pour prouver que le lycée n'est pas uniquement rempli de professeurs manipulés par lutte ouvriere
CITATION Voile : nos raisons, par Philippe Darriulat
LE MONDE | 14.10.03 | 14h03 • MIS A JOUR LE 14.10.03 | 13h50
Professeur au lycée Henri-Wallon d'Aubervilliers, qui défraie la chronique au sujet du port du voile islamique dans les établissements scolaires, j'éprouve le besoin de m'exprimer afin d'essayer d'expliquer comment, de l'intérieur, le problème a été vécu par l'équipe enseignante et l'administration. Tantôt encouragés à prendre des sanctions dans des termes hors de propos, parfois fustigés avec des arguments vécus comme une insulte, les personnels de ce lycée - qui ne se considèrent ni comme des héros de la lutte contre l'intégrisme religieux ni comme des "islamophobes, ayatollahs de la laïcité" - ont le sentiment profond de n'avoir été ni compris ni même écoutés.
Pour nous, c'est bien la question de la laïcité qui est posée, pas un concept vide de sens, mais un problème concret auquel nous sommes parfois confrontés et que l'on pourrait résumer par une question simple : dans les locaux d'une école publique, doit-on appliquer des règles de vie communes à l'ensemble des personnes qui y travaillent ou peut-on accepter que chacun adopte des comportements dictés par ses convictions personnelles et encouragés par des groupements extérieurs ? Un principe qui n'est certainement pas un dogme et qui doit, dans la façon dont il est appliqué, tenir compte des évolutions de la société. Mais un principe qui, nous en sommes tous convaincus, fait la force de notre système éducatif.
Pour un professeur, être confronté à ces questions n'a absolument rien d'abstrait : c'est, par exemple, répondre àdes élèves qui refusent ostensiblement de suivre un cours de sciences de la vie et de la Terre portant sur l'évolution des espèces ; ou agir lorsqu'une jeune fille est insultée parce qu'elle ne pratique pas pendant une fête religieuse ; ou refuser que certains se dispensent des cours d'éducation physique. Et c'est aussi prendre au sérieux la question du voile, qui ne peut évidemment être considéré, contrairement à ce qui a pu être dit, comme un simple "morceau de tissu", un phénomène de mode vestimentaire en quelque sorte.
Dans une telle situation, il convient d'abord de se garder de deux attitudes qui nous semblent particulièrement dangereuses.
La première consiste à exagérer le phénomène. Il s'agit, en fait, de situations qui restent extrêmement marginales et ne concernent qu'une infime minorité d'élèves. En fouillant dans ma mémoire, je ne peux citer que quelques cas en huit ans d'enseignement à Aubervilliers. Parler "d'offensive islamiste", de "crise générale de l'éducation", voire "d'invasion", c'est totalement méconnaître la réalité et prendre le risque d'encourager des réflexes agressifs, voire purement racistes, contre une religion qui, comme toutes les autres, doit trouver sa place dans notre République.
A l'inverse, nier le problème, adopter une politique de l'autruche, ne peut aboutir qu'à accroître, à terme, les tensions, en perdant toute chance de régler les questions, tant qu'il est encore temps, par le dialogue.
Au lycée Henri- Wallon, il y a quelques années, une position de compromis avait été adoptée à une très large majorité. Fermeté et sanction lorsque le déroulement des cours est mis en cause, dialogue et recherche d'un accord au sujet du voile. Lorsqu'une jeune fille porte le voile, nous discutons avec elle et lui expliquons pourquoi, au nom de la laïcité, mais aussi des droits des femmes, nous y sommes opposés. Parfois, l'élève se range à nos arguments et accepte de retirer son voile en entrant au lycée. D'autres fois, elle rejette notre raisonnement ; dans ce cas, nous proposons un compromis en lui permettant de venir au lycée les cheveux couverts par un foulard noué derrière le cou. Cette position avait de nombreux avantages : elle nous permettait de jouer pleinement notre rôle d'enseignants en privilégiant toujours le dialogue sur la sanction, elle tenait compte d'évolutions évidentes de notre société, qui ne peut adopter formellement des règles définies par rapport à la seule religion catholique il y a un siècle. Enfin, nous pouvions ainsi établir une distinction entre le prosélytisme religieux et ce qui relève de l'acte individuel de foi, de la conviction personnelle.
Le voile noir et recouvrant, tel que voulaient le porter certaines élèves, ne correspond à aucun précepte religieux (les textes ne rentrent pas dans ces détails) ni même à une tradition familiale. Il s'agit d'un habit porté dans la péninsule Arabique, alors que l'immense majorité de nos élèves musulmans sont africains. Porter une telle tenue relevait donc bien de l'acte militant.
Cette position avait été très bien acceptée par toutes nos élèves et avait permis de régler tous les problèmes par le dialogue, sans jamais avoir à brandir la menace de la sanction, le lycée Henri-Wallon étant même considéré comme un établissement particulièrement ouvert sur cette question. C'est justement ce compromis, ce dialogue que nous n'avons jamais réussi à établir avec Alma, Lila et leur famille. Nous avons toujours eu le sentiment d'être face à un mur, à des personnes qui privilégiaient systématiquement le rapport de force politique et juridique à la discussion et au compromis.
La médiatisation de l'événement, qui n'est pas de notre fait, son extrême politisation et le raidissement de la famille n'ont pas permis d'aboutir. Pour nous, il s'agit d'un échec. Jusqu'au dernier moment, nous avons cru à une issue positive.
Cet échec prend aujourd'hui une dimension qui nous dépasse largement. Sur la base d'informations partielles ou fausses largement diffusées par les médias, nous voyons se multiplier des prises de position politiques des partisans comme des adversaires du voile, qui vont toujours dans le sens d'une radicalisation, d'un raidissement.
Nous ne croyons pas - c'est du moins ma conviction - que les événements d'Aubervilliers puissent servir de prétexte à l'élaboration d'une loi interdisant le voile à l'école. Pas parce que le sujet serait en soi tabou ; mais parce qu'une telle loi, dans un tel contexte, quelles que soient les précautions prises, ne pourrait être vécue que comme une agression contre la religion de plusieurs millions de citoyens français. Et, en retour, encourager les réflexes communautaires.
Nous ne sommes pas certains d'avoir raison dans nos décisions, mais nous avons la conviction d'avoir fait le bon choix en privilégiant le dialogue et le compromis, méthode qui nous a permis de traverser cette crise sans que la vie de l'établissement et le déroulement des cours en soient affectés. C'est cette voie - peu intelligible aujourd'hui, il faut bien le reconnaître - qu'il faudrait se forcer d'emprunter.
Pour cela, il faudrait que la raison l'emporte sur la passion, l'explication sur l'argument d'autorité, le dialogue et l'écoute sur l'invective... Mais, après tout, n'est-ce pas là une bonne définition de ce que doit être l'école dans une démocratie digne de ce nom ?
Philippe Darriulat est professeur d'histoire-géographie, ancien président de l'UNEF[/quote]