a écrit :L'Express du 30/04/2003
Reportage
Creil, terre de mission
par Besma Lahouri
C'est ici, dans cette cité de l'Oise, qu'en 1989 Fatima, Leïla et leur copine Samira refusaient d'enlever leur foulard au collège. Elles ont fait des émules
«Si le voile est un choix personnel, il doit être respecté, et il ne rentre pas dans le domaine politique de le dénoncer»… Signé Nicolas Sarkozy, 8 mars 2003, devant une centaine de cadres de la Fédération nationale des musulmans de France, cette même association qui, il y a quatorze ans, avait défendu avec virulence le droit de porter le voile musulman à l'école. Rappelez-vous. Durant l'année scolaire 1988-1989, à Creil (Oise), petite ville ouvrière picarde, nichée entre Chantilly et Amiens, trois jeunes Françaises musulmanes, à peine âgées de 14 ans, étaient venues tête voilée en classe.
La France se préparait à célébrer le bicentenaire de la Révolution quand Fatima, sa sœur Leïla et leur camarade Samira sont entrées dans l'Histoire. Ces trois adolescentes - en veste de survêtement et tee-shirt à l'effigie de Betty Boop - allaient par leur refus de se dévoiler en cours, une attitude sanctionnée par leur exclusion du collège Gabriel-Havez, provoquer un débat passionnel sur la laïcité en France. C'est finalement le roi du Maroc, Hassan II, qui mettra un terme à l'affaire des foulards, exigeant des deux jeunes filles d'origine marocaine qu'elles se dévoilent. La troisième, de parents franco-tunisiens, avait accepté de troquer son foulard contre une résille. A l'époque, peu de personnalités politiques osent se prononcer sur l'épineuse question du voile à l'école. Les autorités religieuses condamnent les laïques. Et le ministre de l'Education nationale de l'époque, Lionel Jospin, préfère recourir à l'avis du Conseil d'Etat. Finalement, les sages du Palais-Royal tranchent le 27 novembre 1989: oui au foulard à l'école, à condition qu'il n'y ait pas de prosélytisme. Un jugement de Salomon, aujourd'hui encore en vigueur, qui renvoie aux chefs d'établissement la responsabilité d'accepter ou non le voile à l'école.
© J.-P. Guilloteau/L'Express
1989, à Creil: le principal Ernest Chenière face à Fatima et Leïla à leur arrivée au collège.
Quatorze années plus tard, L'Express est retourné sur le lieu de naissance de ce qui deviendra l'affaire du voile: le quartier Rouher, dit «le Plateau», à Creil. Quatorze ans après, le foulard musulman semble avoir gagné la bataille. Ce ne sont plus trois jeunes filles qui portent le voile à l'école, mais plusieurs dizaines. «La situation s'est généralisée, et Creil en est le parfait exemple», clame Ernest Chenière, l'ancien principal du collège, qui, en 1989, avait exclu les trois collégiennes. Désavoué à l'époque par son administration, il est aujourd'hui «chargé de mission» à l'Ecole nationale d'équitation de Saumur! Aujourd'hui, le nouveau principal du collège Gabriel-Havez refuse de communiquer. Les autres chefs d'établissement se dérobent. Quand ils acceptent d'ouvrir leur porte, ils s'interdisent d'aborder le «problème» du voile - «Il n'y a pas de problème du voile!» disent-ils tous.
Creil, quatorze ans après. Toujours les mêmes immeubles délabrés. Toujours les rares jardins publics déserts. Seule une tour a été détruite et quelques vieilles bâtisses murées pour cause d'insalubrité. A la sortie du lycée Jules-Uhry ou du collège Gabriel-Havez, on voit des jeunes filles voilées, parfois âgées d'à peine 13 ans. Au marché du Plateau, le jeudi matin, c'est presque 1 femme sur 5 qui porte le foulard. Comme si cette zone de Creil abandonnée par les pouvoirs publics locaux était devenue l'un des hauts lieux de l'islam français. Comme si la laïcité, ici, avait renoncé, en partie, à s'imposer.
Fatima, Leïla et Samira, les trois jeunes filles qui avaient fait scandale en 1989, ont quitté le quartier. Impossible de les rencontrer. Contactés, les parents répugnent à parler d'elles ou refusent carrément. Leurs amies aussi, sauf sous le sceau du secret. Celles qui acceptent - elles sont rares - exigent de ne pas être citées. C'est par bribes qu'on saura ce que les trois élèves sont devenues. Toutes trois sont mariées et mères de famille. Fatima vit à Orléans, toujours voilée. A tout juste 16 ans, comme avait annoncé son père en 1989, elle s'est mariée avec un médecin marocain. Elle n'a pas pu suivre la classe de seconde générale où elle avait été pourtant admise. Femme au foyer, elle élève ses trois enfants. Sa jeune sœur Leïla, mère de deux enfants, s'est mariée à l'âge de 18 ans avec un coreligionnaire installé aux Pays-Bas, après avoir obtenu un CAP en habillement. C'est son père, ancien ouvrier à l'usine Chausson et actuel imam d'une salle de prière du Plateau, qui a choisi son époux. La troisième enfin, Samira, fille d'un commerçant tunisien et d'une Française, a passé un BTS en technique de l'habillement puis s'est mariée avec un médecin tunisien, comme Fatima. Elle a eu deux enfants et vit à Tunis. On ne la revoit plus à Creil, où sa famille est restée. Alors qu'adolescente elle avait refusé d'ôter son voile, au lycée Jules-Uhry comme au collège Gabriel-Havez, Samira l'a finalement retiré pour se marier.
Si elles revenaient aujourd'hui, elles retrouveraient leur quartier un peu plus abandonné et replié sur lui-même, à l'instar des écoles de la ville, qui se sont transformées en forteresses avec leurs grilles métalliques et des caméras de surveillance installées à l'entrée. Le plateau Rouher concentre 12 000 habitants, un tiers de la population de la commune. Ce quartier de Creil est surnommé «la Médina» ou «la cité Mickey», à cause des centaines de paraboles accrochées aux fenêtres, telles de grandes oreilles. Les boucheries halal (musulmanes) alignées les unes à côté des autres ont remplacé les commerces «jambon» (c'est-à-dire bien français), fermés faute de clientèle.
Depuis quelques années, Pascal Gosselin, directeur du centre social Georges-Brassens, qui accueille 800 personnes par semaine, constate un repli des différentes communautés sur elles-mêmes et regrette de n'avoir rien vu venir. Involontairement, pourtant, il a lui-même préparé le terrain en cédant aux revendications religieuses des jeunes du centre, par exemple l'achat de viande halal pour les repas préparés à l'occasion des séjours de camping. Farida, une ancienne du centre, raconte en riant comment «Pascal Gosselin avait fini par craquer» devant leurs exigences répétées: «Le pauvre, on lui pourrissait la vie. On faisait attention à tout, même à la composition des aliments. On décortiquait les emballages, refusant de manger des produits qui comportaient la mention E 740, c'est-à-dire de la farine animale et donc peut-être du porc!» Elle admet, aujourd'hui, que tout cela était excessif, même si elle continue à croire que la religion est plus importante que tout.
«Il est faux de dire que tous les foulards islamiques sont islamistes»
A l'époque, les rumeurs faisaient office de dogme et peu de gens se sont opposés à ces revendications pseudo-religieuses - faire attention aux bonbons, aux biscuits, etc. - et on priait sous l'autorité d'imams autoproclamés. Aujourd'hui, alors que la construction de la grande mosquée (1 000 mètres carrés) est en cours, beaucoup de musulmans espèrent qu'elle remplacera les nombreuses salles de prière improvisées dans des locaux misérables, comme celle de la rue Guynemer. Autant de lieux ignorés délibérément par la municipalité, socialiste depuis plus de vingt ans. Même indifférence face à la multiplication des voiles. Comme s'il était acquis que le foulard avait trouvé sa légitimité dans ce ghetto où se côtoient plus de 26 nationalités, la plupart issues de pays musulmans: Maghrébins installés ici dans les années 1960, venus travailler dans les usines Chausson et Usinor; Pakistanais, Turcs arrivés plus tard. Avec le regroupement familial, les logements sociaux ont explosé, pour représenter 65% des habitations de la ville. La fermeture des industries, durant les années 1980-1990, n'a pas empêché les immigrés de continuer à affluer, attirés par des logements à faible loyer et par la proximité de Paris: ils représentent 18% de la population de la ville.
Sur le Plateau comme dans la ville, beaucoup d'écoles enseignent une heure et demie d'arabe par semaine. A l'école élémentaire Montaigne du quartier des Moulins, le cours est même dispensé par un professeur rémunéré par le consulat du Maroc. A Gabriel-Havez, on a le choix entre deux cours d'arabe, l'un tunisien, l'autre marocain. D'autres établissements font appel à des interprètes pour communiquer avec les familles. De fait, Creil est devenue une aubaine pour «de nombreux fondamentalistes qui ont fait de la ville une terre de mission», affirme Guilhem Ricalens, candidat UMP malheureux aux dernières élections municipales. Richard Joron, responsable de la prévention à la mairie, reconnaît le prosélytisme de certains responsables religieux, «notamment ceux qui viennent du 93 [la Seine-Saint-Denis]». Les chefs spirituels musulmans se sont progressivement rendus utiles aux yeux de certains élus, se posant en recours face à la délinquance - qui a augmenté de 14% en 2001. «Les leaders musulmans africains et nord-africains apaisent les tensions entre les bandes rivales», confirme Gilles Seguin, adjoint du maire socialiste, chargé de la sécurité.
La religion serait devenue une réponse au mal-être de nombreux jeunes, y compris des femmes. Et ce, malgré le travail obstiné des 270 associations subventionnées par la ville, qui maintiennent un minimum de lien social entre ces communautés et les pouvoirs publics. Certains responsables associatifs, comme Djamila, animatrice à Interm'aide, voient monter avec inquiétude le nombre de femmes et de filles voilées. Certaines vont jusqu'à porter le tchador noir iranien, mains gantées et visage totalement recouvert. Des ombres, que les enfants appellent des «Zorro». On les voit déambuler sur les marchés de Creil ou dans les rues le vendredi, jour de prière. La forte présence des Frères musulmans ou du Tabligh - un mouvement piétiste prosélyte - qui n'hésitent pas à faire du porte-à-porte pour convier les familles à participer à des discussions autour de l'islam, n'explique pas à elle seule le phénomène. Coordinatrice de l'association Femmes sans frontières, Laurie Guilbert estime que, pour certaines, le port du voile est un bouclier pour se protéger du machisme des garçons de la cité. Un machisme tel que de nombreux lieux publics, comme le cybercafé du Plateau, sont quasi interdits aux femmes, «à moins de vouloir passer pour une pute», précise une lycéenne. En portant le foulard, ces adolescentes acquièrent une respectabilité qui les met à l'abri des insultes, des provocations ou de sales réputations. D'autres, à l'instar d'Amel, jeune brune pétillante portant pantalon militaire retroussé aux jambes, disent l'avoir adopté pour ne plus à avoir à subir les «embrouilles» de leurs frères. Des frères qui, selon le père Olivier Vendôme, de l'église Saint-Joseph, trouvent désormais là le seul moyen d'exercer leur pouvoir dans un quartier sinistré.
Habitante de Creil depuis vingt-sept ans, mère de cinq enfants, très pieuse, Fatima trouve pourtant que ces petites ados «exagèrent» avec leur foulard hypocrite: «Un prétexte pour pouvoir sortir sans avoir à rendre de comptes», lâche-t-elle. Combien de musulmanes souhaitent porter le hijab pour des raisons purement spirituelles?
Professeur de dessin industriel, Hayate, 26 ans, envisage sérieusement de porter le voile. Ce désir profond, obsédant, lui est venu peu à peu, dit-elle, «en lisant des livres sur le din (religion) prêtés par des “frères”». «Il ne se passe pas un jour sans que je pense au voile», raconte-t-elle. Elle admire profondément celles qui, comme les sœurs Fatima et Leïla, ont sauté le pas toutes jeunes. De peur de perdre son emploi, Hayate ne le porte pas encore. Son père, ancien ouvrier chez Chausson, préfère la discrétion. Et il est tellement fier de la voir enseigner! Pour l'heure, elle espère qu'un bon musulman - critère «fondamental», insiste-t-elle - viendra demander sa main à son père. Elle qui ne croit pas au mariage d'amour voudrait comme certaines de ses amies trouver un époux grâce à la mosquée. Un lieu devenu au fil du temps l'une des agences matrimoniales les plus efficaces du quartier.
Hayate ne comprend pas pourquoi le port du voile est interdit sur son lieu de travail et encore moins à l'école. Elle n'est pas la seule. Au collège Gabriel-Havez, une dizaine de jeunes collégiennes se pressent, tête voilée, devant les grilles de l'école à 9 heures du matin. Au lycée Jules-Uhry, entre midi et deux heures, plus d'une vingtaine le sont. Personne ne veut, ou ne peut, donner de chiffres précis. Le traumatisme de 1989 est encore vif. Et le corps enseignant reste, sur cette question, divisé et désemparé. L'Education nationale n'a pas donné de directives précises et les professeurs, à Creil comme partout en France, réagissent diversement au voile: par peur d'êtres injustes ou de raviver la polémique, certains se veulent conciliants quand d'autres résistent fermement.
«L'équilibre est difficile à tenir, explique Dominique Rieunier, professeur de français au lycée. La réaction face à l'élève voilée dépend de l'attitude de cette dernière.» A l'époque de l' «affaire du voile», Dominique Rieunier enseignait à Gabriel-Havez. C'est elle qui avait aidé à convaincre les deux sœurs, Fatima et Leïla, de se dévoiler pour réintégrer l'établissement, et persuadé Samira de se contenter d'une résille. Elle raconte qu'elle était surtout gênée par l'arrogance de Fatima, qui se jugeait meilleure musulmane que ses camarades non voilées. Aujourd'hui, elle précise: «Le contexte est important: il est faux de dire que tous les foulards islamiques sont islamistes.» Quelles que soient leurs raisons, elle le leur fait enlever à toutes, dans sa classe. Quoi qu'en dise le règlement intérieur, qui stipule que «le port de tout signe, religieux ou idéologique est interdit», avec cette restriction: «(...) S'il présente un caractère ostentatoire ou revendicatif, s'il constitue un acte de propagande, de prosélytisme.» Une telle ambiguïté laisse au corps enseignant le soin de définir à son gré ce qu'est une attitude prosélyte.
Les directions scolaires de Creil - comme ailleurs - se refusent pour la plupart à exclure leurs élèves voilées. Le foulard, aux yeux de Christiane Dupart, professeur d'allemand à l'IUT de Creil, est une tenue «pas plus religieuse qu'un déguisement». Certains professeurs, pourtant hostiles au voile, s'y sont habitués et ne perçoivent plus le symbole religieux qu'il exprime.
«Celles qui souhaitent travailler savent qu'elles devront se dévoiler»
«Mettre dehors les filles voilées, c'est les enfermer dans leur milieu», tranche Bénédicte Madelin, présidente de l'association Femmes sans frontières au Plateau et fervente adversaire de l'ancien principal du collège Gabriel-Havez. Elle raconte qu'à la rentrée suivant l'affaire de Creil, sept filles, dont Samira, s'étaient présentées voilées au lycée Jules-Urhy et avaient été heureusement acceptées. «Chacun est libre de faire ce qu'il veut dans son cours», confirme un professeur. Beaucoup rappellent, en leitmotiv: «L'exclusion n'est pas la vocation de l'Education nationale.» Parmi les irréductibles, Vincelette Audoin, professeur au lycée Jules-Uhry, va même jusqu'à comparer le voile musulman au foulard que portait jadis Brigitte Bardot. Avant d'admettre que ce n'est pas si simple.
D'autres enseignants, désemparés, font parfois appel à des médiateurs, comme ceux du Centre d'information et de médiation sociale. Sa directrice, Kausar Mohammad, se souvient avec émotion de cette brillante élève en première scientifique qui rêvait de devenir médecin et à qui l'école avait accordé le droit de garder le foulard durant tous les cours, à l'exception de la biologie et de la chimie, de peur d'un accident de laboratoire. La jeune fille a préféré changer de filière plutôt que de se dévoiler, fût-ce quelques heures par semaine.
A Creil, c'est une réalité, les professeurs composent avec le voile à l'école, bon gré mal gré. Mais pas seulement. Ils doivent accepter aussi que des jeunes élèves «refusent par pudeur de lire certains passages de L'Amant, de Marguerite Duras». Ils doivent aussi dire non aux demandes de lycéens qui souhaitent disposer d'une salle pour faire les cinq prières quotidiennes. Ils doivent encore faire face à l'amertume héritée de leurs parents, mis à la porte des usines, et à ceux qui jettent en pleine classe: «On n'aime pas votre France.» Comment lâcher sur un point sans céder sur tout? «Un équilibre fragile», disait Dominique Rieunier.
Et comment rassurer ces jeunes qui, comme ces lycéennes de Jules-Uhry, vous demandent d'interdire totalement le voile à l'école? Elles-mêmes se sentent «mal jugées» par celles qui le portent. Dur, en effet, de passer pour une mauvaise musulmane devant ses camarades d'école. Car, lorsque le foulard devient le signe ostentatoire d'une certaine respectabilité, il est difficile de s'afficher en «fille libre». Kader Boutbal, patron d'une boucherie halal et militant «gaulliste», ne craint pas d'accuser la classe politique de Creil d'avoir «laissé croire à ces jeunes enfants issus de l'immigration que laïque voulait dire mécréant, trop contente de les laisser vivre entre eux».
Les solutions? «Un patient travail pédagogique», dit Dominique Rieunier. «Une plus grande mixité sociale et culturelle», renchérit Laurie Guilbert. L'une des responsables du Centre d'information sur les droits des femmes, Fatiha Bouanami, affirme qu'il faut miser sur l'emploi, gage de l'indépendance des femmes et seul garant actuel de la laïcité dans la vie publique française: «Celles qui souhaitent travailler savent qu'elles devront se dévoiler.»
Une seule des trois filles voilées de 1989, Samira, a fini par accepter d'enlever son foulard. Le jour où elle s'est mariée avec un Tunisien. Aujourd'hui, elle travaille «dans le prêt-à-porter», admet son père du bout des lèvres. Précisons que la Tunisie, seul pays laïque du Maghreb, interdit le port du voile à l'école et dans l'administration.
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La joie, quoi !
