(Le Monde @ 6 décembre 2003 a écrit :
L'hôpital confronté à la radicalisation des pratiques religieuses
Les auditions de la commission Stasi, qui doit remettre à M. Chirac, le 11 décembre, ses conclusions sur la laïcité, l'ont révélé : les établissements scolaires ne sont pas les seuls à affronter les signes d'une radicalisation des pratiques religieuses. L'hôpital a, lui aussi, vu, ces dernières années, ces difficultés apparaître. Patientes refusant d'être examinées par un homme, maris agressifs, internes voilées : les problèmes liés à un affichage ostentatoire de l'appartenance religieuse se sont multipliés.
L'école n'est pas le seul territoire de la République affecté par les entorses à la laïcité. La commission Stasi, chargée par le président de la République de faire des propositions sur la laïcité, a eu ce mérite : révéler un phénomène méconnu de l'opinion et des autorités publiques, l'intrusion des particularismes religieux et culturels à l'hôpital. En acceptant de témoigner devant la commission, le 21 octobre, le directeur de l'hôpital intercommunal de Montreuil (Seine-Saint-Denis), Claude Dagorn, et une sage-femme ont fait sauter le tabou. "On a sans doute aidé à libérer la parole, confie-t-il. Certains collègues, dans d'autres hôpitaux, disaient qu'il n'y avait pas de problème, et certains soignants ont refusé de s'exprimer, car ce sont des questions sensibles. Moi-même, quand j'ai été sollicité par la commission, je ne pensais qu'aux questions de personnel voilé. Mais quand j'ai interrogé les soignants, j'ai découvert bien d'autres choses qu'ils géraient entre professionnels, sans interpeller l'institution."
Des internes voilées, des femmes refusant d'être examinées par des hommes... Les cas se déclinent sur des modes pluriels, plus ou moins ostentatoires. Et s'inscrivent dans un contexte global. Ils prospèrent sur le terreau de l'individualisme, des couches sociales défavorisées, des zones à forte concentration étrangère. "Les régions concernées sont essentiellement l'Ile-de-France, le Nord et l'Est", explique le docteur Francis Fellinger, à la tête de la Conférence nationale des présidents de commissions médicales d'établissements (CME). Tout en soulignant, comme l'AP-HP : "Nous avons encore peu de remontées significatives."
Le problème se pose d'abord chez le personnel. "C'est nouveau : depuis deux à trois ans, on voit apparaître des internes et externes voilées", note Claude Dagorn. S'ils sont tolérés pour les étudiants à l'université, les signes religieux distinctifs sont interdits pour le personnel soignant à l'hôpital. Un avis du Conseil d'Etat du 3 mai 2000 interdisait à un agent de l'enseignement public de manifester ses croyances religieuses dans l'exercice de ses fonctions. Un jugement du tribunal administratif de Paris du 17 octobre 2002, à propos d'un litige dans un cadre hospitalier, en a étendu l'interdiction à tous les services publics.
Il y a quelques mois, l'arrivée, dans un hôpital de Bobigny, de deux stagiaires voilées a ainsi suscité un débat passionné au sein de l'Association nationale des étudiants en médecine, relate sa présidente, Amandine Brunon. "C'est un problème sur lequel on travaille." Même si les voiles sont encore en nombre limité dans certaines facultés...
TCHADORS ET KIPPAS
Des tchadors et des kippas, le professeur Eric Roupie, aux urgences de l'hôpital Henri-Mondor de Créteil, en a fait enlever. Récemment, il a trouvé un modus vivendi avec une jeune femme : un bonnet de bloc. "Je peux comprendre, soupire-t-il. Mais la laïcité, c'est trop précieux..." D'autant que le signe ostentatoire peut être mal interprété. Claude Dagorn cite ainsi le cas de deux patients maghrébins ayant refusé d'être soignés par une femme voilée, soupçonnée d'être une "intégriste". Et que penser d'un interne juif orthodoxe qui refuse d'examiner des femmes, d'une interne musulmane qui refuse d'examiner des hommes ? Cela s'est produit l'an dernier, aux urgences de l'hôpital parisien Saint-Antoine, explique le docteur Patrick Pelloux. La blouse blanche serait-elle bafouée dans sa vocation universaliste ? Pour le Pr Bernard Charpentier, président de la conférence des doyens de médecine, la sentence est sans appel : "Dans le serment d'Hippocrate, un malade n'a ni race ni religion. Un médecin qui refuse de soigner un malade parce qu'il est un homme ou une femme est en dehors du serment."
Claude Dagorn est inquiet. Il redoute que ce phénomène ne s'intensifie, "parce qu'on sent s'affermir les revendications". Dans son établissement, comme dans certains autres, la question se pose d'intégrer les signes religieux distinctifs dans le règlement intérieur de l'hôpital. Pourtant, les soignants insistent tous : halte à la généralisation. Les cas restent encore marginaux. En trois ans, Claude Dagorn a été confronté à seulement huit cas, dont la majorité a été réglée par la négociation.
Pour le patient, la situation est différente. Depuis longtemps, de nombreux hôpitaux adaptent leurs repas, accompagnements de fins de vie ou rites mortuaires en fonction des religions. De plus en plus d'établissements accueillent des patientes voilées. Jusque-là, pas de souci. Comme le garantit d'ailleurs la Charte du patient hospitalisé, à l'article 7 : "La personne hospitalisée est traitée avec égards. Ses croyances sont respectées. Son intimité doit être préservée ainsi que sa tranquillité." En revanche, le problème se pose "quand on voit arriver ces femmes avec leur mari qui répond à leur place, qui contrôle nos faits et gestes", explique une sage-femme de l'Hôtel-Dieu, à Lyon. Il devient plus aigu quand certains exigent que leur épouse soit soignée par une femme, notamment en maternité.
CÉSARIENNE REFUSÉE
En consultation ordinaire, chacun peut choisir son médecin. Mais en urgence ? A Montreuil comme à Lyon, les soignants expliquent qu'il leur faut parfois parlementer avec des maris qui refusent une césarienne, parce qu'elle sera le fait d'un homme... "C'est stressant, surtout quand on reçoit des menaces ou des insultes", soupire le docteur Pierre-Yves Barrier, gynécologue à l'hôpital de Villefranche, à Gleizé (Rhône). Il y a sept ans, un mari a refusé qu'il accouche par césarienne sa femme. Trois jours après, il apprend qu'elle a accouché ailleurs d'un enfant mort.
A l'évidence, la question dépasse celle du foulard en tant que signe distinctif : elle touche à la condition de la femme et, surtout, à l'entrave aux soins. "On craint, dans ces cas-là, le risque médico-légal", explique le Pr Daniel Raudrant, de l'Hôtel-Dieu à Lyon. Le cas des "refus de soins", dans le cadre du radicalisme religieux, n'est pas nouveau, soulignent les médecins. Les Témoins de Jéhovah refusent, par exemple, d'être transfusés. Mais, là encore, ces problèmes "sont le fait d'une petite minorité", explique le docteur Barrier. Des femmes en burqa ? "On en voit, oui. Certaines la gardent même en accouchant, pendant que le mari surveille à la porte. Mais les plus dures, et c'est nouveau, ce sont les jeunes Françaises converties. Récemment, j'en ai vu arriver une, que j'avais mise au monde, avec le voile intégral et le grillage. Je l'ai reconnue par son nom de jeune fille. Elle refusait que je l'examine. Je lui ai dit d'aller voir ailleurs."
Comment éviter les crispations, suscitées par l'intégrisme ? Au repli des uns peut répondre la provocation des autres... Et la compréhension réciproque décline à chaque coup de canif dans la loi laïque. Le docteur Habib Chabane, président de l'Association des médecins, pharmaciens et biologistes musulmans de France, l'affirme : "Dans la religion musulmane, rien n'est plus cher que la vie. Ne pas vouloir soigner un homme ou refuser un soin pour sa femme n'est pas écrit dans le Coran. Cela relève de l'ignorance et du fanatisme." En revanche, plaide-t-il, il faut aussi se souvenir qu'en France, il y avait des sœurs dans les hôpitaux, ne pas amalgamer foulard et intégrisme, ne pas tomber dans le piège de l'exclusion, qui entraîne la radicalisation.
Que demandent les soignants au final ? Une clarification. Médiateurs, cellule nationale de veille, "charte du soignant", loi, les propositions fusent. Pour combler le désarroi que crée l'ingérence de la "différence" dans un univers qui ne devrait, à leurs yeux, compter que des médecins face à des malades, indifférenciés.
Delphine Saubaber