Pas d?alternative politique sans cl ouvrière

Message par Louis » 24 Mai 2004, 22:42

interwiev intéressante dans l'huma (dans leur dossier "le vote ouvrier")




Entretien avec le sociologue Michel Simon. Il analyse les constantes du vote ouvrier, la question du repli protestataire, et il démonte le mythe médiatique d?un " gaucho-lepénisme ".

Michel Simon est professeur émérite de sociologie à l?université des sciences et technologies de Lille. Ses recherches menées avec Guy Michelat ont porté en particulier sur la culture politique ouvrière et les grandes évolutions marquantes durant ces quarante dernières années.

Au moment des dernières élections régionales, les analystes politiques ont parlé de " sursaut citoyen ". L?observe-t-on également dans les catégories populaires, notamment en milieu ouvrier ?

Michel Simon. De fait, contrairement à ce qu?on observe depuis plus de vingt ans, l?abstention a reculé par rapport aux régionales précédentes. La gauche progresse. L?extrême gauche tombe très en deçà de son score présidentiel de 2002. Il semble y avoir comme un frémissement du vote ouvrier, au moins dans certaines régions. Le score du Parti communiste s?inscrit dans ce mouvement. Là où il a présenté des listes indépendantes, mais ouvertes à des militants issus du mouvement syndical et associatif, il a obtenu des résultats nettement supérieurs aux attentes. C?est notamment le cas dans la Somme, le Nord-Pas-de-Calais, mais aussi la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne, l?Allier. Il faut en même temps mesure garder (cf. les difficultés du PC aux cantonales). On continue de vérifier les grandes tendances que Guy Michelat et moi avons décrites dans notre dernier travail (1). Les abstentions, votes blancs ou nuls restent à un niveau élevé, plus de 40 % des inscrits. Ils demeurent d?autant plus fréquents qu?on a affaire à des catégories plus populaires et ouvrières. Il en va de même du vote FN, qui fait mieux que se consolider par rapport aux régionales précédentes et même aux législative de 2002. Au contraire, la droite dite " parlementaire " est très durement sanctionnée, en particulier en milieu ouvrier. Une part de son recul s?effectue au profit du FN, qui la talonne souvent, voire la dépasse, comme dans le Nord-Pas-de-Calais. Il faut d?ailleurs noter que cette droite " classique " a chuté entre 1965 et 2002 de 51,52 % à 23,29 % des inscrits : c?est dans le " peuple de droite " - peuple ouvrier compris - que le FN a trouvé le plus gros de ses soutiens, même s?il a aussi mordu dans le " peuple de gauche ", socialiste et communiste. On peut enfin penser que le raz de marée en faveur de la gauche tient plus du vote sanction à l?égard de la politique libérale du gouvernement que d?un vote d?adhésion. Mais qu?il y ait eu mouvement " de la rue aux urnes " est peu niable, et c?est très positif.

Pensez-vous que la classe ouvrière traditionnelle est aujourd?hui susceptible, malgré son recul numérique au sein du salariat, de retrouver un rôle politique central ? À quelles conditions ?

Michel Simon. Je ne pense pas que la question se pose ainsi. Jusque, en gros, le début des années cinquante, les ouvriers étaient majoritaires chez les salariés. Les " indépendants " - agriculteurs, artisans, commerçants - représentaient encore un gros tiers des actifs. Le problème des " alliances " de la classe ouvrière se posait dans des termes qui ne sont plus ceux d?aujourd?hui. La croissance massive du salariat (90 % des actifs) et, en son sein, du salariat non ouvrier, a bouleversé les conditions du jeu social et politique, comme on le voit dès 1968. Cela dit, si les ouvriers ont diminué en nombre - 36 % en 1975, autour de 28 % aujourd?hui -, ils sont loin d?avoir disparu. Dans les années soixante, des liens forts existaient déjà entre eux et les employé(e)s - liens matrimoniaux, de descendance, proximité dans les conditions de vie. Ces rapprochements se sont accentués sous l?effet d?un chômage, d?une précarisation et de conditions d?exploitation qui touchent de plein fouet le salariat d?exécution - autour de 60 % de la population active -, et s?étendent rapidement à des catégories naguère encore relativement préservées. Il faut prendre également en compte le niveau d?instruction des jeunes générations. Les bacs pro, dans les recrutements de jeunes ouvriers, ne sont plus une exception. C?est là aussi un facteur de rapprochement avec les employés, traditionnellement plus diplômés, mais aussi avec le salariat " instruit ". Chez les McDo, à Disneyland, on lutte âprement, et la CGT marque des points. Mais même au-delà du salariat d?exécution, chez les chercheurs, les enseignants, les informaticiens, les urgentistes, les gens du spectacle, etc., la crise qui frappe s?accompagne de luttes dont le contenu anti-libéral est explicitement assumé. Fait nouveau : ces luttes s?accompagnent de la recherche de convergences contre l?adversaire commun - droite, mais aussi MEDEF -, donc d?issues politiques, au sens nullement politicien du terme. Et c?est là que le rôle des forces politiques, en particulier du Parti communiste, peut être déterminant. À condition de bien comprendre que les gens susceptibles de travailler, par exemple avec les communistes, à la construction d?un débouché politique favorable aux luttes ne se lanceront pas dans cette aventure sur la base d?un ralliement. Il y a une co-construction à opérer, dans le respect de la diversité des aspirations des différentes catégories salariales et des sensibilités politiques.

Ne craignez-vous pas que cette politique d?alliance systématique, entre autres avec les cadres, engendre à moyen terme une dilution des intérêts spécifiques de la classe ouvrière ?

Michel Simon. Les différentes catégories du salariat subissent l?exploitation sous des formes diverses et avec une intensité inégale. Les mouvements sociaux sont donc eux aussi traversés par des contradictions et des rapports de force. Cela dit, même si le salariat d?exécution est toujours la première victime des délocalisations et restructurations, ce n?est plus vrai de lui seul. S?il y a un sentiment qui renaît, malgré le démantèlement des " forteresses ouvrières ", et même si l?essentiel reste à faire, c?est bien la conscience de la nécessité de s?unir. On disait les chômeurs définitivement perdus pour la lutte et l?organisation. La victoire des recalculés, la présence des organisations de chômeurs en tête du cortège syndical le 1er Mai constituent des avancées dont on doit mesurer la portée. Aujourd?hui comme hier, nul ne peut définir a priori les frontières du rassemblement. Ne sont exclus que ceux qui s?excluent eux-mêmes. En outre, lorsque des cadres entrent dans les luttes aux côtés des ouvriers, leur capacité d?expertise influence nettement le rapport de force. Présenter des contre-plans est un élément crucial de la lutte des classes aujourd?hui. Cela n?autorise personne à revendiquer le leadership des mouvements sociaux. Ce qui reste la clef de tout, c?est la démocratie dans les luttes. Il faut aussi un espace public davantage ouvert aux militants syndicalistes et à tous les protagonistes du mouvement social.

Malgré ces perspectives positives, vous constatez avec Guy Michelat que le " repli protestataire " reste fort en milieu ouvrier. Quelle analyse faites-vous de ce phénomène ?

Michel Simon. On répète constamment aux ouvriers que leurs savoir-faire sont devenus obsolètes et tout juste bons à être délocalisés dans les pays en voie de développement. Ce discours favorise logiquement une amertume identitaire et constitue un des facteurs d?une forte xénophobie populaire et ouvrière. Compte tenu de leur formation, les ouvriers ont moins que d?autres la capacité à se redéployer dans d?autres secteurs d?activité lorsqu?ils se retrouvent au chômage. D?où l?importance déterminante, les concernant, de l?idée de " sécurité emploi-formation " qui constitue un des axes des propositions du PCF. Plus généralement, la situation réclame d?affiner les revendications de politique générale en tenant bien plus compte de la composante ouvrière du salariat. Aujourd?hui comme hier, aucune perspective d?alternative progressiste n?est envisageable sans sa participation active. À défaut, le pire peut arriver.

Cela nous fait revenir au vote FN. Est-ce un vote spécifiquement ouvrier ?

Michel Simon. Non, bien sûr. Mais il est d?autant plus fréquent qu?on appartient davantage aux catégories populaires et au groupe ouvrier. C?est du jamais vu en France, au moins depuis la fin du XIXe siècle. On a parlé de " gaucho-lepénisme ". En fait, les bases idéologiques sur lesquelles s?opère le vote FN sont aux antipodes de celles sur lesquelles s?opérait et s?opère encore le vote de gauche, gauche communiste et " extrême " incluses. Il n?y a vote FN que chez ceux qui expriment une hostilité extrêmement véhémente aux immigrés et expliquent par leur présence (" l?invasion ") les nuisances dont ils se sentent victimes, chômage, insécurité, atteintes à leur dignité, sentiment que tout se délite autour d?eux, etc. Très classiquement, un tel transfert d?agressivité a pour " avantage " de placer hors champ le MEDEF, que Le Pen n?égratigne guère. En ce sens, le vote FN n?est pas seulement protestataire. Même chez les ouvriers, il a une base idéologique, et le faire reculer exigera long travail. Mais l?histoire des quarante années écoulées confirme que rien n?est irréversible. Il faut donc rompre à la fois avec la stigmatisation des ouvriers et la vision romantico-révolutionnaire qui les idéalise à outrance. Et il faut reprendre le travail là où il a été interrompu, en prenant appui sur la convergence des luttes qui caractérise notre époque.
Louis
 
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