En Anatolie

[com_71]

En Turquie, la mort de Güldünya, tuée par ses frères, souligne la persistance des crimes d'honneur
LE MONDE | 01.03.04

Istanbul de notre correspondante

Une jeune femme de 22 ans, Güldünya Tören, a été victime d'un "crime d'honneur" à Istanbul, vendredi 27 février, achevée dans son lit d'hôpital par ses frères qui l'avaient déjà blessée par balles, en pleine rue, quelques heures auparavant. Les médecins n'ont pu que constater la mort de la jeune fille, tuée de deux balles dans la tête.

Güldünya, originaire d'un village de Bitlis, dans le sud-est anatolien, avait donné naissance à un petit garçon nommé Umut (Espoir) il y a deux mois et demi, à la suite d'une relation avec le mari de sa cousine. Celui-ci avait préféré prendre la fuite plutôt que d'accepter l'offre de prendre Güldünya comme kuma (seconde épouse), une solution acceptable aux yeux du père de la jeune fille pour mettre fin au scandale.

Abandonnée à son sort, Güldünya avait été envoyée chez un oncle à Istanbul pour attendre la naissance de son enfant. Mais, consciente du risque qu'elle courrait dès qu'elle aurait accouché, elle s'était enfuie et avait demandé l'aide de la police.

L'histoire tragique de Güldünya n'est malheureusement pas unique. Chaque année, en Turquie, des dizaines de jeunes filles sont sacrifiées pour sauver l'"honneur" de leur famille. Dans de nombreux cas, des ragots suffisent à condamner une fille sans qu'aucune "infraction" réelle aux lois de la morale traditionnelle ait eu lieu.

Dans le cadre des réformes introduites en vue de l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie a aboli, en 2003, l'article 462 du code pénal, un article rarement utilisé par les tribunaux, qui octroyait des réductions de peine pour les meurtres commis au nom de l'honneur. De nombreux juges, influencés par le conservatisme ambiant, continuent cependant d'imposer des condamnations légères en cas de crime d'honneur, en vertu de l'article 51 qui réduit la peine des deux tiers lorsque le meurtrier a agi en réponse à une "provocation injuste".

ROBE DE MARIÉE

Les organisations féministes turques luttent pour obtenir que la notion de provocation soit plus clairement définie et exclue, dans de tels cas, dans le nouveau code pénal en préparation. Dans certains cas, les jeunes femmes qui demandent la protection de la police sont rendues à leur famille si celle-ci promet de les épargner. En l'occurrence, plutôt que placer Güldünya sous la protection des services sociaux qui auraient pu la transférer à l'abri de ses proches, la police avait engagé des négociations avec la famille, à la suite desquelles la jeune femme avait été confiée à un ancien imam (prêtre) du village, Alaatin Ceylan.

Son frère Irfan, âgé de 24 ans, s'était présenté chez Alaatin Ceylan le 26 février, sous prétexte de vouloir emmener sa sœur chez leur tante, dans la ville de Bursa. En fait, leur jeune frère Ferit, âgé de 20 ans, attendait dans la rue le moment propice pour ouvrir le feu, mais il n'était parvenu qu'à blesser Güldünya, qui avait été transportée à l'hôpital. Elle avait été photographiée, une dernière fois, par le reporter du quotidien Sabah, peu avant que ses frères, profitant de l'absence de protection policière, reviennent pour achever la mission qui leur avait été confiée par le conseil de famille : Güldünya avait enfreint les lois traditionnelles, elle devait mourir. Les forces de l'ordre tentent de retrouver la trace des deux jeunes gens, qui ont pris la fuite.

Avant d'abandonner son bébé à des parents adoptifs, Güldünya avait loué une robe de mariée pour prendre quelques photos souvenirs avec le fils qu'elle ne pouvait pas garder. De sa courte vie, il reste ces images d'une jeune femme aux longs cheveux noirs et au visage triste, tenant un bébé dans ses bras gainés de gants de satin blanc.

Nicole Pope
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.03.04