("libé" a écrit :Trois combats emblématiques
A Continental, Toyota ou Caterpillar, l’influence des militants a été diverse.
SONYA FAURE, FRANÇOIS CARREL (à Grenoble) et HAYDÉE SABÉRAN (à Lille)
Continental, Toyota, Caterpillar : trois conflits très médiatisés, dans lequel l’extrême gauche a au minimum joué un rôle de mobilisation. Libération a choisi d’y retourner pour tenter d’évaluer l’influence sur la conduite du conflit de certains leaders syndicaux militants à Lutte ouvrière ou au Nouveau Parti anticapitaliste.
Continental
LO les bons conseils
A Continental, des salariés l’appellent «Maître Yoda». Dans la vraie vie, il s’agit de Roland Szpirco, un conseiller municipal Lutte ouvrière de Creil. Un ancien syndicaliste de Chausson, usine naguère implantée à quelques kilomètres de Continental et qui ferma en 1996, après un conflit social homérique de deux ans. Szpirco fut une figure du mouvement. Il est arrivé sur le site de Continental le jour même de l’annonce du plan social. Depuis, il est des AG, chaque jour ou presque. Et conseille le charismatique leader de la CGT Xavier Mathieu de LO. François Fillon, puis Xavier Bertrand ont tour à tour dénoncé le rôle de l’extrême gauche dans le conflit, en particulier lors des dégradations commises à la sous-préfecture. «J’y vois l’action de certains manipulateurs d’extrême gauche» , a déclaré le chef de l’UMP à Canal +. Que Xavier Mathieu soit proche de LO, c’est une chose certaine. D’ailleurs, l’affaire n’est pas nouvelle puisque l’ancien délégué syndiqué CGT de Continental, qui mena une grève dure en 1996 avant d’être licencié, était déjà membre de LO. Et Mathieu le dit sans détour : «J’entends dire que je suis mené par Roland Szpirco, a expliqué Xavier Mathieu, selon le Courrier Picard . Je ne suis mené par personne. […] Si les Chausson ont obtenu ce qu’ils ont obtenu, c’est grâce à lui. C’est ce genre de conseiller que je veux auprès de moi.» Avec son style inimitable, Roland Szpirco voit dans cette accusation de manipulation «le mépris congénital que les classes possédantes et leur personnel politique ont pour les ouvriers qui ne pourraient pas se battre sans être manipulés. C’est vieux comme le mouvement ouvrier: avant c’était la main des communistes, maintenant, c’est nous.»
Le 22 avril, au lendemain du saccage de la sous-préfecture, comme chaque jour à 14 heures, il y a AG. Sur l’estrade, Xavier Mathieu revient sur la poussée de violence de la veille, parle de la décision de justice qui a débouté les salariés (ils estimaient que la direction n’avait pas rempli ses obligations d’information des syndicats), assène qu’il n’y a pas de justice pour les ouvriers. En fin de discours, répondant tacitement aux accusations de manipulation par l’extrême gauche, il lâche: «C’est pas Mathieu, c’est pas Bernard qui vous mènent par le bout du nez [les noms de cégétistes, ndlr]! Vous êtes assez grands pour vous débrouiller tout seuls!» Des centaines d’ouvriers sont au pied de l’estrade. Ils scandent: «Mathieu! Mathieu!» pendant un long moment. Sur le parking, un groupe d’anciens regardent Szpirco d’un œil ironique ou indifférent. Un peu plus loin, de jeunes ouvriers ne veulent même pas aborder la question de la présence de LO. «Il n’y a plus de syndicats, de partis politiques… il y a des ouvriers, unis.»
«Roland à Continental, c’est un peu comme Lech Walesa sur les chantiers de Gdanz», ose Jean-Pierre Mercier, militant CGT à PSA Aulnay et tête de liste LO Ile-de-France pour les européennes. Ce dernier reconnaît intervenir chez d’autres sous-traitants en grève dans l’Oise. «On donne un coup de main, des conseils politiques, on a l’expérience d’organiser des grèves, on connaît les pièges des patrons, des conseillers gouvernementaux.» L’un des premiers conseils, c’est «s’organiser de manière démocratique». Comprendre: créer un comité de lutte, comme à Continental, au-delà des syndicats. «Ce n’est pas l’apanage du syndicat de négocier une grève», poursuit Mercier. Chez les Conti, cette volonté de contourner le fonctionnement traditionnel des syndicats perturbe certains, qui se sentent dépossédés du conflit. «Qu’on prenne des conseils auprès de monsieur Szpirco, c’est très bien, estime cet adhérent CFDT. Mais dans nos confédérations, on a aussi des gens qui peuvent nous aider. Le problème, c’est qu’il a agi plus vite que nos confédés, et maintenant, aux AG, on entend plus que la CGT… Les gens se sont raccrochés à Szpirco, car il était un peu providentiel.» Ironie de l’affaire, selon lui, depuis son coaching par Szpirco, Xavier Mathieu a bien changé. «Avant, c’était l’aboyeur, un impulsif. Il n’aurait jamais eu des fiches en AG. Aujourd’hui, il est plus modéré. Un peu lyrique.»
Toyota
LO, accélérateur de grève
On ne fait pas grève à Toyota, en général. Pourtant, son site français, à Onnaing (Nord), a connu sa première, en avril. Minoritaire - un ouvrier sur neuf au plus fort de la grève -, elle a tenu quatorze jours, dont quatre de blocage. Deux syndicats, Force ouvrière et la CGT, majoritaires à eux deux, appelaient à la grève. Avec, à la tête de la CGT, pas n’importe qui : Eric Pecqueur, tête de liste de Lutte ouvrière aux européennes. Avec son bonnet de marin, ses lunettes et sa voix tranquille de baryton, ce « team leader », chef d’équipe dans le jargon toyotiste, est le grain de sable dans la machine. Ce nordiste de 42 ans, embauché en 2000, après une année de fac ratée et treize autres d’intérim, fils et petit-fils de militants communistes et cégétistes, ne se considère pas comme déclencheur de la grève. Pour lui, c’est Didier Leroy, le PDG du site (muté il y a quelques jours), «qui a dit "plutôt crever que de payer le chômage partiel à 100 %"». Les ouvriers ont presque eu gain de cause pourtant : ils toucheront 95 % du net, et leurs jours de grève, non payés, seront étalés sur l’année.
La grève aurait-elle eu lieu sans le «militant trotskiste révolutionnaire» Pecqueur ? Ce qui est sûr, c’est que depuis des années, une partie des ouvriers se plaint de la pression des chefs. Une phrase revient : «Il y avait plus de respect à l’époque des Japonais.» Traduire : «A l’époque où les cadres étaient japonais». Les troubles musculo-squelettiques sont fréquents pour un salaire de base autour de 1200 euros. Alors quand on annonce jusqu’à 300 euros en moins par mois pour chômage partiel, ça coince. Mais Djamel Djebara, militant CFDT, syndicat qui n’a pas appelé à la grève, pense qu’Eric Pecqueur est «le principal artisan» de la grève. «Dans les trois tracts qui ont précédé le mouvement, il appelait à la grève. Il était toujours en tête de cortège.» Il ajoute : «Quand il est dans l’usine, il ne s’occupe pas des problèmes des members (salariés, ndlr), je ne vois pas comment il s’en occuperait s’il était député européen.»
La direction, elle, n’a «aucun commentaire» à faire sur le rôle d’Eric Pecqueur, mais a diffusé le discours de Toshiyuki Nonaka, vice-président de Toyota Motor Manufacturing France, au sein du comité de grève, le 14 avril : «M. Pecqueur, vous êtes satisfait n’est-ce pas? Vous avez réussi à faire tenir la grève une semaine, vous êtes passé à la télévision et dans les journaux. C’est bon pour votre campagne […]. Votre carrière progresse bien, au sein du syndicat et surtout dans le monde politique.»
Le militant Pecqueur a-t-il influencé la grève? «Bien sûr, répond l’intéressé. On a cherché à ce que les gens prennent en main leur grève.» Les grévistes votaient chaque jour, ont élu un comité de grève. Eric Pecqueur a poussé les non-syndiqués, et notamment les femmes, minoritaires dans l’usine, à y participer. Sur le fond des revendications, il est plus en retrait. «Pour des raisons de principe, je ne suis pas pour le chômage partiel… Il fallait ralentir les cadences, prendre sur les bénéfices.»
Caterpillar
Rupture avec les étudiants
A la Maison du comité d’entreprise Caterpillar, centre nerveux du conflit depuis sept semaines, les journées sont rythmées par les AG, toujours menées par l’intersyndicale CGT-FO-CFDT-CFTC, qui réunissent jusqu’à 400 salariés les grands jours. Les militants de passage du NPA, du Parti ouvrier indépendant (POI, trotskiste) ou de Lutte ouvrière (LO) n’ont pas pris la parole en AG, assurent les «Cater» qui rejettent l’idée d’un conflit sous influence. «S’il y a une minorité qui nous manipule, elle est là-haut ; pas sûr qu’elle soit d’extrême gauche», grince en montrant les locaux de la direction, Alexis Mazza, élu CGT, l’un des 22 salariés mis à pied pour «agissements» de grève.
«Il n’y a aucun militant NPA ou LO à Caterpillar», affirme sans hésiter l’omniprésent José Gomez, syndicaliste retraité de Cater, très écouté et respecté : «Des leaders syndicaux ont émergé, le plus souvent des jeunes, ils sont CGT, FO ou CFDT, mais leur couleur politique importe peu. C’est un constat d’injustice très fort qui a été le moteur de la mobilisation…» Deux salariés en grève, Alex et Stéphane, confirment : «Les politiques, on les a accueillis comme une aide, mais ils se sont plutôt greffés sur nous que le contraire.» L’un des militants NPA de Grenoble à avoir passé du temps avec les Cater, Mazdak Kafaï, confirme avoir été «très bien accueilli» dans sa démarche de soutien. Il réfute lui aussi toute influence : « Avec cette thèse grossière, le patronat et le gouvernement cherchent à minimiser l’ampleur de la colère des salariés! Bien sûr, le discours du NPA entre en résonance avec cette colère… et c’est cette convergence qui fait peur.»
Au mois de mars, étudiants mobilisés, «bloqueurs» du campus de Grenoble, militants et anarchistes alliés - tous désignés sous l’appellation fourre-tout «d’anarcho-libertaires» - ont travaillé à la «convergence des luttes» avec les Cater. Manifs étudiantes vers l’usine, fraternisation, soutien aux piquets de grève, repas et café offerts aux grévistes… Les salariés et leurs syndicalistes ne se sont jamais sentis débordés : «Ils ne faisaient rien d’autre que nous suivre.» La rupture s’est faite le 24 mars en centre ville, lorsqu’une manif commune étudiants-Cater-anarchistes s’est séparée devant un Monoprix après une «auto-réduction » (réquisition de nourriture) avortée, une action sans doute trop éloignée des mentalités ouvrières… «Merci les étudiants de nous avoir rejoints, maintenant nos chemins se séparent. Ciao !» a annoncé au mégaphone Alexis Mazza, «à la demande même des salariés», raconte-t-il. «Depuis, on les a rarement revus devant Cater…» Le 31 mars, le blocage des négociations par la direction entraînait la séquestration des quatre dirigeants. Une retenue rageuse, improvisée par la base, depuis l’intérieur du site…