Apparemment LO considère toujours la Russie comme un État ouvrier dégénéré, aujourd'hui, fin 2006 ?!
Essayons de reprendre les critères marxistes en la matière. Je crois que personne ne peut nier qu'en Russie aujourd'hui (et à mon avis, depuis 1995-96), le moteur de l'économie, du mode de production est désormais le profit, l'extorsion de la plus-value, et non plus la satisfaction des besoins sociaux, fussent-ils ceux déterminés par la bureaucratie.
Alors : quand et comment ?
En 1995-96 ont eu lieu de gigantesques grèves des mineurs, qui furent vaincues, faute d'un parti ouvrier révolutionnaire qui eût pu centraliser leur combat vers une issue directement politique, à l'échelle du pouvoir, du gouvernement, en entraînant l'ensemble du gigantesque prolétariat russe, vers les objectifs de la révolution politique.
Or pendant ce temps, le processus de privatisation de la propriété des moyens de production, de restauration des mécanismes du marché, de constitution de gigantesques complexes financiers dominant l'ensemble de l'économie s'est poursuivi et accéléré. En même temps et au cours même de ce processus, s'est affermie la transformation de la bureaucratie du Kremlin en bourgeoisie «compradore» de l'impérialisme.
Après 1996, les mineurs (et parfois d'autres catégories de prolétaires) ont combattu pour le paiement de leurs salaires, de façon plus ou moins continue. Mais à aucun moment ils n'ont été en mesure d'engager le combat sur le terrain politique de classe, de servir d'avant-garde au prolétariat russe, avant-garde qui aurait pu permettre à ce dernier de renouer avec son histoire révolutionnaire et bolchévique et de commencer à édifier son Parti Ouvrier Révolutionnaire, instrument indispensable pour s'ouvrir une issue politique.
L'obstacle que constituait le prolétariat russe au rétablissement du capital consistait en sa force objective, sa puissance potentielle. Mais cette force et cette puissance n'a pas pu s'exercer effectivement. Par défaut d'instrument politique, par suite de l'absence de Parti Ouvrier Révolutionnaire, les mouvements de la classe ouvrière ne sont pas allés jusqu'à la révolution politique.
Cela aurait nécessité l'engagement par le prolétariat russe (ou du moins de corporations déterminantes d'une action politique indépendante par rapport à l'ensemble des courants de la bureaucratie et au moins le début d'un combat politique pour un gouvernement ouvrier. Ceci ne s'est pas produit dans la première moitié des années 1990, en dépit des vastes luttes qui ont secoué la classe ouvrière de l'ex-URSS.
Or pendant ce temps le processus de privatisation de la propriété des moyens de production, de restauration des mécanismes du marché, de constitution de gigantesques complexes financiers dominant l'ensemble de l'économie s'est poursuivi et accéléré. En même temps et au cours même de ce processus, s'est affermie la transformation de la bureaucratie du Kremlin en bourgeoisie «compradore» de l'impérialisme.
«Le Monde» des 17 et 18 mars 1996 citait l'exemple de la banque Unexim («Banque unie d'import-export») comme «le prototype du "capitalisme" qui se développe en Russie : celui de clans au pouvoir mêlant intérêts d'Etat et intérêts privés». L'article explique qu'il s'agit de la plus importante banque privée de Russie «surgie du néant» deux ans auparavant. Il montre comment l'Etat russe a favorisé en 1995-96 la concentration de la propriété privée des branches déterminantes de l'économie russe entre les mains d'institutions financières gigantesques contrôlées par une oligarchie issue de la bureaucratie. Ce capital financier est étroitement lié et dépendant de l'ensemble du mode de production capitaliste et des différents impérialismes. Ainsi le président d'Unexim Vladimir Potanine, alors âgé de 34 ans, avait fait sa première apparition à l'étranger en juin 1995, «à Genève, pour l'inauguration (...) d'Unexim-Suisse S.A., la première et à ce jour unique, banque suisse au capital entièrement russe.» (...) Quant à Unexim-Russie, «elle a été la première banque entièrement russe à être soutenue par l'IFC, une filiale de la Banque mondiale qui n'accorde de crédits qu'aux seules institutions ayant au moins 51 % de capital privé». Elle contrôle notamment plusieurs banques régionales, deux fonds d'investissements, un fonds de retraite, une société de leasing industriel, le principal holding russe, Interros, qui intervient dans les mines, la métallurgie, la construction automobile, les transports, l'agroalimentaire, l'énergie, la production d'armes, la grande distribution. Le groupe Unexim est fortement implanté au Kazakhstan et contrôle l'hebdomadaire économique «Expert» et une agence de presse. L'article explique comment fut constitué cet énorme complexe financier : en 1992, la bureaucratie a eu «l'idée simple de séparer ce dinosaure (la MBES, Banque internationale de coopération économique, banque de l'ex-Comecon pour le commerce extérieur, NDR) entre une banque d'Etat, chargée d'en gérer les dettes, et une banque privée récupérant ses clients solvables... C'est ainsi que fut créée en 1992, dans les locaux mêmes de la MBES, la compagnie financière internationale, la MFK, laquelle créait à son tour l'Unexim-Bank ou "Banque unie d'import-export". Non sans le soutien du ministre des finances de l'époque, le libéral Boris Fiodorov». Et c'est ainsi, entre autres, que se sont mis en place les structures capitalistes pour mener à bien la deuxième phase de la privatisation de l'économie de la Russie, à partir du 22 juillet 1994 (voir également l'exemple de Gazprom, le plus grand monopole du monde, dont les actions ont été cotées à la Bourse de Londres à partir du 28/10/1996).
L'article du «Monde» des 17 et 18 mars 1996 poursuit :
a écrit :«Ces banques, seules entités à prospérer avec ostentation en Russie furent accusées de vouloir parachever le "pillage de l'épave-Russie". (...) L'affaire s'est amplifiée quand l'opération "prêts contre actions" (en dépit d'enchères théoriquement ouvertes à tous) a permis à deux groupes bancaires seulement d'emporter la meilleure part du gâteau. L'un d'eux fut, sans surprise, Unexim, l'autre Menatep (...)».
Jusqu'au début des années 2000, la presse s'est fait l'écho des multiples turpitudes qui ont accompagné la poursuite de la privatisation et du rétablissement des lois de fonctionnement du mode de production capitaliste en Russie, et leur achèvement : fuites massives de capitaux souvent d'origine maffieuse vers les pays impérialistes, chute vertigineuse du PIB et plus encore de la production industrielle, croissance du chômage, inflation très importante, non paiement massif des salaires, corruption généralisée, misère noire des masses (plus d'un tiers de la population vivrait au dessous du "seuil de pauvreté"), développement de phénomènes de décomposition sociale à grande échelle, gonflement des déficits et de la dette publique interne, taux des emprunts publics atteignant parfois plus de 100 %, ouverture aux capitaux étrangers, non paiement des impôts à grande échelle, etc...
C'est la deuxième phase de la privatisation qui a constitué le moment clé à partir du quel on peut affirmer que le capitalisme est restauré en Russie, et notamment les opérations de l'année 1995.
Ce qui permet de dire que le processus a, à ce moment-là atteint un point qualitatif, c'est précisément que le prolétariat n'a pas finalement été en mesure d'engager le combat pour y faire obstacle ni de vaincre. La bureaucratie est parvenue à dévoyer, à détourner des objectifs politiques le combat des mineurs de Russie et d'Ukraine en 1990. En 1996, les mineurs (et parfois d'autres catégories de prolétaires) ont combattu pour le paiement de leurs salaires, de façon plus ou moins continue. Mais à aucun moment ils n'ont été en mesure d'engager le combat sur le terrain politique de classe, de servir d'avant-garde au prolétariat russe, avant-garde qui aurait pu permettre à ce dernier de renouer avec son histoire révolutionnaire et bolchévique et de commencer à édifier son Parti Ouvrier Révolutionnaire, instrument indispensable pour s'ouvrir une issue politique.
L'obstacle que constituait le prolétariat russe au rétablissement du capital consistait en sa force objective, sa puissance potentielle. Mais cette force et cette puissance n'a pas pu s'exercer effectivement. Par défaut d'instrument politique, par suite de l'absence de Parti Ouvrier Révolutionnaire, les mouvements de la classe ouvrière ne sont pas allés jusqu'à la révolution politique.
Je crois qu'il serait aujourd'hui absurde de continuer à affirmer que la Russie est toujours un Etat ouvrier (ainsi que le fait, assez discrètement semble-t-il, LO), et ce pour une raison simple : de la propriété étatique des moyens de production, du monopole du commerce extérieur, de la planification, c'est-à-dire de ce qui faisait que l'URSS était un Etat ouvrier, il ne reste plus rien. En tout cas plus rien qui soit suffisant pour empêcher que les mécanismes matériels du marché, les lois qui régissent le mode de production capitaliste, puissent déployer leur dynamique sociale et économique en Russie.
Oui, le capitalisme est rétabli en Russie depuis 1995. Mais cela ne signifie nullement que la roue de l'histoire a tourné en arrière, ni que le capitalisme a retrouvé une source de jouvence, ni en Russie, ni nulle part ailleurs dans le monde. Ce n'est pas le capitalisme du XIXème siècle, avec ses possibilités de développement des forces productives, qui est rétabli. Dès le départ, la Russie de 1995-1997 doit s'incorporer au mode de production capitaliste tel qu'il existe aujourd'hui, c'est-à-dire non seulement parvenu à son stade suprême, impérialiste, mais aussi à un degré particulièrement avancé de pourrissement, de décomposition, qu'il a atteint aujourd'hui, et qui s'illustre de façon particulièrement dramatique dans le sort que connaissent aujourd'hui les masses russes. La Russie voit se réinstaller un capitalisme qui est celui des monopoles gigantesques, de la domination du capital financier, de la soumission aux impérialismes étrangers, de la bourgeoisie compradore maffieuse issue de la bureaucratie parasitaire, et en définitive qui n'ouvre d'autre voie que de ramener la Russie au rang de colonie ou semi-colonie de l'impérialisme.
Y a-t-il eu contre-révolution ou pas ?
Comment le capitalisme a-t-il donc pu être rétabli en Russie sans que le prolétariat engage le combat pour défendre les conquêtes d'Octobre, «sans contre-révolution» sociale violente ?
Il est des défaites sans combat. L'histoire de la lutte des classes nous en donne, hélas, de multiples exemples. Le prolétariat allemand en a fait une terrible expérience en 1933. Il est un fait que le prolétariat de Russie n'est pas parvenu à trouver le voie du combat politique sur des bases de classe, de la révolution politique, seule issue pour renverser la bureaucratie et restaurer la dictature du prolétariat, la démocratie soviétique et réorienter l'Etat ouvrier vers le socialisme.
En réalité il y a eu contre-révolution bourgeoise, menée par cet organe de la bourgeoisie que fut la bureaucratie du Kremlin. Cette contre-révolution a été engagée au sein du premier Etat ouvrier dès que la bureaucratie a imposé ses privilèges, exproprié politiquement le prolétariat, usurpé le pouvoir politique, détruit la dictature du prolétariat en dictature totalitaire sur le prolétariat. Que la bureaucratie du Kremlin ait finalement pu achever cette contre-révolution à son profit en rétablissant le capitalisme a été la conséquence de ce que le prolétariat russe a trouvé rompue la continuité politique de son histoire révolutionnaire, par suite de la destruction de la IVème internationale, ce qui l'a empêché de retrouver la voie et les moyens pour bâtir son Parti Ouvrier Révolutionnaire.
Affirmer que les conquêtes d'Octobre vivaient dans la conscience des masses, signifiait que la bureaucratie n'avait pas encore la possibilité d'aller jusqu'au bout des tendances restaurationnistes qui l'animaient. C'était parce que les conquêtes d'Octobre vivaient dans la conscience des masses que la propriété étatique des moyens de production, le monopole du commerce extérieur et la planification ne pouvaient pas être renversées par la bureaucratie. Parce que cela aurait signifié le déclenchement d'un processus d'affrontement pouvant déboucher sur la révolution politique. Le combat de la IVème Internationale puis pour sa reconstruction était un pilier essentiel qui concourait, en combattant pour la révolution politique, à ce que «les conquêtes d'octobre vivent dans la conscience des masses».
Révolution politique ou révolution sociale ?
Il est effectivement aujourd'hui décisif de trancher sur la question du rétablissement du capitalisme en Russie parce que cela entraîne des conséquences décisives concernant les tâches politiques qui sont devant la classe ouvrière de ce pays.
S'agit-il pour la classe ouvrière russe de défendre la propriété étatique des moyens de production, le monopole du commerce extérieur et la planification en renversant le pouvoir politique usurpé d'une caste bureaucratique, ou bien s'agit-il de détruire le capitalisme et l'Etat bourgeois en expropriant la bourgeoisie ? Autrement dit le prolétariat russe a-t-il devant lui les tâches de la révolution politique ou bien celles de la révolution sociale ?
Dans les deux cas il s'agit d'un même processus, celui de la révolution prolétarienne, mais ces deux aspects combinés de la révolution prolétarienne ne présentent pas les mêmes tâches. Il ne s'agit pas là d'une affirmation idéologique. Ce ne sont pas les trotskystes qui ont «inventé» la révolution politique. C'est la dégénérescence du premier Etat ouvrier, la cristallisation de la couche bureaucratique au pouvoir, qui ont placé ces tâches historiques devant la classe ouvrière russe, puis des Etats de l'est de l'Europe, de la Chine et de Cuba. De même que c'est la réalité du mode de production capitaliste, de ses contradictions de classes, de l'exploitation capitaliste qui placent devant les prolétariats des pays capitalistes la nécessité et le programme de la révolution sociale. La tâche des marxistes est d'exprimer consciemment ces processus inconscients.
Ce n'est qu'à partir de la claire compréhension des ressorts économiques (la production est-elle destinée au profit, à la plus-value, ou bien à la satisfaction des besoins sociaux, fussent-ils ceux déterminés par la bureaucratie ?) et de la structure sociale, des classes et forces sociales en présence (prolétariat face à une couche parasitaire usurpatrice, ou bien prolétariat face à une classe bourgeoise, fût-elle compradore et en voie de constitution en tant que classe ?) que l'on peut déterminer quelles sont les tâches de la révolution prolétarienne.
Que peut-il y avoir aujourd'hui à défendre de l'Etat ouvrier que fut l'URSS ? Que reste-t-il de la propriété étatique des moyens de production, du monopole du commerce extérieur et de la planification ? Rien que des traces, de plus en plus marginales et en tout cas rien qui soit suffisant pour déterminer le cours de l'économie. Assurément l'économie russe n'est pas «à 100 % privatisée». Mais celle de la France, de l'Allemagne, ou même de la Grande-Bretagne non plus. Ce qui est déterminant c'est le moteur de la production : plus-value, profit, ou bien besoins sociaux, valeur d'usage. Tout ce que nous pouvons savoir aujourd'hui de la Russie ne peut que nous conduire à la conclusion que ce qui subsistait de l'Etat ouvrier a été détruit, que le capitalisme y est rétabli et que le prolétariat devra y faire une nouvelle révolution sociale.
La cause fondamentale du rétablissement du capitalisme en Russie et dans les Etats de l'est de l'Europe est que la IVème Internationale n'a pas pu faire face à sa tâche historique qui était dans ces pays d'aider les prolétariats à renouer avec la tradition d'octobre 1917, de les conduire à la révolution politique. Disloquée par le révisionnisme pabliste, la IVème Internationale a finalement été détruite, quand a été liquidé par la direction du PCI et de «IVème Internationale-CIR» le combat pour sa reconstruction.
La révolution politique n'a pas pu avoir lieu. Le prolétariat russe a été vaincu à plusieurs reprises, en particulier en 1990-91, en 1995-96... et l'impérialisme mondial, appuyé sur les vestiges de la bureacratie stalinienne devenue nouvelle bourgeoisie compradore de l'impérialisme, est parvenu à rétablir le mode de production capitaliste dans ce qui fut le pays de la révolution d'octobre 1917.
Aujourd'hui le jugement de l'histoire ne souffre pas de contestation. D'autant que les conséquences sur la conscience de classe du prolétariat mondial sont immenses et durablement dévastatrices. (Mais c'est une autre histoire...)