
a écrit :ENTRETIEN
« Un prédicateur fondamentaliste en guerre contre les musulmans modernes et laiques »
Dans son livre Frère Tariq, l’auteure analyse les discours, la stratégie et la méthode de l’intellectuel musulman, à partir d’une centaine de ses cassettes et d’une dizaine de ses ouvrages.
Un décryptage utile à tous ceux qui sont troublés et séduits par le personnage.
Après votre livre sur tous les intégrismes religieux, pourquoi vous êtes-vous intéressée, cette fois, particulièrement à l’islamisme ?
Caroline Fourest. Lorsque nous avions écrit Tirs croisés (2), avec Fiammetta Venner, nous nous sommes lancées dans une comparaison des intégrismes juif, chrétien et musulman. Le projet était ambitieux mais c’était le seul moyen de résister aux caricatures polarisant le débat post-11 septembre 2001. La première caricature que nous souhaitions combattre, c’était bien sûr celle du choc des civilisations et cette façon de considérer l’islam comme une religion intrinsèquement fanatique, en tout cas fondamentalement plus fanatique que les autres religions. Spécialistes de l’intégrisme chrétien, nous ne pouvions pas tomber dans ce piège. Je travaille depuis maintenant dix ans sur l’extrême droite catholique et protestante, en particulier sur les évangélistes américains. Ils n’ont rien à envier aux prédicateurs fondamentalistes musulmans. Les discours de Tariq Ramadan me font penser à ceux que j’ai l’habitude d’entendre dans la bouche de télé-évangélistes chrétiens. Si l’on met de côté la question du sionisme et de l’impérialisme américain, on retrouve la même morale sexiste, homophobe et différentialiste, pour ne pas dire raciste. Et pourtant, Ramadan a nettement plus d’alliés à gauche que n’en aura jamais un intégriste chrétien. Pourquoi ? Pourquoi les progressistes n’exercent-ils pas leur esprit critique envers l’intégrisme musulman comme ils savent le faire envers l’intégrisme chrétien ? C’était l’autre caricature que nous souhaitions combattre avec Tirs croisés. Lorsque j’ai réalisé le succès d’un Tariq Ramadan à gauche, notamment au FSE, un livre plus spécifiquement dédié à cette analyse s’est imposé. J’avais envie de dire à ceux avec qui je partage des valeurs progressistes : attention, on ne peut pas rêver d’une autre mondialisation avec des intégristes. Il ne vous viendrait pas à l’idée d’inviter Christine Boutin. Pourquoi invitez-vous Tariq Ramadan ?
On a beaucoup parlé du double discours de Tariq Ramadan mais, pour la première fois, votre livre en apporte les preuves, quelles sont-elles ?
Caroline Fourest. La spécialité de Tariq Ramadan, c’est d’abord l’euphémisme, ensuite le double langage, en cas de besoin le mensonge. La plus grosse arnaque consiste à se laisser présenter comme un intellectuel musulman progressiste et laïque alors qu’il s’agit d’un prédicateur fondamentaliste en guerre contre les musulmans modernes et laïques, « les musulmans sans l’islam » comme ils les appellent. Il déteste autant les musulmans laïques que les fondamentalistes chrétiens détestent les cathos de gauche ! Il ment également quand il prétend n’avoir aucun lien avec la confrérie islamiste des Frères musulmans. Non seulement, il en est l’un des ambassadeurs mais il diffuse la pensée et la méthode de Hassan Al Banna, le fondateur de la confrérie et son grand-père. Un homme qu’il érige en modèle à suivre. Il enseigne l’islam politique et intégriste des Frères musulmans sans au conseil d’administration du Centre islamique de Genève, le QG européen des Frères musulmans. Cette association a été créée en 1961 par Saïd Ramadan, son père, pour « lutter contre le matérialisme athée », c’est-à-dire en priorité contre le communisme, grâce à l’argent des Saoudiens et avec la bénédiction des Américains. Saïd Ramadan a été l’une des chevilles ouvrières de la Ligue islamique mondiale -qui a permis aux Saoudiens d’exporter le wahhabisme dans le monde en vue de contrer le mouvement des non-alignés. Ce parrainage saoudien, le fait que les Américains ont longtemps misé sur les Frères musulmans pour combattre le communisme, a longtemps protégé le Centre islamique de Genève. Mais depuis le 11 septembre, des enquêtes paraissent enfin dans la presse. Un ancien compagnon de route parle d’une réunion remontant à 1991 où les frères Ramadan, Hani et Tariq, auraient rencontré Ayman Al Zawahiri, le cerveau d’al Qaeda, un Égyptien lui aussi issu des Frères. Le Centre entretient des relations on ne peut plus cordiales avec des anciens du GIA, comme des anciens du FIDA, chargés du meurtre des intellectuels en Algérie et qui intervenaient le plus officiellement du monde au Centre le 2 octobre dernier.
Votre décryptage sur les discours de Tariq Ramadan accompli, comment définissez-vous son projet, ses objectifs ?
Caroline Fourest. Les leaders des Frères musulmans, à commencer par Saïd Ramadan, ont compris que l’Europe était le lieu où les islamistes pouvaient recruter, tisser des alliances, et finalement se fortifier pour prendre leur revanche par rapport à l’échec égyptien et algérien. Tariq Ramadan est l’un des agents les plus précieux au service de ce projet. Il a déclaré l’Occident comme étant sa terre de « shahada », c’est-à-dire de prosélytisme. Son grand-père dénonçait toute influence occidentale comme une « colonisation culturelle ». Lui veut « coloniser » l’Occident en y faisant grandir l’islam politique des Frères musulmans.
Comment envisage-t-il le statut des femmes ? Comment expliquer que nombre d’entre elles s’engagent dans son combat ?
Caroline Fourest. Tout mouvement antiféministe a besoin des femmes pour lutter contre les droits des femmes, surtout dans les pays où le sexisme n’est pas très bien vu. Cela ne veut pas dire qu’il est moins intégriste, au contraire. En 1997, j’ai participé à un ouvrage dirigé par Fiammetta Venner et Claudie Lesselier, sur l’Extrême Droite et les Femmes. Il s’agissait d’analyser les discours de l’extrême droite sur les femmes. Eh bien, Tariq Ramadan a très exactement la même vision des femmes que le Front national, où des femmes militent contre les droits des femmes, notamment contre le droit à l’IVG, au nom du « féminisme provie ». Le « féminisme islamique » de Tariq Ramadan, c’est exactement la même chose ! Comme les intégristes chrétiens, il invite les femmes à militer aux côtés des hommes, contre la libération des femmes et pour le voile. « On n’est pas crédible quand on parle à la place des femmes », explique-t-il dans une cassette où il recommande une certaine stratégie dans le combat pro-voile. Comme les intégristes chrétiens, Tariq Ramadan justifie la différenciation des sexes. Au nom de la « nature » - Tariq Ramadan dira « en fonction de ses compétences » - les femmes se voient confinées dans un rôle complémentaire par rapport aux hommes.
Cette différenciation a des conséquences très concrètes, comme le fait de ne pas pouvoir occuper n’importe quel emploi. Les intégristes chrétiens autorisent leurs femmes à travailler à condition qu’elles respectent leur nature, c’est-à-dire qu’elles soient infirmières ou institutrices mais surtout pas chefs d’entreprise ou camionneuses. Tariq Ramadan dit exactement la même chose. À l’écouter, les femmes ont le droit à un salaire égal mais elles n’ont pas le droit à un travail égal. En tout cas, elles n’ont pas le droit d’occuper un emploi qui ne respecte pas leur féminité et leur devoir de pudeur. C’est une obsession chez lui. Même s’il reconnaît ce qu’il appelle le temps du « cheminement », il est très clair sur le fait qu’une bonne musulmane est nécessairement pudique. Or le sommet de la pudeur consiste à être voilée. Tariq Ramadan interdit clairement aux femmes de faire du sport « dans des conditions qui dévoilent leur corps ». Dans une cassette sur « les grands péchés », il appelle clairement à se battre pour des piscines non mixtes, « des lieux où c’est sain » dit-il. Dans son dernier livre, Peut-on vivre avec l’islam ?, paru en 2004, il décrit l’homosexualité comme un « déséquilibre », vomit le PACS, parle de la « fornication » et de l’adultère comme des « choses très graves devant Dieu » et justifie la polygamie
Pourquoi Tariq Ramadan se fixe-t-il, dès 1997, l’objectif d’aboutir à la renégociation de la laïcité ?
Caroline Fourest. Comme tout intégriste, il veut revoir la laïcité à la baisse. Mais il ne peut pas le faire en tant qu’islamiste. Or, dès le milieu des années quatre-vingt dix, il a réussi ce qu’aucun intégriste chrétien n’aurait pu réussir : tisser des liens avec une partie de la gauche laïque, pour que cette revendication en faveur d’une « nouvelle laïcité » vienne des laïcs et non des intégristes. Ce qui a nettement plus de chances d’aboutir. Le fait d’avoir été interdit de séjour en 1995 pour « menace à l’ordre public » par Jean-Louis Debré a fait de lui une victime du « délit de faciès » aux yeux d’une gauche engagée à juste titre contre les lois Pasqua/Debré. Une fois autorisé à venir en France, il est sollicité pour participer à la commission « islam et laïcité » de la Ligue de l’enseignement. Le début de l’engrenage. Au début, des musulmans libéraux participaient à cette commission. Mais tous ont fini par claquer la porte. Ils n’en pouvaient plus d’être invités à discuter, comme si de rien n’était, avec des islamistes proches du FIS et des Frères musulmans. Présenter cela comme des querelles de chapelles ou de personnes est tout simplement inadmissible. Cette idée selon laquelle doivent cohabiter et débattre en toute tranquillité des musulmans libéraux et des intégristes relève d’une vision différencialiste, à la limite du racisme. C’est cette idée qui a présidé à la manière dont Sarkozy a mis en place le CFCM. Cela revient à faire l’amalgame entre islam et islamisme. Aujourd’hui, c’est au nom de la lutte prioritaire contre le sionisme et l’impérialisme que des liens continuent à se tisser entre Tariq Ramadan et une partie de la gauche progressiste et altermondialiste, et que celui-ci a fini par devenir un invité incontournable de tout grand rendez-vous altermondialiste.
Pourquoi Tariq Ramadan cherche-t-il des appuis à gauche plutôt qu’à droite ?
Caroline Fourest. Parce qu’il a compris que la renégociation de la laïcité aurait plus de chances de passer si cette proposition venait du camp censé y résister. Aussi parce qu’il a certains atouts rhétoriques qui lui permettent de séduire à gauche, comme lorsqu’il se dit tiers-mondiste, quitte à entretenir un sacré malentendu avec les altermondialistes. Car il ne lutte pas contre la mondialisation capitaliste mais contre « l’occidentalisation ». Ce qui est très différent. Il n’a rien contre la mondialisation en tant que processus de domination. La domination le gêne uniquement lorsqu’elle vient de l’occident. Cette « occidentalisation » est pour lui synonyme d’influence nuisible pour les valeurs intégristes qu’il voudrait voir se propager. Et même dominer. Ce qui ne l’empêche pas de profiter des failles de l’antiracisme pour se ranger du côté des opprimés. Une vision bêtifiante de l’antiracisme consiste à classer les gens en fonction de leurs origines, sans s’intéresser à ce qu’ils pensent, à ce qu’ils ont dans la tête. Un certain nombre d’antiracistes font un raisonnement très simpliste : musulman = immigré = opprimé. À cause de ce différencialisme culturel, ou par peur d’apparaître comme « islamophobes », ils n’ont pas la même vigilance vis-à-vis des intégristes musulmans que face aux intégristes chrétiens. Dommage. Car les intégristes chrétiens et musulmans ont des intérêts convergents.
Peut-on dire que le combat en faveur d’une nouvelle laïcité de Tariq Ramadan rejoint les récentes prises de position de Nicolas Sarkozy ?
Caroline Fourest. Avant d’être soutenu par la gauche, Ramadan était surtout plébiscité par des chrétiens militant comme lui contre la séparation du politique et du religieux. Ils ont compris avant tout le monde que Tariq Ramadan, au titre de la religion minoritaire, était mieux placé qu’eux pour attaquer la laïcité. Cette revendication, si elle émanait d’un prédicateur chrétien, susciterait une levée de boucliers à gauche. Mais lorsqu’elle vient d’un prédicateur musulman, elle passe facilement pour une revendication en faveur de la diversité culturelle. En réalité, le projet de Ramadan rejoint effectivement celui de Sarkozy. Ce dernier a beau l’avoir mouché publiquement pour se faire pardonner d’avoir légitimé l’UOIF au sein du CFCM, il pense comme Ramadan que l’islam est un bon moyen de contrôler les banlieues. L’ex-ministre de l’Intérieur y croit parce qu’il a pris l’adage de Marx - « la religion est l’opium du peuple » - un peu trop au sérieux. Il pense pouvoir mettre les banlieues sous calmants et, au passage, faire l’économie d’une politique contre l’exclusion économique et sociale, en envoyant des prédicateurs plutôt que des médiateurs ou des assistantes sociales.
Quitte à déléguer le lien social aux religieux comme en Angleterre. Avec le résultat que l’on sait. Tariq Ramadan et les autres prédicateurs islamistes sauront en tirer profit pour continuer à recruter des petits soldats. Tout le monde y trouvera son compte, sauf ceux qui habitent les quartiers défavorisés, abandonnés par les pouvoirs publics aux mains des intégristes.
Entretien réalisé par
Mina Kaci et Rosa Moussaoui
(1) Frère Tariq, Caroline Fourest, Éditions Grasset, 19,50 euros.
(2) Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Éditions Calmann-Lévy, 2003.
Humanité 30.11.04