CITATION
Ces musulmans de France hostiles au port du foulard à l'école
LE MONDE | 13.10.03 | 13h59 • MIS A JOUR LE 13.10.03 | 13h34
Par crainte d'être montrés du doigt, ils refusent cependant l'idée d'une loi interdisant ce signe religieux. La question interpelle les communautés et les familles d'opinion. Le conflit qui divise la famille de Lila et Alma, exclues de leur lycée d'Aubervilliers, symbolise le débat français.
"je suis athée et je dénie à quiconque le droit de m'enfermer dans une religion. Pour moi, le voile est un signe d'impudeur qui attire les regards, la marque d'une revendication de l'oppression des femmes." Le foulard islamique attise la fougue de Nadia Amiri, ancienne dirigeante de l'association France Plus, doctorante à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. Fille d'un ouvrier algérien " qui faisait les 3 x 8 bien plus souvent que ses prières", elle refuse que l'islam "devienne systématiquement un mode d'expression identitaire" et soutient l'idée d'une loi interdisant tous les signes religieux dans les lieux publics.
Que représentent ces positions extrêmes dans l'immense parti des musulmans de France, qui non seulement ne revendiquent pas le port du foulard, mais considèrent les jeunes filles voilées avec des sentiments variant entre l'indifférence, la réticence et la franche hostilité ? Difficile de répondre tant sont rarement entreprises des enquêtes reflétant les opinions spécifiques des musulmans, par crainte de la constitution de fichiers discriminatoires.
Selon un sondage IFOP-Le Monde de septembre 2001, seuls 36 % des musulmans se disent "croyants et pratiquants", 42 % s'affirmant simplement "croyants", 16 % "d'origine musulmane" et 5 % "sans religion". La même enquête indique que 79 % des musulmans ne fréquentent pas la mosquée, mais elle ne fournit pas d'indication sur leur attitude à l'égard du foulard.
Signe des temps, les musulmans "laïques", qui se réclament d'une "majorité silencieuse", sortent du bois. A la stigmatisation consécutive au 11 septembre 2001 s'est ajoutée la consécration qu'a reçue l'islam religieux avec la création, par Nicolas Sarkozy, du Conseil français du culte musulman (CFCM).
"Conseil français des musulmans laïques" créé par Amo Ferhati, compagnon et conseiller de la ministre Tokia Saïfi, "Conseil des démocrates musulmans de France" d'Abderrahmane Dahmane, proche de l'UMP, "Convention laïque pour l'égalité des droits" de l'industriel Yazid Sabeg, "Mouvement des musulmans laïques de France" animé par d'anciens du mouvement beur... La nébuleuse des "laïques" s'est organisée autour de personnalités, d'appels et d'apparitions médiatiques. Elle multiplie ces temps-ci congrès, forums et consultations, sans que son audience réelle puisse être évaluée.
"ATHÉES SANS POUVOIR LE DIRE"
Les animateurs de cette mouvance sont principalement des beurs qui, rejetés par le monde politique depuis les années 1980, supportent mal de voir des religieux aujourd'hui légitimés par les hautes sphères de l'Etat. " Ils prennent une sorte de revanche sur le monde politique, et en particulier sur les socialistes, qu'ils accusent d'avoir favorisé l'islam. Mais la mouvance laïque est loin d'avoir la capacité de mobiliser certains jeunes qu'ont acquise les associations musulmanes", estime Vincent Geisser. Ce sociologue au CNRS à Aix-en-Provence constate une "convergence"entre ces militants beurs et des intellectuels exilés en France qui vivent la revendication du foulard comme un écho aux persécutions subies dans leur pays d'origine.
Qu'ils se réfèrent explicitement à l'islam ou plus généralement aux valeurs de la République, les opposants au foulard islamique se débattent pour sortir d'un piège : s'ils rejettent le foulard au nom d'un "islam laïque", les religieux leur demandent de quoi ils se mêlent. S'ils brandissent la bannière de la laïcité pour refuser d'afficher la nature de leur relation intime avec la foi et osent néanmoins dire "nous", les voilà accusés de communautarisme, un mot qui vaut condamnation par les temps qui courent.
"En fait, beaucoup des "musulmans anti-foulard" sont athées sans pouvoir le dire, analyse la sociologue Nacira Guénif, professeur à l'université Paris-Nord, parce que le regard des autres continue de les désigner comme "musulmans" et fait exister la "communauté musulmane" comme espace de jugement."Mme Guénif considère que ce cliché du "musulman" s'inscrit dans une filiation historique, succédant aux figures de l'"indigène" et de l'" immigré".
Figure du mouvement beur et ancienne députée européenne, Djida Tazdaït a participé à la rédaction d'un appel qui qualifie le foulard islamique de "véritable étendard de l'islamisme politique". Elle se définit comme une "croyante modeste, à l'image de la majorité des musulmans", et considère la tolérance affichée par certains politiques comme une forme de "mépris postcolonial". Pourtant, à l'instar, semble-t-il, de la quasi-totalité des musulmans, "laïques" compris, elle est hostile à l'idée d'une loi prohibant le foulard, qui "jetterait de l'huile sur le feu et créerait des martyrs". Aucun droit fondamental ne peut être remis en cause par des rituels, affirme-t-elle, "sinon, la République va nous éclater à la figure". Mais l'arsenal juridique existant lui semble suffisant "à condition que l'on n'y déroge pas à chaque fois que surgit un obstacle".
Hostile lui aussi à toute nouvelle législation "pour ne pas encourager les stratégies de la persécution" et parce que "les musulmans n'ont pas à recevoir d'injonction sur la bonne manière d'être français comme au temps des colonies", Yazid Sabeg, initiateur de la Convention laïque pour l'égalité, attend de Jacques Chirac qu'il "dise solennellement ce que la République accepte et refuse". Il souhaite aussi qu'un texte réglementaire précise la marche à suivre dans les établissements scolaires. "Qu'on ne me dise pas que l'égalité et l'émancipation des femmes progresseront le jour où une loi interdira le voile", lance ce fils d'immigré devenu PDG, qui considère le foulard comme une "vraie régression". "La véritable émancipation, c'est le droit à l'éducation !"
L'expérience de conseiller principal d'éducation dans un lycée parisien conduit Abderrahmane Dahmane, président du Conseil des démocrates musulmans de France, à croire, lui aussi, aux vertus du dialogue pédagogique pour éviter la présence de foulards en milieu scolaire, qu'il qualifie de"signe de faiblesse". Une loi conduirait, selon lui, à "victimiser une minorité qui n'a pas de culture républicaine". Lui qui voit dans la religion un " facteur d'équilibre" prône une "interprétation moderne du Coran", plaçant au-dessus de toutes les autres consignes le verset proclamant "nulle contrainte en religion".
UN DÉBAT INSTRUMENTALISÉ
Hostiles au foulard à l'école, ces observateurs aux visions très diverses se rejoignent pour recommander d'autres stratégies afin de sortir d'un débat qu'ils considèrent comme surmédiatisé, et politiquement instrumentalisé. Le renouveau de l'enseignement de l'histoire coloniale et postcoloniale, plaident-ils, permettrait aux élèves d'origine musulmane de s'inscrire dans l'histoire française et d'y valoriser le rôle des musulmans. L'intégration d'une histoire plurielle des faits religieux dans les programmes est aussi prônée par certains. Mais les "affaires de foulard" soulèvent surtout la revendication d'un renouvellement des formes de dialogue et de la vie démocratique dans les établissements scolaires. La multiplication des espaces locaux de médiation, insistent-ils, permettrait de traiter toutes les formes d'irrespect et de transgression, foulards compris.
Philippe Bernard
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 14.10.03[/quote]