Passage concernant le MNR dans l'histoire de l'extrême-gauche trotskiste de Frédéric Charpier:
a écrit :Depuis le début de 1940, les rangs du trotskisme français sont plus clairsemés. Des militants ont quittté le POI à la suite de leur exclusion de la IVè Internationale. Ils ont tiré un trait sur l'activité politique. Le groupe familial Barta-Korner s'isole dans son autisme idéologique. D'autres qui ont rompu avec la IVè, en cette période de débâcle, se demandent ce qu'il est possible d'entreprendre.
Que faire? Avec qui? La classe politique a montré son indigence et sa lâcheté. La chambre du Front populaire a voté les "pleins pouvoirs" à Pétain qui, à son premier gouvernement, associe Camille Chautemps, une vedette du radical-socialisme et du Grand Orient de France, en en faisant un ministre plénipotentiaire du nouveau régime. Cette voie de sortie va lui permettre de s'exiler aux Etats-Unis.
Un peu plus d'une cinquantaine de députés ont refusé de se coucher devant Pétain. C'est tout, et c'est peu. Les communistes négocient avec l'ambassade d'Allemagne afin de faire reparaître L'Humanité. Le grand maître du Grand Orient de France, Arthur Groussier, a envoyé, dix jours avant les premiers décrets antimaçonniques de Vichy, une lettre à Pétain dans laquelle il annonce la suspension des activités de son obédience maçonnique et, de façon feutrée, il se démarque du cosmopolitisme et de l'anglophilie.
Pour beaucoup de militants, il n'y a que ce jeune et culotté général de brigade, Charles de Gaulle, bref secrétaire d'Etat à la Guerre du dernier gouvernement de la République, dont la boussole ne semble pas complètement détraquée. Militaire, proche de l'Action française, De Gaulle n'en est pas moins une voix qui, loin du cloaque de Vichy, parle d'autre chose que de capitulation.
Dans un tel contexte, que peut-on faire ou entreprendre? En juillet 1940, Jean Rous, ex-trotskiste, a une idée. Il réunit quelques amis et dessine le projet d'un Mouvement national révolutionnaire, le MNR, dont l'objectif est de s'associer à une "fraction de la bourgeoisie française antinazie et anti-Vichy", afin de créer une sorte de front national avant l'heure. Aux côtés de Jean Rous, personnage clé de l'opération, les trotskistes - "ex-trotskistes" serait plus approprié - sont peu nombreux. Il y a Fred Zeller, Roger Oxen, futur officier de l'armée Leclerc, Etienne Stevens, Roger Clair et Suzanne Charpy. Ces deux derniers ont de la bouteille. Leur histoire a même pris un moment des allures de faits divers. En août 1937, Roger Clair a été accusé de "fabrication de faux titres". Il est arrêté et incarcéré, et le comité central du POI, considérant qu'il a porté préjudice au parti, l'expulse de ses rangs. En janvier 1938, sa compagne Suzanne Charpy est suspendue à son tour pour lui être restée fidèle et avoir continué à le fréquenter. Roger Clair passera de longs mois en prison avant d'être relaxé par un tribunal en 1939 et réintégré dans le POI, où il rejoint la tendance de Jean Rous. Suzanne Charpy est une vieille amie de Fred Zeller avec qui, en janvier 1936, elle a fondé les Jeunesses socialistes révolutionnaires. Ses responsabilités à La Lutte ouvrière, l'organe du POI, lui vaudront d'être condamnée à un an de prison et à 3 000 francs d'amende pour "provocation de militaires à la désobéissance dans un but de propagande anarchiste".
Voilà pour les ex-trotskistes du MNR.
Jean Rous y attire également des militants venus d'horizons variés. Les pivertistes Maurice Jaquier, Michel Lissanski, Lucien Weitz, Robert Simon et Henri Barré, l'Italien "maximaliste" Cousani, les anciens du Front commun, ex-bergeristes, Antoine Pérez, Noël Pouderoux, Jacques Rebeyrolles et Marcel Hytte, les syndicalistes, Raymond Le Bourre, Charréron, André Lafond, le petit groupe des Auberges de jeunesse de Raymond Rousseau, le colonel Lhermitte et le capitaine Fernand Legal, les socialistes de la SFIO, Tanguy-Prigent et son équipe de l'Office du blé, qui lanceront le mouvement Résistance paysanne, et le maire de Suresnes, avec qui Jean Rous est en rapport, Henri Sellier.
Enfin, le MNR peut compter sur Robert Guillou, du haut-commissariat de lutte contre le chômage, qui embauchera plus d'une centaine de militants privés de ressources, dont de nombreux trotskistes.
En septembre 1940, le MNR édite le premier numéro ronéoté de La Révolution française. Un reliquat d'argent qui provient de la caisse du défunt Front ouvrier internationaliste a permis d'acheter des stencils et du papier. Le MNR publie aussi des tracts, comme lors de la grande grève des mineurs du Nord. Au printemps 1941, il imprime Le Combat national-révolutionnaire, dont le dernier numéro paraîtra en juin de la même année.
Se concilier une fraction de la bourgeoisie française opposé à Hitler et à Vichy est donc l'objectif de Jean Rous et de ses amis du MNR. Voilà une entreprise délicate pour d'ex-révolutionnaires, surtout dans une période aussi bouleversée. D'autant que, comme on dit, les écrits restent.
La revue contient quelques formules maladroites, pour ne pas dire plus, mais on n'y trouve pour autant aucune adhésion à la Révolution nationale. Le MNR dénonce "l'oligarchie capitaliste", le "capitalisme national" ou encore l'emprise de "la City"; il fustige pêle-mêle les régimes de Vichy et de Berlin. Certains reprochent pourtant à Jean Rous et à ses amis d'avoir franchi la ligne. Ils ont souscrit à une idée, très en vogue à l'époque, d'une collaboration européenne avec l'Allemagne. L'idée a bien été avancée. Mais les accusateurs s'appuient sur des citations tronquées. Rous et ses amis n'ont envisagé cette idée que si, elle reposait sur "l'indépendance des peuples, c'est à dire hors de l'hégémonie totalitaire" et sur "une économie rationnelle harmonisant les rapports entre nations, c'est-à-dire hors de l'emprise de la haute finance". Pour le MNR, "le rôle du syndicalisme est donc clair. Il n'est pas de s'inféoder au vainqueur du moment, mais d'affirmer les principes sur lesquels devra se reconstruire l'Europe de demain".
Mais le reproche ne s'arrête pas là.
Le MNR a cru utile de concéder à l'air du temps quelques formules sur la domination occulte des Juifs, de la franc-maçonnerie et des jésuites, parues dans le premier numéro de La Révolution française. Certes, il est précisé qu'il ne faut pas pour autant persécuter quelqu'un pour sa race et sa religion. Il reste que la formule choque. D'autant que, jusqu'ici, seule la phobie antimaçonnique des trotskistes était connue depuis 1922. A cette époque, l'Internationale communiste a qualifié la franc-maçonnerie d'"association secrète, politique et carriériste de la bourgeoisie radicale" et sommé les communistes français de choisir entre le Parti et la loge. Les trotskistes sont donc très stricts sur la question.
Il n'est pas étonnant que Jean Rous et Fred Zeller - qui n'a pas encore été élu grand maître du Grand Orient de France - vilipendent la franc-maçonnerie en 1940, pas étonnant non plus qu'ils dénoncent les Jésuites, car la culture trotskiste n'est pas exempte d'anticléricalisme. En revanche, leur attaque contre la puissance occulte attribuée aux Juifs est surprenante. Mais sans doute s'agit-il probablement d'un simple dérapage.
Le 20 juin 1941, les panzers allemands envahissent l'Union soviétique. Le MNR édite alors son dernier tract, dans lequel il se solidarise avec le peuple russe qui vient d'être agressé. La police française et la Gestapo mettent fin à l'expérience : Jean Rous, Michel Lissanski, Raymond Le Bourre, Roger Clair sont arrêtés et condamnés à six mois de prison. Fred Zeller échappe à l'arrestation mais il doit se cacher.
Le MNR a-t-il été une entreprise suspecte? Ses écrits ne le prouvent pas. Tout comme l'attitude de ses membres qui, pour la plupart, une fois le MNR dissous, ont rejoint des réseaux de Résistance. Jusqu'à preuve du contraire, aucune ne s'est rallié à un groupe collaborationniste.
A-t-il servi à quelque chose? On peut en douter. Il a en revanche certainement créé des liens durables et solides entre les militants dispersés et à court d'objectifs qu'il a rassemblés et dont quelques-uns joueront à la fin des années quarante un rôle de premier plan dans la création de Force Ouvrière.