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Message Publié : 17 Mai 2005, 20:13
par Barikad
a écrit :Analyse
Mai 68 revu et corrigé


LE MONDE | 14.05.05 | 13h44  •  Mis à jour le 14.05.05 | 13h44


Même si le compte n'est pas rond ­ trente-six ans ­, quelque chose se passe autour de la mémoire de Mai 1968. Longtemps objet de commémoration ou signe de reconnaissance pour une génération, le "joli mois de mai" est en passe de devenir un objet d'histoire, comme en témoignent les nombreux ouvrages et colloques qui se multiplient sur la base d'un commencement d'exploitation des premières archives.

Après Vichy et l'Algérie, le tour serait-il venu pour les turbulentes années 1960 de passer sous la loupe des spécialistes ? Une constatation s'impose en tout cas : plus on avance dans le temps, plus les historiens se montrent méfiants à l'égard du discours des anciens leaders du mouvement sur eux-mêmes, dont certains estiment qu'il a engendré un mythe : celui d'un soubresaut dont le contenu ne serait que "sociétal" et libertaire.

Pour une Américaine comme Kristin Ross, spécialiste de la culture française à l'université de New York (NYU), les "repentis" , de Daniel Cohn-Bendit à Bernard Kouchner, auraient imposé une lecture de Mai en termes de révolution culturelle, voire sexuelle, qui correspond non à la réalité historique mais à la montée en puissance de l'idéologie libérale à partir du milieu des années 1970. Depuis les années 1980, pense-t-elle, un courant dominant ne donnerait à "Mai 1968 que des dimensions culturelles, sinon morales et spirituelles" , alors qu'il s'agit d'un événement non seulement social mais politique à part entière.

Avec neuf millions de salariés ayant cessé le travail, Mai 68 demeure à ce jour "le plus grand mouvement de masse de l'histoire de France" , "la grève la plus importante du mouvement ouvrier français" et "l'unique insurrection "générale" qu'aient connue les pays occidentaux surdéveloppés depuis la seconde guerre mondiale" , écrit Mme Ross dans un ouvrage paru récemment, Mai 68 et ses vies ultérieures (Le Monde diplomatique/Complexe, 252 p., 19,90 €).

Ce mouvement de révision doit beaucoup à l'influence des grèves de décembre 1995 et à l'ébranlement intellectuel qu'elles ont provoqué. Pierre d'achoppement d'un triomphalisme libéral régnant depuis la chute du communisme, 1995 aurait rendu moins sympathique la "conversion" réelle ou supposée d'une partie des soixante- huitards aux valeurs du marché galopant.

Autre changement de regard : désormais, ni les batailles de rue du Quartier latin ni la courte séquence du printemps 1968 ne suffisent à définir l'étendue d'une rébellion qui aurait pris naissance dès le début des années 1960, dans l'atmosphère troublée de la guerre d'Algérie, pour ne s'achever qu'au milieu des années 1970, avec l'épuisement de la geste gauchiste... Mai 68 prend donc désormais la densité d'une période de l'histoire contemporaine française à proprement parler.

Parmi les nouveaux chantiers que permettent l'exploration balbutiante des archives départementales et les travaux universitaires encore clairsemés, il faut noter l'intérêt porté à l'impact des "événements" en province, où le souvenir partagé de Mai se cristallise sur d'autres foyers que la Sorbonne : Neyrpic dans la région grenobloise, les chantiers navals de Saint-Nazaire ou, un peu plus tard, les usines Lip, en 1973...

Le rôle joué par le Parti communiste français, qui frôlait alors le quart de l'électorat, focalise lui aussi l'attention. Ce thème a fait l'objet d'une journée d'étude, samedi 16 avril, organisée à l'initiative de Claude Pennetier, coauteur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, et de Bernard Pudal, professeur de sciences politiques à Paris-X.

Y ont participé des acteurs du temps comme Gérard Belloin, alors permanent à la section des intellectuels du PCF, Claude Poperen, alors membre influent de la fédération CGT des métaux, l'historien Roger Martelli, toujours membre du comité national, et Pierre Juquin, alors membre du comité central, responsable du secteur enseignement. Tous se sont accordés pour reconnaître que le PCF ­ engagé dans une stratégie de "passage pacifique au socialisme" qui devait aboutir à la signature, en 1972, du programme commun ­ a freiné des quatre fers le mouvement, refusant de céder l'avant-garde aux étudiants. Ce "désajustement" , selon l'expression de M. Pudal, s'explique par le fait que pour des dirigeants communistes alors très sollicités par le "printemps de Prague" , les luttes sociales pouvait certes accompagner le processus électoral. Mais sûrement pas s'y substituer.

Le mouvement heurtait de front la culture encore ouvriériste d'un bon nombre de dirigeants. L'étoile montante du PCF, que Waldeck Rochet dirigea jusqu'en 1972, le "secrétaire à l'organisation" Georges Marchais, fustige dans L'Humanité, le jour même de l'occupation de la Sorbonne (3 mai 1968), les "groupuscules gauchistes" et qualifie Daniel Cohn-Bendit d'"anarchiste allemand" . Une attitude qui rebutait les plus jeunes des communistes. "Quand j'entendais à l'époque les prises de position du PC, témoigne l'une d'elle, l'historienne Claudie Weill alors à la Sorbonne, je croyais entendre l'autorité sur le mouvement social. C'était comme une structure qui voulait conserver son pouvoir sans le prendre." Pour Pierre Juquin, qui tenta le dialogue avec les étudiants de Nanterre, certains au comité central auraient été taraudés par le souci de dévoiler "l'anticommunisme profond du mouvement" . "Ce qui n'était pas tout à fait faux" , ajoute-t-il ironiquement.

LECTURE DE CLASSE

En réalité, dans l'univers communiste, toute la palette des attitudes a pu être représentée. Depuis celle d'un Roland Leroy, membre du bureau politique, qui flirte avec l'idée d'un bouleversement à condition que le parti en prenne la tête, jusqu'à celle d'Aragon, qui apporte son soutien à la révolte étudiante dans Les Lettres françaises du 15 mai.

Comme le montre la sociologue Frédérique Matonti, dans ses Intellectuels communistes (La Découverte), certains dirigeants soviétiques, comme Boris Ponomarev, responsable des rapports avec les PC étrangers en décembre 1968, ont pu reprocher au PCF de n'avoir pas su saisir le moment révolutionnaire.

Une des raisons de l'attitude du PCF renvoie à l'histoire intérieure du parti. Comme l'a noté l'historien Julian Mishi, le recrutement du PCF dans les années 1960 commence à entamer sa nature de parti ouvrier. Le choc de ces adhérents de fraîche date, femmes, employés ou enseignants, avec l'encadrement traditionnel des cellules et des fédérations expliquerait les itinéraires de certains déçus vers le maoïsme.

La lecture de classe, à laquelle tient obstinément le parti, l'a rendu aveugle à l'émergence d'une nouvelle figure du mouvement social : le travailleur immigré. Les mobilisations autour des foyers Sonacotra dans les années 1970 heurteront de plein fouet les municipalités communistes. Autant de rendez-vous manqués, dont la prise de conscience aurait pu être moins tardive si, comme le confesse Claude Poperen, le résultat aussi exceptionnel qu'inattendu (21,3 % des suffrages exprimés) obtenu par Jacques Duclos à la présidentielle de 1969 n'avait pas conforté les dirigeants "dans l'idée que tout n'allait pas si mal" .

Nicolas Weill
Article paru dans l'édition du 15.05.05