a écrit :Le cas de Joëlle Aubron illustre la difficile situation des prisonniers malades.
«On peut être mourant, on reste taulard avant tout»
Par Dominique SIMONNOT et Colette GOINERE
lundi 12 avril 2004 (Liberation - 06:00)
à Bordeaux
e 29 mars, la détenue Joëlle Aubron, opérée d'une tumeur cancéreuse au cerveau, avait reçu sa famille menottée à son lit d'hôpital du CHU de Lille. Sur ordre de qui ? Ni de l'administration pénitentiaire, ni du ministère de la Justice dont les services avaient dû intervenir pour qu'elle soit désentravée. L'ordre venait du préfet Roger Marion, l'ancien patron de l'antiterrorisme et ex-numéro 2 de la PJ, surnommé «Eagle 4» (il gueule fort) ou «Roger le dingue» dans la police allusion à son caractère très particulier , expédié en février au poste de préfet du Nord. Samedi, un nouvel incident a opposé le préfet Marion à la famille de Joëlle Aubron. La prisonnière, en effet, avait réintégré le centre de détention de Bapaume (Pas-de-Calais) où elle purge une peine à perpétuité pour deux assassinats commis au nom d'Action directe.
Mais jeudi, après un malaise, elle s'est ouvert le crâne et a, à nouveau, été transportée en urgence au CHU de Lille. Prévenus vendredi soir par le directeur de la prison «elle est en observation en neurologie, vous pouvez aller la voir» , ses parents sont arrivés samedi à l'hôpital où les policiers leur refusent tout net la visite. «On nous a dit qu'elle ne verrait personne sans un ordre signé de Roger Marion», rapporte un ami qui les accompagnait. Samedi, au ministère de l'Intérieur, on assurait pourtant : «Il s'agit d'une application stricte du code de procédure pénale. Et, d'ailleurs, la loi dit que le permis de visite pour un détenu malade doit être délivré par l'administration pénitentiaire.» Aussitôt contredit par le ministère de la Justice : «L'administration pénitentiaire n'a aucune intention d'empêcher les parents Aubron de voir leur fille malade, aucun règlement n'existe pour les en empêcher... Joëlle Aubron est sous surveillance policière.» Autrement dit, l'ordre vient de la préfecture, d'autant que la famille Aubron dispose d'un permis de visite régulier pour la prison de Bapaume. La situation ne s'est débloquée que dans la soirée, avec une autorisation de visites délivrée pour les parents Aubron et leurs deux autres filles.
«Autres priorités». En fait, cette histoire est une illustration de plus des difficultés à faire soigner les prisonniers malades. Il y a les menottes, les entraves passées même aux mourants. Et si le ministre de la Justice, Dominique Perben, s'était publiquement ému d'une femme menottée durant son accouchement, «la seule assurance que nous ayons, c'est que les femmes n'accoucheront plus entravées, assure François Bès pour l'Observatoire international des prisons, les détenus malades sont très souvent menottés pendant les examens médicaux et durant leur hospitalisation».
Plus grave exemple parmi d'autres , une plainte pour «non-assistance à personne en danger» a été déposée il y a peu par Me Fabrice Petit au nom de la mère d'Y. L., un client mort. En septembre, les médecins de la prison centrale de Saint-Maur mettent en évidence une récidive de mélanome et veulent mettre en place une chimiothérapie à l'hôpital de Toulouse, là où vit la mère d'Y. L. Une demande de suspension de peine est déposée, les médecins jugeant «le pronostic vital engagé».
Mais, en attendant, les soins n'auront pas lieu, «le préfet de Haute-Garonne ayant refusé l'extraction d'Y. L., considérant qu'il avait d'autres priorités pour son personnel que de l'affecter à la garde d'une chambre d'hôpital», dénonce l'avocat dans sa plainte. Enfin, le 11 décembre, la peine est suspendue, les juges soulignant que «la maladie présente un haut grade évolutif et une vitesse d'extension extrêmement rapide». Y. L. part chez sa mère. Il meurt le 2 février, son cancer s'étant propagé «notamment avec l'apparition, note encore Me Petit dans sa plainte, d'une tuméfaction [...] déjà visible durant la détention d'Y. L.».
Autre exemple, Patrice L., incarcéré à Neuvic en Dordogne pour deux affaires de stupéfiants. Cet homme de 31 ans, atteint d'une ostéite une infection de l'os attend une amputation au-dessous du genou. L'opération est prévue pour le 2 juin. Mais les services de police ne sont pas chauds pour faire le planton devant la chambre d'un détenu. Calcul fait : il faut six gardiens par vingt-quatre heures. C'est trop. «Au moment où on nous demande d'être sur le terrain, on a autre chose à faire», lâche l'un d'entre eux. Suzanne, la mère de Patrice, s'indigne de la souffrance de son fils qui «n'a plus de mollet. Sa jambe est squelettique». En août, son avocate avait déposé une requête devant le juge d'application des peines afin que son client bénéficie d'une suspension de peine pour raison médicale. Demande rejetée. Le procureur de Périgueux, Claude Bellenger, lui, prévient : «Si une solution administrative n'est pas trouvée rapidement, je serai le premier à demander la suspension de peine.» Mais, pendant ce temps, l'ostéite continue son avancée.
Loi Kouchner. «Faute d'escortes et de gardes statiques devant les chambres ou les salles d'examen, les annulations pour amener des détenus à l'hôpital sont monnaie courante, explique François Bès. Et cela donne des opérations, des chimiothérapies retardées pendant des semaines.» La surpopulation carcérale rend les choses encore pires. Et si Dominique Perben a créé à Nancy un hôpital spécial pour les détenus, il faudra des escortes pour y acheminer les malades et le nombre de places, une vingtaine, ne suffira pas.
Le 4 mars, dans une lettre au garde des Sceaux, le sénateur communiste des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guérini, s'étonnait, par ailleurs, de l'application «insuffisante et trop lente» de la loi Kouchner sur les suspensions de peine : «Près d'une demande sur deux est en effet rejetée. En 2003, seules 63 personnes sur 136 demandes ont bénéficié d'une suspension de peine et 52 demandes ont fait l'objet d'un refus. Il reste donc 73 malades incarcérés.» «En fait, poursuit François Bès, on peut être malade ou mourant, on reste taulard avant tout. La sécurité prime.»