Toyota: contre-enquête sur un modèle social

Message par Barikad » 27 Juil 2004, 07:47

a écrit :Emploi
Toyota: contre-enquête sur un modèle social

Reportage à l'usine d'Onnaing, où les conditions de travail sont loin de l'idéal présenté par le groupe japonais.

Par Haydée SABERAN
mardi 27 juillet 2004 (Liberation - 06:00)
Lille, de notre correspondante


visser, poser, clipper les pièces sur la voiture qui avance sur tapis roulant. Ils ont le geste précis et la cadence d'équipiers de fast-food. Ils sont jeunes, 29 ans en moyenne, et presque tous heureux de travailler à Toyota Onnaing, près de Valenciennes qui a sorti sa 500 000e Yaris hier. Houari (1), 25 ans, intérimaire, trouve l'ambiance «magnifique». David, 31 ans : «Toyota est une bonne boîte.» Sébastien, 28 ans, intérimaire, est «content d'avoir du travail» et rêve d'embauche. Au pays des fermetures d'usine, quel rabat-joie songerait à râler ? Le taux de chômage dans l'agglomération de Valenciennes a dégringolé de 20 à 14 % en trois ans. Sortie de terre en 2000, en pleine polémique sur les 35 heures, l'usine d'Onnaing était un pied de nez à ceux qui juraient que les lois Aubry feraient fuir les entrepreneurs (2). Le site est la troisième usine automobile d'Europe par sa productivité. A première vue géniale, une organisation à couper le souffle. Depuis les bobines d'acier jusqu'à la voiture finie : deux heures et demie de stock dans un site compact, qui travaille «sans gras». Une voiture toutes les 76 secondes, nuit et jour, vendue avant d'être fabriquée.

500 euros pour pouvoir démissionner

Aussi, quand la CGT alerte la presse il y a plusieurs mois, sur la dureté des conditions de travail de l'usine, on ne fait pas très attention. Puis plusieurs salariés finissent par raconter l'envers du décor. Sofiane, 44 ans, ouvrier sur chaîne, est opéré en 2002. Six mois d'arrêt. A son retour, on l'affecte pendant des mois au nettoyage. «En attendant de me reformer aux gestes réflexes sur la chaîne, disait la direction. Je ramassais les ordures, je vidais les siphons des pissotières. Des chefs faisaient des réflexions : "Sofiane, le roi du balai." J'ai fait une dépression. Et puis on m'a formé. A la fin du premier jour, j'ai été renvoyé. Deux témoins m'accusaient d'avoir saboté la ligne.» En 2002, Jérôme, 32 ans, fait tomber une clé à coupe, un outil qui sert à vérifier les vissages. Cassé. Un témoin affirme qu'il l'a fait exprès. «On m'a convoqué. Un quart d'heure après, le taxi était là.» Quelques mois plus tôt, il avait été victime d'un accident du travail avec arrêt, un poignet foulé. Comme Sofiane, il attaque aux prud'hommes. Emmanuel Smoluch, 31 ans, «team leader», délégué CFTC, réclame de meilleurs salaires et plus de sécurité. «Rien de contradictoire avec l'esprit Toyota», se défend-t-il. La direction tente de le licencier en avril 2004. On a découvert des défauts sur sa ligne de montage. Des témoins l'accusent de «comportement malsain, grossier et discourtois». Mais l'inspection du travail refuse son licenciement.

Christophe, lui, a démissionné en 2001. «On peut pas faire une machine avec un homme. Le corps chauffait. C'était plus de la transpiration, c'était autre chose. Je sentais l'animal. A la maison, je ne supportais plus mes enfants.» Il a payé pour partir. Une clause (aujourd'hui disparue) l'obligeait à débourser la somme maximale de 10 000 francs (1 500 euros) s'il partait avant deux ans, pour la formation qu'il a suivie. Toyota a divisé la somme par trois. Il l'a payée. «C'est du racket, mais j'avais signé.» Encore plus gênant, pour un constructeur qui a fait de la sécurité au travail l'un des piliers de sa culture, le taux de fréquence des accidents (3) de l'usine de Valenciennes (14,5) est presque quatre fois supérieur à celui des usines françaises de Renault ou du groupe PSA.

«Si je me casse le bras, je viens quand même»

Chez Toyota, on n'est pas ouvrier, mais «team member», dirigé par un «team leader» et un «group leader». Le salaire démarre au Smic, mais on a droit à deux augmentations par an. Dont une individuelle, évaluée selon les résultats en sécurité, assiduité, qualité, esprit d'équipe. Performances évaluées tous les six mois dans ce qui ressemble à un bulletin scolaire. Avec des plus et des moins. Et des commentaires : «Frédéric doit continuer à garder un bon relationnel.» En fin d'année, le salaire augmente, ou pas : 0,11 %, 0,12 %...

Pas de treizième mois, mais une prime d'intéressement collective. Doublée pour ceux qui la déposent sur un plan d'épargne entreprise. Critères ? Qualité, respect du planning et sécurité, encore. Alors un accident du travail avec arrêt peut faire baisser la prime. D'où la tentation de ne pas le déclarer, ou de venir travailler avec des béquilles, quitte à rester sur une chaise. Pour ne pas se faire mal voir des chefs, mais aussi des collègues. Car plus l'accident est grave et plus l'arrêt est long, plus l'entreprise paie cher à l'assurance maladie. Une blessure ouverte à la main qui nécessite six points de suture ? C'est un «premier soin» à l'infirmerie, donc pas un accident du travail déclaré. Argument de Jean-Paul Bollier, chef du département santé-sécurité : «C'est du bon sens. Quel salarié a un infirmier à domicile ? Les pansements sont changés tous les jours à l'infirmerie, dans un lieu propre, et la personne est sur un poste compatible avec son état de santé.» Ceux qui viennent travailler avec des béquilles ? «Moi, demain, si je me casse le bras, je viens quand même».

«Des pratiques de harcèlement moral»

Dans les ateliers, ça grince. Chez les ouvriers, le vote CGT a grimpé en flèche : de 19 % en 2000 aux élections des délégués du personnel, il est passé à 49,5 % en 2002. Certains (à FO et à la CFTC) regrettent même les débuts. Le temps où les Japonais étaient plus nombreux dans l'usine : «Ils étaient plus collectifs. Si tu avais un problème sur ta ligne, le cadre japonais venait t'aider.» Le turn-over laisse rêveur. A ce jour, près de 750 salariés (sur les 3 250 de l'usine) ont quitté l'entreprise, à la suite soit d'un licenciement, soit d'une démission. «On vire ceux qui sont revendicatifs, ou trop abîmés par le travail, estime Eric Pecqueur, délégué CGT. Ou les gens partent d'eux-mêmes et on continue avec des jeunes tout frais.» La direction s'en défend : «Ce qui fait la force de Toyota, ce sont ses méthodes. Pour les acquérir, il faut du temps. Le turn-over va à l'encontre de nos fondements industriels.»

Régis, 31 ans, a décidé de quitter Toyota pour le bâtiment : «Trop de pression, trop de gens qui dénoncent le voisin, trop de gars qui viennent travailler malades, de peur des sanctions.» Les menaces sont à peine voilées. «Le fait que vos absences soient justifiées n'empêche pas une profonde désorganisation du travail. (...) Si cette situation ne s'améliore pas, nous nous verrions dans l'obligation de vous remplacer à titre définitif.» Ce type de lettre, des dizaines de «members» l'ont reçue, pour avoir été malades plus de deux ou trois fois dans l'année. Alertée, l'Inspection du travail a indiqué à Toyota que ces pressions «peuvent être analysées comme des pratiques de harcèlement moral».

«En maladie, tu perds sur l'intéressement»

Selon le Guide du group leader - une sorte de manuel des bonnes pratiques pour les agents de maîtrise que Libération s'est procuré -, chaque absence, y compris maladie, maternité ou paternité, donne lieu à un entretien avec le «member» le jour du retour. Pour entendre quoi ? «Si tu es en maladie, tu perds sur l'intéressement et en évolution ce sera pas le top non plus. Tu sais aussi que j'aurai du mal à te mettre une augmentation individuelle», glisse David Roulez, délégué FO. Dans le compte rendu à remplir, une ligne est prévue : «Reprise anticipée par rapport à l'arrêt. Oui/non.» L'avertissement de l'inspection du travail ne semble pas inquiéter François-Régis Cuminal, directeur des ressources humaines : «Nous avons affaire à une population jeune qui a souvent découvert l'entreprise chez nous. Certains n'ont pas compris que leur absence pouvait pénaliser une équipe.» But de ces courriers ? «Aider les salariés», assure Philippe Vijaudon, chef des relations sociales, qui ajoute : «Souvent les gens ont un problème qui est autre que la maladie, nous pouvons les aider à le résoudre.»

L'intérim se porte bien en revanche. «Si on veut fabriquer une voiture à la fois de bonne qualité et à bas coût, ce n'est pas avec de l'intérim qu'on peut y arriver», se vantait pourtant Hiroshi Okuda, président de Toyota, dans Libération du 28 septembre 2002. L'intérim atteint 17 % de l'effectif cette année, 7 points au-dessus de la moyenne de l'automobile (4). Le DRH se justifie : «Nous devons gérer nos affaires prudemment, les retournements du marché peuvent être violents. De ce point de vue, Toyota est une entreprise comme les autres.» C'est bien ce qu'on craignait.

(1) Le prénom a été modifié.
(2) Les 35 heures ont été appliquées a minima : l'équipe de jour est présente 8 h 55, dont 7 h 40 payées pour 7 de travail effectif.
(3) C'est le nombre d'accidents avec arrêt de travail par million d'heures travaillées.
(4) 9,7 % d'intérimaires dans l'automobile au premier semestre 2004. Source : ministère du Travail.
Barikad
 
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Message par Barikad » 27 Juil 2004, 07:49

a écrit :Les limites du toyotisme

A Onnaing, ce mode de production copié partout connaît des ratés.


Par Grégoire BISEAU
mardi 27 juillet 2004 (Liberation - 06:00)

 

l'usine d'Onnaing de Toyota n'est pas exactement une usine automobile comme les autres. Annoncée sous l'ère Jospin, en pleine polémique sur le passage aux 35 heures, la construction de l'usine était brandie par toute la gauche pour démontrer que la réduction du temps de travail était parfaitement compatible avec l'exigence de compétitivité des multinationales étrangères. Aujourd'hui, trois ans et demi après la sortie de la première Yaris et l'embauche de 3 200 salariés, l'usine de Toyota est officiellement la vitrine du magasin France. Celle qu'on utilise pour aguicher les nouveaux investisseurs étrangers. Celle censée rassurer quand les pessimistes agitent le spectre des délocalisations et d'une désindustrialisation inévitable de la vieille Europe. Celle enfin, dont se sert encore Jean-Louis Borloo, actuel ministre de l'Emploi et ancien maire de Valenciennes, pour vanter le volontarisme politique face au fléau du chômage dans les bassins d'emplois sinistrés.

Penser son travail. Sur le papier, Toyota fait figure de porte-drapeau idéal. Voilà un groupe aux ambitions mondiales, prétendant sérieux à la place de premier constructeur automobile de la planète. Une multinationale qui jure n'avoir recouru à aucun plan social depuis 1950 et qui s'est bien gardée de se jeter dans la course aux mégafusions. Enfin, et surtout, voilà un groupe dont l'organisation du travail a été adoptée pour ne pas dire copiée par toute l'industrie, tous secteurs confondus. Aujourd'hui, le toyotisme, lointaine évolution du fordisme, est devenu une langue universelle, parlée dans toutes les usines du monde. Les mots de «kaizen» (amélioration continue des résultats), de «kanban» (petite étiquette fixée sur des boîtes de pièces détachées pour permettre une gestion en flux tendu des ateliers), ou encore les «4 s» ­ «seiri», «seitron», «seisou» et «seikou» (pour tri, rangement, nettoyage et propreté) ­, sont connus de beaucoup d'ouvriers et agents de maîtrise. Toyota a révolutionné l'usine automobile, en essayant de faire du salarié le pilier d'une culture de l'obsession de la productivité. Chaque geste est pensé, mesuré, chronométré. Et répété à l'infini. On demande à l'ouvrier d'être à la fois le prolongement de la machine («jidoka» en japonais, ce que Toyota appelle «l'automatisation avec une touche humaine») et de penser son travail. De faire une chasse incessante aux secondes perdues en gestes inutiles, pour améliorer la vitesse de la chaîne.

Une corde pourrait résumer les ambitions et les ambiguïtés du toyotisme. Pendue au-dessus de la chaîne d'assemblage, elle doit normalement être saisie par chaque opérateur lorsqu'il rencontre une difficulté. Toujours au nom de l'amélioration continue. Mais en tirant dessus, l'ouvrier arrête toute la chaîne et s'attire fatalement les regards culpabilisants des collègues et de sa hiérarchie.

Adaptation. En échange de cette exigence du toujours plus de productivité, le groupe promet une politique de formation et l'engagement de n'avoir pas ou peu recours à l'intérim. La stabilité de l'emploi contre l'efficacité au travail. Voilà schématiquement le «deal» du toyotisme. Or à en croire l'expérience de l'usine de Valenciennes, il apparaît que le prix à payer de cette exigence est beaucoup trop élevé. Même pour une population jeune. Est-ce la preuve que le toyotisme de Toyota est difficilement applicable en dehors du Japon ? Ou au contraire que la direction française a perverti le système ?
Barikad
 
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Message par Barikad » 27 Juil 2004, 07:53

a écrit :A savoir

mardi 27 juillet 2004 (Liberation - 06:00)


Deuxième constructeur mondial
En 2003, le japonais est devenu, avec un peu plus de 10 % de part de marché, le deuxième constructeur automobile, derrière General Motors mais devant Ford. Toyota vise 15 % du marché mondial vers 2010.

8,64 milliards d'euros,
c'est le bénéfice de Toyota pour l'exercice 2003-2004, en hausse de 55 %. C'est le plus gros profit jamais réalisé par une entreprise japonaise, deux fois ceux de General Motors et Ford réunis. Le chiffre d'affaires du groupe (128 milliards d'euros) est presque quatre fois supérieur à celui de Renault.

« Dans une armée très forte, quand le leader dit de tourner à droite, tout le monde tourne à droite. Dans une armée plus faible, 20 % des soldats restent sur place ou tournent à gauche. C'est cette différence qui fait l'efficacité d'un groupe comme le nôtre.»
Hiroshi Okuda, président du conseil d'administration de Toyota, dans Libération du 28 septembre 2002

26/07/2004, 1 heure du matin.
500 000e Yaris.

31/01/2001.
Première Yaris made in Onnaing.

Printemps 1999.
Pendant que l'usine sort de terre, Toyota recrute les ouvriers, à 75 % chômeurs ou précaires. Les premiers sont formés à l'étranger.

9/12/1997.
Toyota annonce son arrivée à Onnaing.

3248 salariés travaillent pour Toyota à Onnaing, répartis en trois équipes, dont une de nuit depuis mai 2004. 920 Yaris sont produites chaque jour, soit une toutes les 76 secondes.
Barikad
 
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