13h46 • MIS A JOUR LE 09.10.03 | 13h38
Y aurait-il une démission des intellectuels face à une nouvelle forme de racisme qui aurait fait son apparition après les attentats du 11 septembre 2001 et qu'on appelle, faute de trouver un terme plus approprié, l'islamophobie ? La question ne manquera pas d'entretenir des controverses. Elle a été posée au cours d'un colloque sur l'islamophobie, qui a eu lieu à l'Assemblée nationale le 20 septembre.
Le secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), organisateur de cette journée de réflexion, s'inquiète de la discrétion des "grandes consciences". Mouloud Aounit déplore une "inflexion très inquiétante, venant d'intellectuels connus (...), qui ont semblé valider le fait qu'on avait le droit de dire ce qu'écrivait Oriana Fallaci". Cette journaliste italienne est l'auteure d'un pamphlet islamophobe intitulé La Rage et l'Orgueil, paru en 2002 chez Plon. Selon le secrétaire général du MRAP, ces intellectuels auraient, en quelque sorte, apporté "une caution morale" à l'islamophobie. "On a le droit de critiquer l'islam. Nous n'avons aucune naïveté sur les dérives de l'islamisme. Mais nous ne pouvons accepter une rupture du principe d'égalité, qui introduit des discriminations à l'encontre des musulmans."
Comment définir cette islamophobie ? Selon le journaliste Nasser Negrouche, elle serait "une forme politiquement correcte et moralement acceptable d'un racisme antimaghrébin traditionnel, qui trouve ses racines dans le passé colonial français". La haine de l'islam pourrait bien être le corollaire de l'intégration : "Tant que les musulmans étaient des immigrés, ils ne faisaient pas peur. Mais, maintenant qu'ils sont français et diplômés, ils nous inquiètent", souligne Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam) d'Aix-en-Provence.
MANICHÉISME DES MÉDIAS
L'islamophobie s'est aggravée à l'occasion de la reprise du conflit israélo-palestinien et de la seconde Intifada, assure Dominique Vidal, rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique : beaucoup d'amalgames ont été commis, visant à "présenter Arafat et Ben Laden comme des frères jumeaux", estime-t-il.
L'islamologue Bruno Etienne pointe la responsabilité de plusieurs hebdomadaires, qui ont, selon lui, présenté des couvertures à sensation stigmatisant l'islam. Vincent Geisser insiste sur la représentation manichéenne qui a prévalu dans les médias audiovisuels, présentant, d'un côté, "les méchants barbus" et, de l'autre, "les gentils musulmans". "Je ne suis pas un musulman modéré ! s'exclame par défi Ghaleb Bencheikh, vice-président de la Conférence mondiale des religions pour la paix. Parce que parler de modérés, c'est déjà sous-entendre que la règle est à l'extrémisme et l'exception à la modération..."
Ghaleb Bencheikh, qui présente l'émission "Vivre l'islam" sur France 2, déplore une certaine dissymétrie dans les débats télévisés : "On fait un plateau avec des intellectuels chevronnés comme Bernard-Henri Lévy ou Pascal Bruckner, et en face, pour représenter l'islam, on place un basketteur ou un judoka. D'emblée, le débat est piégé."
Vincent Geisser regrette la surmédiatisation de ceux qu'il appelle "les nouveaux experts de la peur" après le 11 septembre 2001. Dans un livre intitulé La Nouvelle Islamophobie (La Découverte), il met en évidence les liens paradoxaux existant entre islamophobie et antiaméricanisme. Pour beaucoup d'antimusulmans, la société américaine est perçue comme le modèle par excellence de la société multiculturelle tant honnie. Alexandre Del Valle, le plus connu de ces "experts", peut ainsi affirmer que la civilisation américaine est l'auteur d'un "génocide culturel planifié" : "Les armes modernes comme MTV, M6, Fun Radio, NRJ, McDonald's ou Hollywood font probablement encore plus pour anéantir les nations que jadis Staline ou Hitler" (Islamisme et Etats-Unis, une alliance contre l'Europe, L'Age d'homme, 1997).
Mais l'islamophobie ne serait peut-être pas simplement le masque du racisme antimaghrébin. Ses racines sont plus profondes. L'historien Claude Liauzu rappelle que la gauche laïque française a longtemps entretenu une vision très négative de l'islam, au nom d'une supériorité de la civilisation occidentale, issue des Lumières. Cela commence avec Renan, pour qui "l'islam est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée". Cela continue avec Jules Ferry, qui, après avoir été l'apôtre de l'école laïque, fut le chantre de la colonisation. Il s'exclamait devant les députés : "Il faut dire ouvertement que les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures."
"NATIONAL-MOLLETISME"
M. Liauzu pointe les ravages à gauche du "national-molletisme" à partir de 1956, sous le gouvernement de Guy Mollet. C'est ainsi que, au moment de l'expédition de Suez, la Fédération de l'éducation nationale condamnait dans son journal "les manifestations d'un nationalisme étroit -celui de Nasser-dans certains pays sous-évolués, qui relèvent manifestement d'un processus fasciste".
Pour ceux qui douteraient de la réalité de l'islamophobie, Mouloud Aounit énumère les agresions recensées par le MRAP : en deux ans, une dizaine de mosquées ont été incendiées ou profanées sans que cela suscite de grandes réactions. Rien qu'en Ile-de-France, le MRAP a déposé 25 plaintes pour des injures à caractère raciste adressées à des musulmans. L'association antiraciste souhaite maintenant saisir officiellement le gouvernement français de ces dérives.
Xavier Ternisien