Le Monde
Louis Chauvel
La crise sociale française. - Classes moyennes, Le grand
retournement
Le grand retournement Pendant des décennies, les classes moyennes
étaient considérées comme fort éloignées des difficultés des classes
populaires. Aujourd'hui, une génération de jeunes diplômés craint de ne
pouvoir trouver sa place, tant dans le public que dans le privé. Sixième
et dernier volet de l'étude « Le Monde » et La République des idées sur
« la crise sociale française »
Les radiographies récentes des fractures de la société française ne
laissent pas augurer leur réduction prochaine. L'épisode printanier du
contrat première embauche (CPE) aura eu le mérite de révéler
clairement le mal : aujourd'hui, la question sociale ne se situe plus
simplement à la périphérie, dans la marginalisation d'une sous-classe
désaffiliée, ni uniquement dans les banlieues de relégation, ni non plus
à l'opposé, dans la sécession des élites, mais au coeur même de la
société française, en son noyau central.
Il s'agit bien aujourd'hui de jeunes diplômés de l'université issus des
catégories intermédiaires qui voient se dérober sous leurs pas les
dernières marches à l'entrée dans les classes moyennes. Ils vivent ce
retournement comme un risque de déchéance dans une classe
d'incertitude sans avenir ni retour, et leurs parents assistent avec eux à
l'extinction d'un projet social hier triomphant.
Il a fallu plus de dix ans pour mettre clairement en évidence cette
nouvelle dynamique, installée dans les réalités objectives depuis bien
plus longtemps, mais que notre capacité de déni nous empêchait de voir
clairement.
Ce retournement dynamique apparaît dans un contexte où, pendant des
décennies, les classes moyennes ont fait figure de maillon le plus solide
de la société française. Elles étaient considérées comme une classe de
confort, protégée et choyée, stable, située fort loin au-dessus de l'écume
des difficultés des classes populaires.
En novembre 1994, dans un entretien au Monde, Jacques Delors,
encore candidat à la candidature [à l'élection présidentielle de 1995],
s'alarmait d'une France où « deux tiers vivraient plus ou moins bien,
mais sans s'occuper de ceux qu'ils laisseraient au bord de la route : le
troisième tiers, au sein duquel se trouveraient les exclus, les marginaux,
les sans-espoir ».
L'hypothèse dominante d'une « moyennisation », chère au sociologue
Henri Mendras (1927-2003), était que seule une minorité d'exclus d'une
part et une fraction dirigeante de l'autre échappaient à une société
fondée sur deux tiers de bénéficiaires avec, en son centre, une classe
moyenne dominatrice et contente d'elle-même, maîtrisant son destin
social et partageant une culture de sécurité et de confiance dans l'avenir.
Ce portrait social d'une classe moyenne heureuse correspond-il
aujourd'hui à 70 % de la population, ou plutôt à 10 % ? Tout semble
indiquer que ce noyau central, idéalement situé aux environs de 2 000
euros de salaire mensuel, doit faire face à un vrai malaise et connaît,
comme par capillarité, la remontée de difficultés qui, jusqu'à présent, ne
concernaient que les sans-diplôme, les non-qualifiés, les classes
populaires. A la manière d'un sucre dressé au fond d'une tasse, la partie
supérieure semble toujours indemne, mais l'érosion continue de la
partie immergée la promet à une déliquescence prochaine.