée, comme on dit, le pluralisme sera devenu impossible.
Les comptes de campagne. À l’heure des médias et de l’audimat, les images et formules comptent, surtout lorsque le débat est pauvre et cantonné à quelques idées sur lesquelles les « principaux » candidats ont décidé de s’opposer. Or, les images et les formules coûtent cher. Elles impliquent de grandes messes dans de grands théâtres, des supports onéreux pour exister sur les routes et des honoraires pour les « spécialistes » en communication [15]. Les candidats, au départ, ne sont pas égaux. Et pour des journalistes ayant peu d’implication dans la déontologie de leur métier, les images seront plus belles (et peut-être même, de son point de vue, plus « émouvantes ») lorsqu’il se sera rendu au lancement de la campagne d’un candidat richement doté (et pas seulement en subvention gouvernementale ou aide se son parti) que s’il s’était rendu au meeting dans une ville de la proche banlieue où un « petit » candidat pauvre et non médiatisé a annoncé sa candidature. L’argent n’a jamais été pluraliste, ni les hommes d’argent. Un état réellement démocrate se devrait d’aller à rebours de cette loi et de viser l’égalisation des comptes de campagne [16]
Bref, pour sortir de la dictature d’un parti unique, il faudrait du pluralisme et l’émergence de vraies majorités. Tout est bouclé pour que cela soit de fait impossible. Tout baigne : une minorité règne.
[1] L’accès des candidats aux media d’information est un critère de la liberté des élections.
[2] C’est la raison pour laquelle je ne comprends toujours pas pourquoi en France aucun homme ou femme politique ne s’est offusqué (e) publiquement de voir un mouvement communiste interdit dans une soi-disant démocratie de l’Union Européenne : la Tchéquie. VoirDélit d’opinion : Les Jeunesses communistes interdites par le gouvernement tchèque
[3] Bellon, A., Robert, A.-C., Un totalitarisme tranquille, la démocratie confisquée, Edition Syllepse, 2001
[4] voir l’article récent de Patrick Mignard sur Altermonde-lavillage.com ; voir aussi le numéro 2005-1 de Cairn
[5] voir son livre : Plus français que moi tu meurs, Montréal, Albin Michel
[6] voir l’accord de Chirac et Jospin à Barcelone lorsqu’il s’agissait de programmer la réduction des services publics...
[7] Je ne suis hélas pas convaincu que Lionel Jospin aurait eu face à G. W. Bush autant de volonté de non soumission qu’en a eu Jacques Chirac. On se souvient par ailleurs de la dissension entre François Mitterand et Jean-Pierre Chevènement à l’occasion de la première guerre du Golfe.
[8] Si ce parti était le parti des sages, comme on le présente quelquefois en vantant le sens des réalités, le sens de l’État de ses membres ; le fait qu’il regroupe des tendances "de gouvernement"... il faudrait admettre que plus de 50% des électeurs ne sont pas sages vu que la conjonction des deux premiers points ci-dessus ne rassemble pas 50% des français, ce qu’a montré à l’évidence le référendum de 2005 qu’on essaye d’oublier. Or, la question posée, à laquelle il a été répondu NON, était précisément la conjonction dans la constitution européenne des deux premières options que je viens d’évoquer, peut-être même des trois
[9] Tant les élections de 2002 que le référendum de 2005 ont montré qu’il ne l’est pas. Et je ne parle que des suffrages exprimés. Que deviendrait l’apparence majoritaire avec les votants, avec les gens inscrits sur les listes, les gens susceptibles d’être inscrits ?
[10] Pour la qualité du spectacle, on peut aussi s’intéresser aux éventuels 3èmes hommes. Une émission récente de la 2 faisait intervenir Le Pen, Dupont-Aignan ; Besancenot et Voinet. J’écoutais les information le lendemain à la radio : on ne parlait que de ce qu’avait dit Le Pen. Pluralisme ?
[11] Et donc de graves distorsions de l’égalité dans les possibilités de distribution de l’information aux électeurs, égalité qu’on tient pourtant pour un critère de la liberté d’une élection dans une démocratie, et qui nous permet de bien rire quand elle n’est pas réalisée dans des peuples exotiques. Mais il y a longtemps que nos journalistes ont accepté l’axiome selon lequel nos élections étaient libres comme notre presse est libre sans réfléchir à ce que signifie "libre".
[12] Les psychologues sociaux savent ce qu’est le processus dit d’auto-présentation.
[13] J’exclus délibérément les sondages de l’analyse. Non que je n’y croie pas. Je crois en ce qu’ils disent (et je ne crois pas en ce qu’ils ne disent pas). La démocratie implique le débat et ce n’est qu’à l’issue d’un débat ayant amené les citoyens à réfléchir aux options disponibles et à l’incidence de ces options sur leurs conditions d’existence que l’opinion à une réelle valeur politique. On l’a vu en 2002 et en 2005. En l’absence de débats et d’enjeux électoraux mobilisant effectivement la réflexion des gens, les opinions données par un sondage ne sont que de frêles fleurs poussant sur des sols assez mouvants. Elles ne peuvent avoir se signification politique.
[14] Le groupe Chasse, Pêche et Traditions a dû se doter d’une véritable idéologie pour être politiquement acceptable et prendre place dans l’éventail des opinions.
[15] Je revendique toujours la formule que j’ai utilisée devant un journaliste du Nouvel Économiste : le premier gouvernement qui sera à la fois démocrate et courageux proposera une loi interdisant le marketing politique.
[16] Je vois déjà des journalistes dire « ce qu’on s’emmerderait » ! C’est tout simplement que le débat les emmerde, sans doute parce que ce débat manque de sang, alors, on l’a vu, qu’il n’emmerde pas toujours le peuple. Il n’emmerde que le peuple rêvé par les spécialistes en communication.