a écrit :«La France invisible», un pavé dans les marges
Une vaste enquête sociologique démontre le décalage entre le discours politique et la réalité d'un système saturé par les «nouvelles inégalités».
Par Eric AESCHIMANN
QUOTIDIEN : Lundi 23 octobre 2006 - 06:00
Les «invisibles» seront-ils les invités surprises de la présidentielle ? La campagne lèvera-t-elle le voile sur les «inégalités cachées», pour reprendre l'expression d'un haut fonctionnaire gouvernemental ? A six mois du premier tour, un petit parfum de nouveauté flotte sur le débat politique. Fin 2001, la précampagne était dominée par la sécurité (à droite) et les disputes entre alliés (à gauche). Cette fois-ci, qu'il s'agisse du droit au logement, de la carte scolaire, des 35 heures ou des effets de la hausse des prix, les premiers clivages portent sur les questions sociales et, plus précisément, sur les nouvelles formes d'inégalités. Poussés par plusieurs publications, stimulés par la nécessité tactique de se distinguer de leurs devanciers, les aspirants candidats en viennent même à faire de leurs capacités à exprimer la nouvelle donne sociale leur principal atout.
Souffrance. En librairie depuis dix jours, la France invisible constitue l'expression la plus frappante de cette évolution. En 650 pages, les auteurs font parler ceux dont on ne parle pas ou presque. «Banlieusards», «délocalisés», «démotivés», «intermittents de l'emploi», «pressurés», «sous-traités», «déclassés» : l'énumération est saisissante, et il s'en dégage une souffrance sociale d'autant plus cruelle qu'elle est morcelée et semble laisser chacun seul face à son destin. Loin des catégories sociales classiques en vigueur depuis l'après-guerre (classes moyennes, ouvriers, employés, etc.), la France invisible décrit le déploiement des inégalités sur des registres très différents : lieu de résidence, couleur de peau, santé, conditions de travail, type de contrat.
C'est le choc du 21 avril 2002 qui a incité chercheurs et essayistes à prendre conscience que la réalité sociale ne correspondait plus aux canons d'antan. Ce fut par exemple le cas du philosophe Patrick Savidan, qui, estimant que l'élimination de Lionel Jospin avait été «le résultat d'un mauvais diagnostic sur la société française», s'est associé au magazine Alternatives économiques pour fonder l'Observatoire des inégalités, qui publie ce mois-ci son premier Etat des inégalités en France (1). On y redécouvre qu'un couple qui dispose d'un revenu mensuel après impôt supérieur à 4 077 euros fait partie des 10 % des Français les plus aisés. On y apprend que l'écart d'espérance de vie se creuse entre ouvriers et cadres supérieurs. Que, si les enfants de cadres supérieurs représentent 12 % d'une classe de sixième, ils «pèsent» 42 % d'une classe préparatoire.
D'autres initiatives telle que la République des idées, lancée par Pierre Rosanvallon ont convergé, et, à l'orée de la nouvelle campagne, leur travail de dévoilement commence à porter ses fruits. L'exemple des accidents du travail permet de mesurer le chemin parcouru. Il y a deux ans, le sociologue Philippe Askénazy montre que, contrairement aux idées reçues, ils sont en hausse (2). «Le thème commence à être repris par les politiques», note le chercheur, qui voit des députés PS s'en emparer. Certes, le sujet n'apparaît pas dans le programme du PS, rédigé au printemps. Mais il est présent dans les blogs de Dominique Strauss-Kahn et Ségolène Royal (mais pas de Fabius). Même l'entourage de Nicolas Sarkozy a manifesté son intérêt pour la question.
Prudence. Autre exemple : les prix. Dans la partie théorique de la France invisible, le sociologue Stéphane Beaud voit dans la stabilité de l'indice de l'Insee au moment du passage à l'euro l'exemple flagrant du décalage entre discours officiel et réalité. Philippe Askénazy ajoute que l'indice évalue les frais de logement à seulement 6 % du budget des ménages, ce qui paraît peu. Et voilà que, reprenant la balle au bond, Ségolène Royal a proposé, lors du premier débat avec ses concurrents du PS, de remettre l'indice à plat, tandis que Sarkozy affirme que l'euro «a masqué une réelle hausse des prix».
Précarité, déclassement, inégalité scolaire, inégalité de logement : les nouvelles figures de l'inégalité reviennent désormais fréquemment dans les discours de Ségolène Royal et Dominique Strauss-Kahn. Quant à Nicolas Sarkozy, depuis la mi-juin, il prend des accents séguinistes pour s'adresser «à cette France qui souffre, dont tout le monde parle, mais à laquelle pourtant on ne parle pas.» A Périgueux, il a promis de rendre opposable le «droit au logement» : un administré en manque de logement pourrait traîner une municipalité devant les tribunaux. Une réédition du coup de la fracture sociale ? Martin Hirsch, président d'Emmaüs, souligne la prudence des candidats, malgré l'emballement : «Ils tâtonnent. En prenant des positions trop tranchées, ils ne savent pas s'ils vont attirer à eux ceux qui souffrent ou s'ils vont faire fuir ceux qui ont le sentiment qu'on ne s'intéresse qu'aux exclus.» Les «invisibles» sont peut-être en train de conquérir leur visibilité. Peut-être...
(1) Coéditions Observatoire des inégalités-Belin.
(2) Les Désordres du travail, éditions La République des idées-Le Seuil, 2004.
http://www.liberation.fr/actualite/societe/212388.FR.php
:blink: Ils sont absolument incroyables de découvrir la réalité avec autant de candeur. Ils vivent à ce point dans leur bulle qu'ils viennent seulement de se rendre compte de ce qu'est la société ?