La conception du fascisme chez Pasolini

Message par laurent667 » 08 Jan 2007, 23:29

Bonjour à tous,

J'aurais aimé savoir ce que vous pensez d'une telle interview, dans une optique révolutionnaire. Il s'agit d'une interview du célèbre metteur en scène et intellectuel italien Pasolini, et cette interview date du début des années 60.

Merci ! 8)


FASCISTES : Pères et fils.

Monsieur Pasolini, pourquoi tant de jeunes esprits sont-ils attirés par le danger de l’idéologie fasciste ? Vivant dans une société de jeunes, nous nous posons cette question et nous ne savons pas y répondre.
Michele Brucculeri, Daniele Squinzani – Turin

Je vais vous raconter un cas personnel, un exemple.
Vous savez peut-être ou vous imaginerez combien ma vie peut être endeuillée par une série de devoirs inutiles. Répondre à vide à des questions posées à vide. Vivre donc en partie dans le monde de la pseudo-culture, ou comme dit plus explicitement mon amie Elsa Morante, de l’irréalité.
Je dois cela à la partie publique de ma vie. A cette part de moi qui ne m’appartient pas, et qui est devenue comme un masque de Nouveau Théâtre dell’Arte ; un monstre qui doit être ce que le public veut qu’il soit. J’essaie de lutter donquichottesquement contre cette fatalité qui m’enlève à moi-même, qui me transforme en automate de magazine, et qui finit ensuite par se réfléchir sur moi-même, comme une maladie. Mais il semble qu’il n’y ait rien à faire. Le succès est, pour une vie morale et sentimentale, quelque chose d’horrible et c’est tout.
Beaucoup, trop, de journalistes ont fini par représenter, petit à petit, ce monde ennemi qui veut que ses personnages soient comme il le désire. Et, petit à petit, j’ai fini par éprouver envers eux une espèce de rancœur, de ressentiment obscur, de pathologique irritation ; la seule vue d’un kiosque à journaux, à certains moments de la journée, peut me rendre malade.
Bien, ceci est un préambule. J’aurais pu aussi le garder pour moi c’est vrai. Mais comprenez moi.
Muni de cette prévention, de cette aversion sourde et douloureuse, je n’aurais pas voulu me faire interviewer il y a quelques semaines par un magazine très diffusé. J’ai résisté longtemps. Puis j’ai cédé, un peu par faiblesse (je ne suis pas capable de m’obstiner longtemps à refuser une faveur), un peu par ingénuité (j’ai toujours l’illusion que les choses puissent se passer mieux que ce que l’on prévoit par expérience). Et ainsi je me suis fait interviewer par une journaliste : une dame encore jeune, un peu pâle, mais aux traits durs : une typique femme qui vient de Province et qui vit seule, de son travail.
J’en ai eu une bonne impression ; et je ne pouvais pas trahir le respect que j’éprouvais pour elle en lui donnant une interview de manière calculée, froide. J’ai bavardé comme avec une amie. C’était aussi mon premier jour de vacance après le long travail de Mamma Roma : j’étais d’assez bonne humeur. Je suis allé la chercher chez elle, dans un blanc et brûlant appartement du LungoTevere, nous avez roulé festivement sur la route de la Mer, vers Ostia, nous nous sommes baignés, dans cette paix qui est presque un vacarme des jours les plus purs de l’été. Et nous avons bavardé d’un peu de tout : de cinéma, de littérature, de nous. Pour autant que me consentait mon éternelle timidité, j’essayais d’être entièrement sincère avec elle, et je l’étais sans me forcer en réalité. Peut-être parce qu’elle connaissait son métier, comme un bon médecin, un bon avocat, qui savent écouter et te faire dire, presque en silence, ce qu’il est nécessaire que tu dises. Je m’en rendais compte et je le respectais son métier. C’était un titre de mérite pour elle, par rapport à moi.
Elle aussi, du reste, elle me parlait d’elle-même, de ses problèmes : l’histoire de son mariage, l’histoire de son travail : et son fils. Voilà, son fils, un adolescent de quatorze ou quinze ans, né d’un mariage heureux-malheureux, et maintenant seul avec elle : un fils fasciste.
Pourquoi était-il fasciste ? Peut-être par protestation contre elle : l’éternelle polémique des enfants contre les parents, quand les parents, de quelque manière, font l’objet d’une élémentaire et inconsciente condamnation morale. Ou peut-être parce qu’il avait été abandonné à lui-même pendant de nombreux mois, avec une gouvernante indifférente, dans un des beaux-quartiers de la ville, avec des camarades d’école riches et stupides et , pratiquement, tous fascistes. Une série de concomitances. Pour créer ce fait absurde, douloureux : à faire serrer les poings de rage, à nouer la gorge d’exaspération.
Elle, la mère, était préoccupée, comme d’un petit drame familial et social. Elle me disait qu’elle était en train de lutter contre son fils, en essayant de ne pas abuser de son pouvoir, de ne pas faire du chantage au nom de son autorité de mère ou de l’expérience. C’était difficile , en somme. Elle l’avait emmené voir All’armi siam fascisti, et elle espérait, non sans quelque bon résultat. Le duce, au moins, était apparu au jeune garçon comme une figure un peu folle et ridicule.
Puis le discours sur son fils tomba, selon la souplesse mondaine des colloques du genre, et nous passâmes à autre chose.
Ainsi cette fille au visage nu et dur, disparut, avec la première journée des vacances d’été, de mon existence compliquée.
Quelques semaines plus tard, sortit son papier dans le magazine. C’était tout ce qu’on pouvait écrire de plus blessant à mon égard. Blessant parce qu’écrit non pas par l’habituel imbécile qui me déteste au nom de ses patrons réels ou imaginaires, mais par une personne éduquée, civile, à un bon niveau journalistique. J’étais blessé par le fait de voir renvoyés, par cette personne qui m’était parue respectable, tous les lieux communs que des personnes indignes de tout respect ont accumulés sur moi, pour en faire ce masque de Nouveau Théâtre dell’Arte dont je parlais : « les expériences violentes », « la poésie maudite », l’habileté en affaires, la gratuité de l’usage du dialecte et de l’argot. Jugements de provincial et d’ignorant, que presque par inertie, mon amie d’un jour a répétés avec l’ivresse qui fait un clin d’œil à travers le lieu commun à de sordides complices.
Voilà une opération fasciste : mais fasciste dans le fond, dans les recoins les plus secrets de l’âme. L’Italie est en train de pourrir dans un bien-être qui est égoïsme, stupidité, inculture, commérages, moralisme, coercition, conformisme. Se prêter de quelque manière que ce soit à contribuer à ce pourrissement, voilà maintenant le fascisme. Etre laïques, libéraux, ne signifie rien, quand il manque cette force morale qui réussisse à vaincre la tentation d’être partie prenante d’un monde qui apparemment fonctionne, avec ses lois attirantes et cruelles. Il n’y a pas besoin d’être fort pour affronter le fascisme dans ses formes délirantes et ridicules. Il faut être très forts pour affronter le fascisme comme normalité, comme codification, je dirais allègre, mondaine, socialement élue, du fond brutalement égoïste d’une société.
Au fond le fils est moins fasciste que la mère : ou du moins dans son fascisme il y a quelque chose de noble, dont lui même ne peut pas être certainement conscient : une protestation, une colère. Dans son honnêteté d’adolescent, il comprend que le monde dans lequel il vit est au fond atroce. Et il se jette contre, avec la force du scandale que donne à un jeune garçon son idée du fascisme. Le fascisme de la mère est au contraire abandon moral, complicité avec la manipulation artificielle des idées avec lesquelles le néocapitalisme est en train de former son nouveau pouvoir.
Je confesse que j’ai eu un moment de rage quasi poétique contre cette mère. Et je me suis pris à penser que ce fils fasciste elle se le méritait, c’était juste : c’était une fatalité qui avait un équilibre juste entre donner et recevoir. Et même m’est venue l’impulsion, aussitôt réprimée, car enfin de compte ç’aurait été méchant, d’écrire un épigramme ; un épigramme avec lequel souhaiter à mes ennemis bourgeois des enfants fascistes. Que vous ayez des fils fascistes – voilà la nouvelle malédiction – des fils fascistes, qu’ils vous détruisent avec des idées nées de vos idées, de la haine née de votre haine.

n. 36 a. XVII, 6 settembre 1962
laurent667
 
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Message par com_71 » 09 Jan 2007, 00:20

Il y aurait certainement pas mal de chose à en dire mais, le fascisme comme esthétique et comme posture individuelle ou familiale, ce n'est pas vraiment ma préoccupation. Ce genre de texte me fait penser à Jean Genet rentrant à Chatila quelques heures après les massacres et en sortant un beau "texte" sur les vibrations passionnées et réciproques de l'air et du soleil à proximité des cadavres...

Ce n'est pas parce qu'on est, ou se prétend artiste qu'il faut tout confondre, un adolescent rebelle et un élément des bandes fascistes, un micro-événement dans une famille bourgeoise et une catastrophe sociale quasiment sans précédent...
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Message par laurent667 » 09 Jan 2007, 13:17

a écrit :
Ce genre de texte me fait penser à Jean Genet rentrant à Chatila quelques heures après les massacres et en sortant un beau "texte" sur les vibrations passionnées et réciproques de l'air et du soleil à proximité des cadavres...


Et bien vous n'y aller pas de main morte ! :roll:



Ne voyez-vous pas dans ce texte aussi une possible source d'inspiration à la situation actuelle ? En gros, que l'ennemi n'est pas le jeune d'extrème-droite, mais plutôt la sociale démocratie de marché et ses avatars (médias aux bottes du pouvoir, consommation idiote, abétissement de la population, etc.)
laurent667
 
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Message par Barikad » 09 Jan 2007, 13:58

(laurent667 @ mardi 9 janvier 2007 à 13:17 a écrit : Ne voyez-vous pas dans ce texte aussi une possible source d'inspiration à la situation actuelle ? En gros, que l'ennemi n'est pas le jeune d'extrème-droite, mais plutôt la sociale démocratie de marché et ses avatars (médias aux bottes du pouvoir, consommation idiote, abétissement de la population, etc.)
et "le jeune d'extreme droite" n'est il pas un fidele chien de garde de la societé bourgeoise ?
Barikad
 
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Message par regivanx » 09 Jan 2007, 17:24

Une interview très rafraîchissante. Zelda, Pasolini a fait d'excellents films. Vois Salo, par exemple ;
et bien, les septiques sont nettement plus réceptifs après l'avoir vu qu'avant. Ses films sont souvent une occasion d'avoir une discussion politique intéressante.

L'art est une voie d'accès à la politique. On pourrais citer les auteurs très célèbres comme Georges Orwell ou Eisenstein ; mais il y a aussi tous les chants révolutionnaires, les affiches, les pamphlets qui sont également des oeuvres d'art.
regivanx
 
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Message par laurent667 » 09 Jan 2007, 22:57

a écrit :Bonjour Laurent et bienvenue sur le forum.

Tout d'abord, rappel d'une petite règle à laquelle les modérateurs de ce forum, et bien des participants, tiennent beaucoup : On se tutoie...  :-P Au sens où aucun d'entre nous ne prétend parler "au nom de LO" ici. Pour cela, pour poser des questions et obtenir (éventuellement) une réponse de LO, il y a un site officiel (et non un forum). Un forum, c'est le lieu de discuter à bâtons rompus entre individus plus ou moins proches de LO et même quand ils en sont très proches, qui peuvent diverger sur bien des questions au demeurant.

Bon moi, c'est surtout des questions que m'inspirent l'interview de Pasolini.

1) Je ne comprends pas bien si la journaliste incriminée est réellement "fasciste" ou s'il l'accuse abusivement de "fasciste" parce qu'il trouve ses procédés fort bas. (Ce que je crains).

2) Quel a été le parcours politique de Pasolini ?

3) Penses-tu vraiment que faire son métier d'artiste, même engagé, c'est "se battre" ? Pas moi.


Merci pour l'accueil et désolé pour le vouvoiement, c'était un vouvoiement de politesse et non pas un pluriel.

1) En fait, ce que dit Pasolini, c'est que le comportement de la journaliste est un comportement de bourgeoise, hurlant avec les loups, dans le sens de la conscience totalitaire. Meme si l'italie est alors une république, Pasolini pense que si tous les journaux disent la même chose, c'est bien l'expression d'un certain fascisme d'état. Au sens où le totalitarisme est la suppression de la liberté propre d'expression, et la mise en place d'un dogme officiel. Une opinion unique. On peut en dire (presque, hein, j'exagère un peu) autant des grands médias en France. Arlette = vielle-qui-ne-change-pas-engagée-dans-un-combat-dépassé ("on nous ment on nous spolie"), Le Pen = Hitler ("détail de l'histoire"), Dieudonné = antisémite ("Isra-Heil"), etc.

2) je ne connais pas assez le personnage.

3) Sur l'équation "artiste engagé = se battre", je dirais que oui, possiblement. Je pense qu'un artiste peut aider à une prise de conscience.



@Barikad
a écrit :et "le jeune d'extreme droite" n'est il pas un fidele chien de garde de la societé bourgeoise ?


C'est possible. Mais pas plus que le lumpen-proletariat de banlieue à Nike et blouson Lacoste. Abruti par la société de consommation, sans conscience de classe, et dangereux. Non ?



@El convidado de piedra

Merci pour tes explications claires.
laurent667
 
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Message par Gaby » 10 Jan 2007, 00:16

(laurent667 @ mardi 9 janvier 2007 à 22:57 a écrit : Mais pas plus que le lumpen-proletariat de banlieue à Nike et blouson Lacoste. Abruti par la société de consommation, sans conscience de classe, et dangereux. Non ?
Pas plus apolitique que le mec anti-marques qui boit du Mecca Cola, porte un pancho et des pompes qui sentent la mort.
Gaby
 
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Message par Apfelstrudel » 10 Jan 2007, 00:21

des pompes qui sentent la mort ? :unsure:
Apfelstrudel
 
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