CITATION (Libération @ mercredi 01 octobre 2003)
Catalogue des idées reçues sur les Français et le travail
Le gouvernement reprend l'argumentaire libéral sur leur supposée paresse.
Par Sonya FAURE
«Nous sommes dans une société de pétanqueurs.» A sa manière, le député UMP Jacques Barrot relayait en mai 2003 le mot d'ordre du gouvernement et l'antienne du Medef : le Français, trop assisté, serait devenu paresseux. Catalogue des idées reçues, et rabâchées, sur les Français et le turbin (cahier Emploi du 22 septembre).
Les chômeurs français sont des assistés
«On ne peut indemniser le chômage indéfiniment.»
François Fillon, ministre des Affaires sociales
Pour le gouvernement, la France serait le paradis artificiel des chômeurs. L'allocation chômage est comprise entre 57,5 % et 75 % (pour les plus basses rémunérations) du salaire brut journalier, taux supérieur à la moyenne européenne. Mais il est inférieur à celui du Danemark (90 %), du Luxembourg (80 ou 85 % avec enfant) ou de la Suède (80 %). En Allemagne, ce taux oscille entre 60 % (sans enfant) et 67 %. Au Pays-Bas, il est de 70 %. Quant à la durée d'indemnisation, elle varie en France, avec l'âge et le nombre d'années travaillées, de 7 à 42 mois. Au Danemark, cette durée est de 48 mois pour tous. En Belgique, elle est illimitée.
Pour les libéraux français, ce mieux-disant social expliquerait en partie le chômage de masse hexagonal. Et de brandir en exemple le cas britannique, où la faible couverture sociale des chômeurs expliquerait un taux de chômage relativement bas : 5,1 %. Cette relation mécanique est sujette à caution. «Une autre théorie économique, celle du job search, postule au contraire que l'adéquation entre un demandeur d'emploi et un poste prend du temps, explique Yves Chassard, économiste et consultant au cabinet Bernard Brunhes. Si on coupe trop tôt les indemnités, l'adéquation ne se fait pas, ou mal.» Avec une indemnité chômage trop faible, le chômeur consacre plus de temps à sa survie qu'à sa recherche d'emploi. «Un RMiste touche environ 230 euros par mois et les bénéficiaires de l'assurance chômage 600 euros, s'insurge François Desanti, délégué CGT chômeur. Or, l'achat de journaux de petites annonces, les timbres, l'Internet ou le Minitel, les transports en commun reviennent à eux seuls à environ 230 euros par mois. Si bien que l'arbitrage d'un RMIste se réduit souvent à l'alternative : "Je remplis le frigo ou je cherche du boulot."»
Les Français travaillent peu
«Après des années de propagande fallacieuse sur les loisirs, vous avez sifflé la fin de la récréation.»
Ernest-Antoine Seillière à Jean-Pierre Raffarin
L'idée selon laquelle les Français travaillent moins que tous les autres Européens est fausse. Certes, la durée de travail hebdomadaire moyenne française (pour les emplois à temps complet) est la plus faible de l'Union européenne : 38,9 heures. En comparaison, un Britannique enchaîne près de 44 heures en moyenne par semaine (1). Mais ce classement est bouleversé quand on étudie, sur une année, le temps effectif de travail en Europe : les jours chômés et les emplois à temps partiel sont alors comptabilisés. Avec 1 545 heures travaillées, la France se place au-dessus des Pays-Bas (1 340), du Danemark (1 499), de la Suède (1 342) et même de l'Allemagne (1 444).
Selon l'Insee, seuls 10 % des Français déclarent travailler réellement 35 heures par semaine. Alors qu'un salarié fait en moyenne des semaines de 38 h 55, les non-salariés, eux, travaillent 54 h 15. Les agriculteurs alignent les semaines les plus lourdes (57 h 55), suivis des indépendants (53 h 40) et des cadres (44 h 30). Un Français sur dix (11,7 %) déclare faire des heures sup : sept en moyenne par semaine.
«Dire que les Français ne veulent plus travailler est une remarque idéologique qui ne se fonde sur aucune étude, commente Pierre Boisard, chercheur au Centre d'étude pour l'emploi. Il s'agit plutôt pour le gouvernement d'un angle d'attaque pour régler leur compte aux 35 heures.» Mais là encore, aucune étude ne vient appuyer l'idée selon laquelle la réduction du temps de travail aurait donné aux Français le goût de l'oisiveté. D'après un rapport du Conseil économique et social (CES) sur la «place du travail dans la société française» remis à Raffarin en juillet : «Il ne semble pas que la part relativement moins forte du travail dans la vie des personnes ait constitué une source de démotivation.»
Les Français sont paresseux
«En ces périodes difficiles, il faut se retrousser les manches plutôt que de se serrer la ceinture.»
Jean-François Copé, porte-parole du gouvernement
Les Français travaillent moins longtemps, donc ils s'impliquent moins dans leur travail. L'idée est simpliste. «Au contraire, explique le sociologue Jean-Louis Boulin, spécialiste de la réduction du temps de travail. Les entreprises savent bien que les salariés sont plus productifs sur un temps plus court, c'est en partie pourquoi elles recourent si souvent au temps partiel.» En effet, si les Français travaillent moins, ils travaillent plus efficacement. La productivité horaire française (ce qu'un actif produit en une heure) sur l'année 2002 est même équivalente à celle des Etats-Unis (qui restent les champions mondiaux de la productivité par tête sur une année : le temps de travail y est plus long et les congés moins nombreux). Selon les statistiques de l'OCDE, en référence à la base 100 des Etats-Unis, la productivité horaire française est de 103, derrière la Norvège (131), mais devant l'Allemagne (101), le Royaume-Uni (79) ou le Japon (72).
(1) Etude d'Eurostat parue en 2002.
[/quote]