(Le Monde @ 18 janvier 2006 a écrit :La facture du Crédit lyonnais : 16,8 milliards d'euros
C'est l'histoire d'une promesse non tenue. Voilà dix ans, lors de la découverte des dérives du Crédit lyonnais, l'Etat s'était engagé à identifier, dans un délai raisonnable, les responsabilités et à obtenir les sanctions adéquates. Il s'était gardé, cependant, d'estimer le montant des pertes que le contribuable français aurait à assumer. Début 2006, le coût total des dérives du Crédit lyonnais et de ses filiales, ainsi que les choix contestables des dirigeants et des autorités de tutelle, a été estimé par les experts à 16,8 milliards d'euros (110 milliards de francs). L'Etat n'est parvenu, à ce jour, à recouvrer aucune somme significative.
La faillite du Crédit lyonnais est aussi devenue l'échec de la justice. Le bilan judiciaire de dix années d'enquête paraît à ce point mitigé que la capacité ou la volonté de l'Etat à traiter ce dossier est posée par les rares magistrats ayant une vision complète de cette affaire. Pourtant, les gouvernements qui se sont succédé depuis 1995 avaient tous promis la plus grande rigueur. "L'affaire du Crédit lyonnais est avant tout la conséquence de l'éclatement de la bulle immobilière et des errements de la banque d'Etat. Il est donc impossible de récupérer des fonds", estime-t-on, aujourd'hui, au ministère des finances.
Face au gigantesque contentieux provoqué par la banque publique qui menaçait d'engorger la machine judiciaire, le gouvernement Jospin avait créé, en 1999, à Paris, le pôle financier, inspiré des pools anticorruption italiens. On lui avait assigné pour première tâche de traiter les dizaines de dossiers visant la gestion douteuse du Crédit lyonnais ou de ses filiales.
Cette affaire symbolisait l'avènement d'une nouvelle ère judiciaire en matière financière. Des experts rejoignaient les magistrats, les policiers devaient recevoir des formations spécialisées et les juges d'instruction les plus expérimentés étaient sollicités : Jean-Pierre Zanoto, Eva Joly ou Philippe Courroye. On parlait, alors, d'opération "mains propres".
Les dix-huit fiches correspondant aux principaux dossiers suspects, transmises, fin 1994 et en 1995 par la Cour des comptes à la justice pénale, sont le socle de l'"affaire du Crédit lyonnais". Fin 1996, le ministre des finances, Jean Arthuis, s'était constitué partie civile dans l'affaire des faux bilans de la banque. Sa plainte avait été jointe à celle d'un actionnaire minoritaire, Alain Géniteau, sans lequel la procédure, lancée trop tardivement, n'aurait pu couvrir les années charnières 1991 et 1992, car les faits auraient été prescrits. Par la suite, le Consortium de réalisation (CDR), chargé, en 1995, au nom de l'Etat, d'apurer le passif du Crédit lyonnais avait assumé le suivi judiciaire.
Inavouables négociations et dossiers oubliés. Aujourd'hui, le constat est amer. Comme dans la seule partie jugée de l'affaire de la banque Saga, une sous-filiale du Lyonnais, les rares fois où la justice a infligé de lourdes amendes, les difficultés rencontrées pour leur paiement ont donné lieu à d'inavouables négociations. Peu de condamnations ont été prononcées. Des dossiers sous-traités, voire oubliés, car passés entre les mains de deux ou trois magistrats successifs, ont parfois été prescrits. Des enquêtes, longues et fastidieuses, ont été limitées au strict minimum, laissant de côté des faits graves et donnant le sentiment que les poursuites engagées n'étaient pas équitables.
Les dirigeants condamnés. Parmi les rares dossiers parvenus au stade du procès, certains résultats ont, semble-t-il, découragé plusieurs magistrats, notamment lors du jugement, en 2003, des comptes 1991-1992 du Crédit lyonnais. Jean-Claude Trichet, directeur du Trésor au moment des faits, et Jacques de Larosière, alors gouverneur de la Banque de France, ont été relaxés, tandis que les dirigeants de la banque étaient condamnés.
Cette décision a en partie motivé le refus du juge d'instruction Philippe Courroye d'engager des poursuites sur les comptes 1993 et 1994, qui visent le successeur de Jean-Yves Haberer, Jean Peyrelevade, président du Crédit lyonnais de 1993 à 2003, et de nouveau M. Trichet, mais en tant que gouverneur de la Banque de France, ainsi que Christian Noyer, devenu directeur du Trésor.
L'ardoise la plus importante est imputable à celui que l'on a longtemps surnommé le "Mozart de la finance", Jean-François Hénin. Dans les années 1980, son action chez Thomson a fait de lui une légende. Entre 1983 et 1989, il y a fait fructifier un fonds de 100 millions de francs sur les marchés financiers en le portant à près de 10 milliards de francs.
Altus : 25 à 30 milliards de francs de pertes pour l'Etat. Arrivé en 1989 à la tête d'Altus Finance, filiale du Lyonnais, M. Hénin s'était vu confier par M. Haberer, président de la maison mère, la tâche d'accomplir ce qu'il était censé savoir faire mieux que quiconque : prendre des risques. Résultat, par ses investissements hasardeux, Altus a coûté à l'Etat entre 25 et 30 milliards de francs. M. Hénin, directeur général de cette filiale entre 1989 et 1993, est poursuivi dans une dizaine de dossiers distincts. Il a été condamné, en 2004, dans le seul dossier Sater (société d'environnement technique et d'aménagement rural), qui portait sur les conditions dans lesquelles Altus avait investi dans le marché des ordures ménagères.
Il est également au centre du dossier Marland, du nom de François Marland, ancien avocat qui avait tenté, avec l'aide d'Altus, de constituer un groupe national de distribution. Le procureur de la République de Paris a reçu, début janvier 2006, le projet définitif des réquisitions de son parquet dans cette affaire.
Liquidation frauduleuse. Le dossier Marland comprend les comptes 1990-1993 d'Altus, mais aussi les liens entre Marland Distribution et le groupe de distribution toulousain Disco. Dans ce dernier volet, la justice n'a étudié que la moitié des opérations suspectes. Elle n'a par ailleurs retenu qu'un chef de poursuite sur les quatre prévus initialement contre la liquidation frauduleuse du groupe Marland.
L'affaire Marland vise le rachat par Altus, fin 1991, de la Financière de banque et de l'Union meunière (FBUM) à la mutuelle d'assurances MAAF. Selon l'accusation, Altus aurait surévalué le prix de la FBUM pour remercier la MAAF des services rendus lors du rachat, à la même époque, de la compagnie d'assurances californienne Executive Life.
Le volet français de l'affaire Executive Life n'a cessé de s'affaiblir. Le CDR, pourtant chargé de porter l'accusation, a retiré, en 2005, sa plainte contre Jean-Claude Seys, alors président de la MAAF Assurances. En outre, les données comptables fournies à la justice par le CDR sur cette opération seraient, d'après les enquêteurs, sujettes à caution. Elles ont eu pour conséquences d'alléger les reproches formulés contre la MAAF et d'installer le doute sur la volonté de l'Etat de faire payer les coupables.
Enfin, l'aventure californienne de M. Hénin, pivot du rachat d'Executive Life en 1991, a valu à l'Etat deux procédures judiciaires aux Etats-Unis. Closes en septembre 2005, elles ont coûté près de 1 milliard de dollars (830 millions d'euros).
Avions, golfs et voiliers de luxe. Le champ des investissements très diversifiés de M. Hénin est loin d'avoir été totalement exploré. La Cour de cassation a confirmé, en septembre 2001, les condamnations prononcées dans une partie du dossier de la banque Saga. La justice avait estimé, en mai 2000, que les quatre dirigeants de cet établissement, racheté fin 1990 par Altus, avaient tiré un profit personnel de l'investissement de Saga dans six avions.
En novembre 2001, la justice a également jugé le dossier, réduit à la portion congrue, des opérations d'Altus dans des golfs, notamment celui de Saint-Quentin-en-Isère (Isère). Elle a, en revanche, conclu à un non-lieu général, en juillet 2005, dans l'affaire des voiliers de luxe de Stardust Marine, passé, en 1994, sous le contrôle d'Altus. L'ex-partie civile estime aujourd'hui que la vraie source de pertes — la construction des voiliers — n'a pas été étudiée.
Le rachat désastreux de la Metro Goldwyn Mayer. Le deuxième principal foyer de pertes du Crédit lyonnais reste encore, à ce jour, la désastreuse aventure de sa filiale néerlandaise, le CLBN (Crédit lyonnais Bank Nederland), sur les terres hollywoodiennes. Selon les calculs des avocats historiques de la banque, près de 22 milliards de francs ont été perdus dans cette affaire depuis 1990.
Tout a commencé en 1987, quand les dirigeants du Lyonnais cherchaient un investisseur pour résoudre les problèmes de trésorerie de la société américaine Cannon, dont le banquier n'est autre que le CLBN. Giancarlo Parretti, homme d'affaires italien sulfureux associé à un autre aventurier, Florio Fiorini, leur promet monts et merveilles. Sans un sou, il parvient à entraîner la banque dans le rachat, en 1990, pour 1,3 milliard de francs, de la mythique Metro Goldwyn Mayer (MGM).
Après l'avoir laissé mener grand train, le Crédit lyonnais entame, fin 1991, son chemin de croix. Parretti se réfugie, en 1996, en Italie et échappe à la justice française, qui le condamne, par défaut, en mars 1999, à quatre ans de prison et 1 million de francs d'amendes.
Bernard Tapie condamné dans l'affaire Testut. Dans la galaxie des filiales du Lyonnais, la Société de banque occidentale (SDBO) occupait aussi une place originale. Son objet social aurait pu tenir en un seul nom : Bernard Tapie, l'ancien homme d'affaires devenu comédien. La Cour des comptes et le CDR estiment que la SDBO a coûté près de 10 milliards de francs au Crédit lyonnais.
L'aide constante apportée à M. Tapie, notamment dans le cadre de la gestion de ses sociétés, a été qualifiée d'abusive par la justice. Il a été condamné, en 1996, dans l'affaire Testut, à deux ans de prison avec sursis et 300 000 francs d'amende pour "recel d'abus de biens sociaux". Il reste poursuivi pour "banqueroute frauduleuse".
M. Tapie est, par ailleurs, opposé au CDR dans le dossier Adidas. Il estime que le Crédit lyonnais l'a trompé lorsqu'il lui a vendu, le 12 février 1993, l'équipementier sportif. Actionnaire à 78 % d'Adidas, il entendait vendre sa part via la SDBO. La cour d'appel a donné raison, fin septembre 2005, aux liquidateurs des sociétés de M. Tapie en condamnant l'Etat à payer 135 millions d'euros. L'Etat a décidé de se pourvoir en cassation.
Rachat du siège de France Soir. Dernière source de pertes majeures pour l'ancienne banque publique — près de 7 milliards de francs —, IBSA (International Bankers SA), filiale du Crédit lyonnais, concentrait les activités immobilières. Créée en 1982 par Jean-Maxime Lévêque, dirigeant du CCF puis président du Crédit lyonnais de 1986 à 1988, IBSA prêtait son concours financier à des marchands de biens. La justice a découvert que de nombreuses opérations avaient donné lieu au versement de commissions occultes, notamment lors du rachat du siège de France Soir, en 1989. De sulfureux associés de M. Lévêque, tels que le marchand d'armes Akram Ojjeh (1918-1991) ou l'intermédiaire libanais Samir Traboulsi, n'ont pas été inquiétés.
M. Lévêque a été placé en détention provisoire pendant quatre mois, en 1997, et figure parmi les trente personnes mises en examen dans cette affaire ouverte le 19 septembre 1994. La justice a clos cette enquête le 20 décembre 2005, mais le procès aura lieu, au plus tôt, début 2007. Les magistrats entendent juger les comptes 1991-1993, une partie des opérations suspectes dénoncées initialement ainsi que les commissions frauduleuses perçues par les dirigeants et les promoteurs.
Un bilan provisoire. Plus de dix ans après s'être saisie de l'affaire du Crédit lyonnais, la justice reste, en revanche, au point mort dans le dossier Novalliance. La société dirigée par Alain Mallard a été source, selon le CDR, de 2,3 milliards de francs de pertes.
D'après les enquêteurs, trois abus de biens sociaux auraient été commis au préjudice de ce groupe. Pour le premier, au sein de Novalliance, des augmentations de capital qualifiées de "fictives" auraient permis à Altus d'améliorer ses comptes 1992 et 1993. Par ailleurs, en 1992, le central informatique et 70 immeubles du Crédit lyonnais auraient été achetés par Novalliance pour sauver les comptes du Crédit Lyonnais. Enfin, en 1994, sous la présidence de M. Peyrelevade, le groupe Mallard investissait, contrairement à ses intérêts, mais à la demande du Crédit Lyonnais, dans des entreprises en difficulté telles que le transporteur Mory ou Garonor, une société de gestion d'entrepôts.
Dix ans après l'ouverture des enquêtes, le bilan reste donc provisoire. Et ce d'autant plus que le CDR lui-même a été l'objet, à son tour, de critiques sur sa gestion des actifs du Lyonnais. L'Inspection générale des finances avait déjà rendu, fin 1997, un rapport très dur à l'encontre de la présidence du CDR assurée par Michel Rouger.
Son successeur de 1998 à 2001, Raymond Lévy, ancien patron de Renault, avait dû affronter le reproche d'un excès de zèle en matière de poursuite judiciaire. Enfin, l'actuel président du CDR, Jean-Pierre Aubert, qui a géré le dossier Executive Life, reçoit actuellement la visite des magistrats... de la Cour des comptes. "Il ne faut pas confondre les pompiers et les pyromanes", tient à rappeler M. Aubert.
Jacques Follorou