La CFDT à l'heure des comptes
Le conflit sur les retraites a laissé des traces, la direction craint des défections.
Par Hervé NATHAN
mardi 26 août 2003
«Il y a loin des intentions aux actes. Pour les opposants, la question n'est pas de sortir, mais de savoir où aller et pour faire quoi?» Jacky Bontemps e quel prix la CFDT paiera-t-elle l'accord passé avec Jean-Pierre Raffarin le 15 mai au matin sur la réforme des retraites ? De quelques centaines, voire quelques milliers d'adhérents en moins, selon un proche de François Chérèque, ou de «dizaines de milliers», comme le prédit Jacques Debons, leader de l'opposition de gauche, voire «jusqu'à 100 000» défections, selon un autre? Dans le premier cas, il ne s'agirait que d'une péripétie pour la CFDT (près de 900 000 adhérents revendiqués), comme lorsque, après le mouvement de 1995, la centrale avait perdu 5 000 des siens au profit de SUD. Dans le second, une véritable crise serait ouverte. Et le paysage syndical retouché.
Courants contraires. Partir ? oui mais pour quoi faire ? «Il y a loin des intentions aux actes, prédit Jacky Bontemps, secrétaire national de la CFDT. Pour les opposants, la question n'est pas simplement de sortir, mais de savoir où aller et pour faire quoi ?» C'est le problème que se posent les dirigeants d'une des grandes organisations pro fessionnelles où l'opposition est hégémonique, la FGTE (transports équipements). Forte de plus de 55 000 adhérents, elle est tiraillée par des courants contraires, malgré le désir de ses dirigeants de rester «unis». Le 3 juillet, lors d'une assemblée générale à Paris, la majorité des cheminots «ont fait savoir leur intention de partir», rappelle Eric Touzeau, secrétaire général adjoint de la FGTE, mais il faudra encore qu'elle le confirme le 24 septembre. Les cheminots sont en contact avec la CGT. Ils s'appuient sur un précédent : l'adhésion en bloc, en 1999, du syndicat du commerce CFDT (Sycopa) à la CGT. «C'est Bernard Thibault lui-même qui avait mené la négociation», rappelle Patrick Brody, ex-CFDT, aujourd'hui à la direction de la fédération du Commerce CGT. «Pour les cheminots aujourd'hui, c'est juste une question de volonté politique de la confédération.» Questionné, le secrétaire général de la CGT se mure dans le silence, car ses cheminots se feraient tirer un peu l'oreille. Mais la CGT reconnaît qu'elle discute ferme : «Nous devons nous rendre disponibles pour accueillir des structures de la CFDT, dit Jean Guino, de la direction CGT, mais sans esprit de débauchage.» Pas question d'envenimer les relations «tendues» avec la confédération de François Chérèque.
D'autres syndicats FGTE, comme la Météo, draguent du côté de la FSU. Gérard Aschieri, patron de la fédération des enseignants, reconnaît les contacts : «Nous allons réfléchir à l'élargissement de notre champ de syndicalisation à notre prochain congrès. Avec la décentralisation de l'éducation, nous devons prendre pied dans la fonction publique territoriale.» Une autre possibilité s'ouvre : l'Unsa. Son secrétaire général, Alain Olive, a tiré le bilan de l'implication de son organisation dans le mouvement sur les retraites : «Nous donnons l'image d'un réformisme conséquent.» Il en espère des dividendes. C'est son adjoint, Jacques Mairé, un ancien de FO, qui se charge des contacts avec les cédétistes en rupture de ban. Avec un argument de vente : l'appareil central de l'Unsa est «très léger». «On ne serait pas mis sous tutelle», reconnaît le patron des cheminots CFDT, Denis Andlauer, malgré ses réticences envers «le confédéralisme lâche» de l'Unsa. Certains demeureront quoi qu'il en soit à la CFDT, à l'image du gros syndicat d'Air France. Quant au Sgen (enseignants), 550 000 adhérents, son patron, Jean-Luc Villeneuve, reconnaît des volontés de départ mais insiste sur le fait «qu'avec François Chérèque, le courant passe encore».
Contact direct. Celui-ci a néanmoins pris la mesure du malaise qui gagne sa confédération. Pour répondre aux critiques, il a annoncé la tenue, en octobre, d'un conseil national (le «parlement» de la confédération) sur «la prise de décision dans la CFDT». Il se dit prêt à soumettre à la critique «jusqu'à l'expression du secrétaire général». Mais pas question d'un congrès exceptionnel remettant en cause la ligne, comme le demande la FGTE. Et pour que les choses soient claires, Chérèque fustige les grévistes de la SNCF dans une interview au magazine Capital, et évoque sacrilège la prochaine réforme des régimes spéciaux des cheminots assimilés à des privilégiés : «Les Français vont continuer à faire un effort de solidarité pour que ces agents conservent leurs avantages», accuse le secrétaire général. «On a vraiment l'impression qu'il nous pousse dehors», s'insurge Denis Andlauer, cheminot CFDT. Mais Chérèque cherche le contact direct avec la base : «Ma préoccupation, déclare-t-il dans Syndicalisme Hebdo, est de m'adresser à ceux qui restent attachés aux valeurs et au type de syndicalisme de la CFDT.»
Génération 70. Les opposants cherchent, eux, une bataille sur «les valeurs». Force est de constater que les dirigeants de l'opposition font presque tous partie de la génération du début des années 70. Hervé Heurtebize, animateur du syndicat Interco 94 , venu du christianisme social, proche du PSU d'alors et aujourd'hui à la LCR, explique : «Nous sommes les dépositaires de l'héritage de la CFDT, celle qui promouvait l'autogestion et le socialisme démocratique, la participation des salariés à la vie de l'entreprise.» Dès 1974, en plaçant la CFDT dans le sillage du Parti socialiste lors des assises du socialisme, Edmond Maire avait bousculé ces militants proches de l'extrême gauche. Jean-François Trogrlic, secrétaire national, l'admet : «Il y a chez eux une forme de romantisme. C'est la génération de la recherche de l'alternative au capitalisme. Mais ils n'ont jamais admis d'être minoritaires.» Plus acerbe, Alexis Guénego, membre du conseil national, traite aujourd'hui les opposants d'«extrémistes» et dénonce l'action concertée de la LCR pour affaiblir la CFDT. «Faux ! répond Christian Picquet, dirigeant de la Ligue. La direction de la CFDT invente un complot d'extrême gauche qui menacerait la société française. Nos militants ne se concertent pas entre eux.» Même si, reconnaît-il, «nous débattons chez nous de ce qui qui agite les syndicats». Jacky Bontemps, lui, voit plutôt les comploteurs au Parti socialiste, et plus précisément autour de la revue Démocratie et Socialisme, avatar de la défunte Gauche socialiste, animée par Gérard Filoche, membre du bureau national du PS. «Je tiens sous le coude des circulaires échangées, dont une, fin mai 2003, qui invite les militants "à préparer des assemblées générales statutaires afin de poser la question de nos liens avec la CFDT''», assure Jacky Bontemps surnommé «la Tchéka» (1) par les opposants de la CFDT. Tout en jurant qu'il «respecte l'indépendance syndicale», Gérard Filoche se flatte de regrouper une bonne part des animateurs de l'opposition : à la FGTE, l'UR Auvergne, la Chimie-Energie, et aussi Patrick Brody. Tous étaient à Reims, début juillet lors d'un stage de Démocratie et Socialisme. Filoche rêve qu'un pôle CGT-FSU- Unsa «se confédère» face à la CFDT trop encline à conclure avec la droite. Au PS, il agace. Chérèque a exigé de François Hollande qu'il mette fin aux pratiques de son trublion. «On attend toujours», se désespère Jacky Bontemps. Explication de Jean-Christophe Cambadélis, secrétaire national du PS : «Il n'y a pas de consigne du PS concernant le mouvement syndical. Et Gérard en dit plus qu'il n'en fait réellement. Mais c'est une faute politique majeure. Le PS n'a rien à gagner à la constitution d'un pôle syndical radical. Nous devons au contraire soutenir le réformisme de gauche où qu'il soit : à la CGT, à la CFDT, à FO ou ailleurs.»
Tête à tête. Les «réformis tes» du PS n'ont qu'une crainte : que le départ en masse de la gauche de la CFDT n'accentue la dérive de la CFDT «vers l'apolitisme», «une étape avant de devenir un véritable relais de la droite». Il pointe l'hommage appuyé de Jean-Pierre Raffarin le 24 juillet à François Chérèque. Pas question de laisser ces deux-là en tête à tête. «Ce serait une erreur stratégique considérable de donner une base sociale à la droite, ce qu'elle n'a jamais eu en France», insiste Cambadélis. Comme quoi, pour le PS aussi, la CFDT demeure un enjeu.
(1) Ancêtre du KGB.