L'Espagne exhume ses morts et sa mémoire

Message par faupatronim » 25 Sep 2003, 11:22

CITATION
L'Espagne exhume ses morts et sa mémoire


Le plus célèbre s'appelait Federico Garcia Lorca. Plus de 30 000 autres ont disparu pendant la guerre civile. Partis à leur recherche, leurs descendants rouvrent les fosses communes du franquisme.

Le 18 juillet 1936, le coup d'Etat militaire contre la République espagnole éclate. Le 20 juillet, Grenade tombe, sans résistance : les républicains n'avaient rien pour se défendre. "La répression est brutale, atroce. Il faut terroriser la population civile, il y a trop de républicains dans la région.  Des milliers de personnes vont être fusillées, tous ceux qui peuvent être soupçonnés d'être de gauche, communistes, anarchistes, et toute l'intelligentsia, les enseignants, les médecins, les ingénieurs, et un poète, Federico Garcia Lorca", explique l'historien Ian Gibson, auteur d'une importante biographie de l'écrivain (Seghers, 1990).

Pendant longtemps, personne n'a su vraiment ce qui était arrivé au plus célèbre des poètes espagnols. Aujourd'hui encore, on s'interroge. A-t-il été torturé avant de mourir ? Ian Gibson le craint, citant un garde qui aurait dit qu'un homosexuel méritait "deux balles dans le cul". On ne sait pas non plus avec certitude où son corps a été enterré : trois emplacements sont possibles.

Les descendants d'un vieux maître d'école et d'un jeune poseur de banderilles anarchiste qui reposent au côté de Garcia Lorca ont demandé que la fosse soit recherchée et ouverte pour donner une sépulture décente aux fusillés. La famille du poète s'y oppose, demandant au contraire que le corps reste là où il est, probablement quelque part dans le parc qui lui a été consacré, à Alfacar, près de Grenade, où un monolithe lui rend hommage, "un lieu magnifique". Le maire d'Alfacar, pour sa part, a entamé les démarches pour obtenir l'autorisation administrative de commencer les travaux d'exhumation.

Le premier à avoir enquêté sur la mort de Federico Garcia Lorca est français, écrivain, et l'un des plus célèbres traducteurs de langue espagnole, Claude Couffon. Encore étudiant, il entreprend plusieurs voyages à Grenade, entre 1945 et 1950, pour essayer de reconstituer les derniers jours du poète. "J'avais eu au lycée un professeur qui avait pris part à la guerre civile au sein des Brigades internationales. Il nous parlait toujours du mystère qui entourait la mort de Garcia Lorca." Il se rend vite compte que ce ne sera pas facile : "Dès que je mentionnais son nom, les gens faisaient le signe de croix, disaient : "mon père, mon frère, mon mari..." Il publie une première enquête dans Le Figaro littéraire, en 1951, puis un livre, A Grenade, sur les pas de Garcia Lorca (Seghers, 1962), comportant les photos qu'il a faites des fosses encore fraîches, "avec un petit appareil d'espionnage japonais".

Le coup d'Etat de 1936 avait surpris Garcia Lorca à Grenade, où il était venu de Madrid pour prendre congé de sa famille avant d'entreprendre un voyage au Mexique. Menacé dans la propriété de ses parents, la Huerta de San Vicente, il dut se cacher. A la suite d'un conseil de famille, il fut décidé qu'il irait dans la maison d'un de ses amis, un jeune poète qui l'admirait, Luis Rosales, dont les frères étaient phalangistes. On ne sait qui l'a dénoncé ni ce qui s'est exactement passé, mais il fut arrêté, emmené au gouvernement civil de Grenade, puis à La Colonia, dans le village de Viznar, une propriété utilisée sous la République pour des colonies de vacances. Il y passa une nuit, peut-être deux et, le 18 ou le 19 août, on le fusilla. Il avait 38 ans.

Personne n'avait pu le sauver. Son père, un des grands propriétaires de la région, persuadé que l'on n'oserait pas toucher à son fils, avait pris un avocat. Peine perdue. Le grand musicien Manuel de Falla s'était précipité au gouvernement civil sans savoir qu'il était déjà trop tard. Menacé à son tour, bouleversé, il tomba malade et partit en exil peu de temps après. A la fin de la guerre civile, les autorités franquistes diffusèrent un faux certificat de décès affirmant que Federico Garcia Lorca était mort "à la fin du mois d'août 1936, de blessures de guerre."

Il y a eu, ça et là ces dernières années, quelques exhumations sauvages des fusillés de la guerre civile enterrés dans des fosses communes. Mais ce n'est que depuis deux ans qu'un véritable mouvement a pris corps, sous l'impulsion de l'Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH). Tout commence le 8 octobre 2000, lorsqu'un jeune journaliste, Emilio Silva, publie un article dans le journal La Cronica de Leon, sous le titre "Mon grand père, lui aussi, était un disparu". Le 5 mars précédent, il avait localisé l'endroit où pouvait se trouver la fosse commune où reposait son grand-père, Emilio Silva Faba, militant de la Gauche républicaine, fusillé le 16 octobre 1936 avec douze autres hommes dont les corps ont été enterrés à l'entrée du village de Prianza del Bierzo, dans la région de Leon.

En écrivant cet article, Emilio Silva espère que d'autres descendants prendront contact avec lui, et il met au bas de l'article le numéro de son téléphone portable. Mais le premier appel est celui d'un archéologue, Julio Vidal, originaire de Prianza, proposant de venir pratiquer l'exhumation avec des archéologues et des médecins légistes. Depuis, plusieurs équipes de scientifiques bénévoles apportent leur aide à l'association.

Les fouilles commencent le 21 octobre 2000 et durent plusieurs jours. Jusqu'à l'arrivée d'un homme de 85 ans, originaire du village voisin de Villalibre, l'un de ceux qui avaient enterré les corps sur ordre des phalangistes afin qu'ils sachent ce qui les attendait s'ils continuaient à sympathiser avec les socialistes. Cette histoire est courante, d'autres gens se rappellent, ici ou ailleurs, avoir été emmenés, enfants, sous la houlette de l'instituteur ou du curé, voir les corps des "rouges", au bord des fossés. A titre de leçon. Quelques semaines plus tôt, Emilio Silva et Santiago Macias, un jeune journaliste et historien de la guerre civile, ont créé l'ARMH. En janvier 2002, en lançant la page Internet de l'association, ils provoquent un afflux de courrier électronique. Des groupes se mettent en place dans toute l'Espagne pour repérer les fosses communes, retrouver les témoins, les descendants des disparus. L'ARMH a aujourd'hui repéré quelque 700 fosses communes, une trentaine ont été ouvertes. Il n'y a aucune aide gouvernementale. Mais de nombreux maires, quelle que soit leur couleur politique, soutiennent l'association.

Ils étaient ainsi six archéologues, sept anthropologues et médecins légistes et un historien de l'université du Pays basque, à Olmedillo de Roa, dans la région de Burgos, le 13 août 2003. Sous un "soleil de justice", comme disent les Espagnols, les familles, les volontaires, les journalistes ont attendu deux jours durant. Pour rien. En soixante-sept ans, les choses ont changé. Il n'y a plus de témoins directs. On a fait venir l'un après l'autre tous les anciens du village ; tous, comme Guadalupe, 96 ans, savent : "C'est là, mais où, exactement ?" On a même pensé appeler au téléphone l'ancien maire, dans sa retraite de Santander. "Pas la peine. Il ne dira rien." Aucun habitant du village n'a jamais oublié ce 7 septembre 1936, quand douze hommes ont été fusillés devant l'ermitage, et la mémoire s'est transmise. Un survivant a tout raconté : ils étaient attachés deux par deux, mais lui était seul, il a profité d'un virage pour sauter du camion et s'enfuir. Sa femme l'a caché dans la cave. Il a été découvert lorsque, au village, on s'est étonné de la voir enceinte. Arrêté de nouveau, envoyé en prison, il a échappé à la mort.

Certains villageois se rappellent tout à coup que le remembrement a décalé le chemin, qui était plus loin, là où poussent des vignes aujourd'hui. C'est cela qui a dérouté les gens. On creuse encore, vainement... Le soleil tape, le sable vole. On a trouvé des os, mais Francisco Etxeberria, professeur de médecine légale, les rejette, ce ne sont que des os d'animaux.

José Ignacio Casado, qui coordonne les recherches au nom de l'ARMH, est désespéré. Le terrain vague, le chemin vicinal ne sont plus que des tranchées et des tas de terre sableuse. Chacun repart, désolé.

Ironie du sort, le car qui ramène ceux qui rentrent à Madrid passe par la Calle de los Caidos de la Division Azul (ceux qui sont tombés sous l'uniforme de la division Azul, envoyée par le général Franco aux côtés des Allemands pendant la seconde guerre mondiale). Une petite annonce du ministère de la défense vient d'être publiée pour demander aux descendants qui veulent faire rapatrier les corps de ceux qui sont morts près de Novgorod, en Russie, de se faire connaître.

Mais, à Olmedillo, le maire de Villaviudas, le village dont sont originaires les hommes que l'on cherche, José Ignacio Marin, n'abandonne pas. Le troisième soir, les téléphones sonnent. Ils ont été retrouvés. Là où on avait garé les voitures.

La fosse est étroite, peu profonde, à peine 4 mètres de long. Ils gisent à plat ventre, empilés. Sur l'un des squelettes, une paire de chaussures, jetée à la va-vite. Les scientifiques sont déjà au travail. Des femmes, filles, nièces, sœurs des disparus se sont regroupées sous un parasol, silencieuses. Les hommes regardent, les mains dans le dos.

Francisco Etxeberria dispose de la liste des disparus, fournie par les familles, avec quelques précisions, l'âge, la taille. Il les fait approcher. "L'un d'eux fumait sans doute une de ces pipes d'argile blanche, cela se voit à ses dents. Cela vous dit quelque chose ?" Silence. "Il y a aussi un homme jeune, 20 ans." Un murmure : "Mon frère avait 19 ans." Le professeur Etxeberria poursuit : "Il était arrivé quelque chose à l'un d'entre eux, je ne vous dis pas quoi. Réfléchissez." Il faut réunir le maximum d'éléments sur chacun pour parvenir à les identifier sans analyses de l'ADN, très onéreuses ; sans cela, seuls les os livrent des informations : une fracture, une maladie osseuse, un menton carré, une jambe plus courte que l'autre...

Tous ne sont pas des parents de ceux qui sont là. Mais ce n'est pas la curiosité qui les a amenés. Eux aussi savent qu'un peu plus loin, il y a leur père, leur oncle, leur grand-père. Il y a des jeunes gens et des personnes âgées. Certains ont peu d'espoir. Comme Maria de los Despojos, "Marie des dépouilles". Elle est belle et digne, fraîche comme une jeune fille. "Ils sont venus chercher mon père. On était à table. Ils les ont tous enfermés dans l'école. C'était la veille de son anniversaire. Ils les ont emmenés. Quelqu'un a vu passer le camion. Il y a des vignes par là-bas, et s'ils ont trouvé des crânes ou autre chose, ils les auront jetés plus loin, comme des cailloux. Sans rien dire." On a du mal à le croire, mais la peur n'est jamais loin, quand on reparle ainsi de ce qui s'est passé. La peur qui explique qu'il n'y ait pas un signe, pas une pierre qui signale l'endroit. On a du mal à croire que quand on parle à l'un d'entre eux et qu'un autre homme s'approche, il dise : "Ne t'inquiète pas, c'est un ami."

De quoi étaient-ils coupables, ces hommes de Villaviudas ? La guerre civile n'est pas venue jusque-là. Ce n'étaient pas des guérilleros ni des combattants, ils ne sont pas morts les armes à la main. On est venus les chercher, chez eux ou dans les champs. Niceforo a la réponse, brutale dans sa simplicité : "Mon père, ce n'était personne, il ne savait ni lire ni écrire, mais il ne plaisait pas à ce monsieur." Eux, les frères ou les fils, avaient 6 ans, 8 ans. Ils ont travaillé dur, dès l'enfance. Rejetés. Honteux. Affamés. Mais ils ne demandent pas vengeance, simplement qu'on les enterre tous ensemble, comme on les a retrouvés, dans le cimetière : "Pour qu'on sache enfin où aller les pleurer."

Martine Silber

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