
Nouveau membre du forum, qui est d'abord un peu fureté dans les débats et les archives du forum, je me demandais si les participants de ce forum considéraient que l'hypothèse d'une social-démocratie libertaire relevait d'une "régression réformiste petite-boureoise" ou d'un nouveau pari émancipateur? J'ai l'impression, à la lumière de ce que j'ai lu jusqu'à présent qu'une large majorité devrait pencher du côté de la première option, mais le débat rationnel et argumenté ne fait jamais de mal...
PROUDHON
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Forum Social Européen
Ivry-sur-Seine
Jeudi 13 novembre 2003 (14h-17h)
Atelier organisé par la SELS
(Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate)
Avec la participation de Willy Pelletier, Philippe Corcuff et Sadri Khiari
Email : [url=mailto:SELS@wanadoo.fr]SELS@wanadoo.fr[/url]
Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation : des outils de la sociologie critique à l’hypothèse d’une social-démocratie-libertaire et écologiste
Philippe Corcuff
Introduction
Je voudrais établir des passerelles avec ce qu’a dit précédemment Willy Pelletier : on passera en quelque sorte de la sociologie politique à la philosophie politique.
Willy Pelletier a mis l’accent sur la pluralité dans l’analyse sociologique des mécanismes de domination ; sociologie pluraliste dont Pierre Bourdieu a été un des plus grands systématiseurs “post-marxiste“ contemporain.
1 – Une philosophie politique de la pluralité et de l’expérimentation
Je mettrai l’accent aussi sur la pluralité, mais dans l’ordre de la philosophie politique, dans le registre de la cité la plus souhaitable. Dans les deux cas, celui de l’analyse et celui de l’exploration de la société la plus souhaitable, le souci de la pluralité vient heurter la prétention à saisir “le tout”, dans l’analyse, et à bâtir un “tout” maîtrisé intellectuellement et pratiquement. C’est la catégorie d’inspiration hégéliano-marxiste de “totalité“ qui est ici en cause. Dans deux de ses acceptions : 1e) dans la prétention à englober l’ensemble des rapports sociaux dans un “tout” fonctionnel et systématique (ce qu’on appelle “le système” et à qui ou plutôt à quoi on donne des pouvoirs tout-puissants) ; et 2e) dans la prétention à tenir le point de vue des points de vue – c'est-à-dire ce qu’on va qualifier dans les écrits théologiques de point de vue divin, de point de vue de Dieu. Contre le premier sens, il faut faire droit à la pluralité, aux hétérogénéités, aux discordances, aux singularités, non nécessairement intégrées dans un “tout”. Contre le deuxième sens, il faut rappeler les limites de tout point de vue sur le monde – même s’il peut y avoir des points de vue plus ou moins rigoureux, plus ou moins cohérents théoriquement, plus ou moins fondés empiriquement, etc.
Cette rupture avec la notion de “totalité” est aussi une rupture avec la notion d’“absolu”. Cela a des conséquences sur notre conception de l’anticapitalisme. Car en tant que composante du mouvement altermondialiste, nous nous définissons comme “anticapitalistes”, comme nous nous revendiquons des secteurs anticapitalistes de la tradition sociale-démocrate, des plus “révolutionnaires”, comme Rosa Luxemburg, aux plus “réformistes” comme Jean Jaurès, en passant par des secteurs plus intermédiaires comme l’austro-marxiste Otto Bauer. Quand nous parlons d’“hypothèse” d’une social-démocratie libertaire et écologiste, nous nous inscrivons justement dans une conception expérimentale et exploratoire de la politique, rompant avec “la certitude”, “la nécessité” et “l’absolu”, et intégrant une part d’incertitude, de probabilité et de fragilité.
L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des “communismes“ traditionnels, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics ou l’annulation de la dette des pays les plus pauvres). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. On marche vers un horizon sans l’atteindre. L’expérimentation, c’est la voie de la démocratie et de la pluralité dans un espace de contradictions et de conflits assumés comme positifs. Pour l’exploration de nouveaux mondes possibles, l’initiative individuelle et collective, distinguée d’un “esprit d’entreprise” exclusivement mercantile, est indispensable. Le jeu des essais et des erreurs innerve des pratiques politiques qui ne peuvent plus compter sur des garanties définitives (comme Dieu, le Progrès ou le Prolétariat) mais seulement sur des repères révisables (des valeurs issues de la tradition, des apprentissages nés de l’expérience et des intuitions utopiques).
Si notre anticapitalisme a coupé les ponts avec l’absolu, c’est aussi parce qu’il n’y a pas que l’exploitation capitaliste à mettre en accusation. D’autres modes d’oppression sont sources de souffrances dans nos sociétés, comme l’a rappelé Willy Pelletier dans le sillage de Pierre Bourdieu : domination masculine, domination politique, logiques racistes et ethnicisantes, épuisement productiviste de la nature, etc. Et puis l’expérience des totalitarismes dits “communistes” nous a appris que de nouvelles barbaries pouvaient naître, y compris des élans émancipateurs. Adossée à nos faiblesses d’humains, la tâche émancipatrice face aux oppressions existantes et à venir apparaît ainsi infinie. L’anticapitalisme d’aujourd’hui n’aurait pas grand-chose à apporter s’il continuait à analyser le capitalisme comme un absolu et s’il faisait de la critique de cet absolu un autre absolu. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty notait de manière suggestive dans Les aventures de la dialectique (1955) que “les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions”.
Cette double rupture avec “la totalité” et “l’absolu” au nom de la pluralité et de l’expérimentation nous conduit à mettre en cause le caractère opératoire de la classique opposition entre “réformes” et “révolution”. Nous nous inscrivons dans un “réformisme révolutionnaire” ou démarche “radicale et pragmatique” d’un nouveau type. Plus “réformistes” que les traditionnels “révolutionnaires”, tenant des “prises du Palais d’Hiver” ou des “communes libertaires” spontanées, nous n’attendons ni “un grand soir”, ni même une occupation de fonctions gouvernementales pour faire avancer des réformes. Nous ne suivons pas pour autant les tenants actuels du seul “contre-pouvoir” et du “small is beautiful”, car l’occupation de fonctions gouvernementales, en tension avec l’activité de mouvements sociaux, pourrait offrir des moyens de changement qui ne doivent pas être négligés au nom d’un purisme gauchiste. L’Etat n’est ni pour nous le seul ou le principal outil de changement social, ni un diable dont ont doit nécessairement se tenir à distance dans un “contre-pouvoir”. C’est un des outils disponibles du changement, qui a des inerties, des déformations et des pièges, et qu’on doit donc tenter de changer tout en essayant de le mettre au service du changement.
Mais nous sommes aussi plus “révolutionnaires” que les “révolutionnaires“ traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après “la prise du pouvoir d’Etat” ou “l’appropriation sociale des grands moyens de production”. Même si nous pensons que cette appropriation sociale des grands moyens de production – sous des formes pluralistes de propriété ne se limitant pas à une étatisation et tenant compte des leçons des expériences totalitaires – ce n’est qu’un bout d’un travail infini de lutte contre la diversité des oppressions. Cela ne changera pas nécessairement la domination masculine, la domination politique, les inégalités culturelles, le racisme, l’homophobie ou l’épuisement productiviste de la nature. “Etre radical” écrivait Marx, c’est prendre les choses “à la racine”. Or, il y a plusieurs racines emmêlées. Et il serait bien peu radical, et donc trop “réformiste”, de ne s’attaquer qu’à une seule racine ; par exemple par l’appropriation sociale des moyens de production.
Notre démarche radicalement pluraliste et expérimentale apparaît tout à la fois plus “réformiste” et plus “révolutionnaire”.
Esquisser une posture philosophique adossée aux notions de pluralité et d’expérimentation, récusant celles de “totalité” et d’“absolu”, et s’efforçant de casser l’opposition “réformes”/“révolution”, ce n’est pas suffisant pour esquisser, même en pointillés, une nouvelle démarche politique. Il me faut aussi mieux situer historiquement l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste comme pointer quelques éléments possibles de son contenu.
2 – Une mise en perspective historique
Depuis la révolte zapatiste au Mexique, le mouvement social de l’hiver 1995 en France et plus largement la montée en puissance de l’altermondialisation à l’échelle internationale, l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour. Certes de manière encore tâtonnante, car le “contre” est beaucoup plus vigoureux qu’un “pour” en pointillés. Mais les résistances multiples à l’hégémonie marchande sont déjà un point d’appui pour renouer avec les fils de l’utopie.
C’est dans ce contexte que la question de l’émancipation, comme arrachement collectif et individuel aux dominations peut retrouver une nouvelle jeunesse. L’hypothèse “sociale-démocrate libertaire et écologiste” prend sens dans ce contexte et par rapport à une analyse historique des enjeux de la période. Schématiquement, la gauche a connu deux grandes politiques d’émancipation : 1e) la politique d’émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d’égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire; et 2e) dans son prolongement critique, la politique d’émancipation socialiste au sens large (incluant sociaux-démocrates, communistes, anarchistes, etc.), qui ajoute le traitement de la question sociale. Or il pourrait y avoir devant nous le défi de l’invention d’une troisième politique d’émancipation, “post-républicaine“ et “post-socialiste“, qui puise dans les deux premières tout en répondant à une série de nouveaux problèmes.
Il me semble que la tradition anarchiste déborde la politique d’émancipation socialiste, dans le sens où elle a pris davantage à bras le corps deux questions qui ne dérivent pas directement de l’intégration de la question sociale : la critique du penchant autoritaire des institutions et la promotion de l’autonomie individuelle dans l’association collective. Une double question particulièrement importante en ce début de XXIe siècle, tant à cause de l’écrasement des individualités dans le totalitarisme stalinien que des transformations profondes des relations entre le nous et le je au sein de nos sociétés occidentales devenues individualistes ; ce que le sociologue Norbert Elias a appelé La société des individus (1987). C’est pourquoi la pensée libertaire a, selon moi, un rôle particulier à jouer dans l’émergence d’une éventuelle troisième politique d’émancipation.
Le problème est donc de savoir si l’émancipation dont nous commençons à reparler aujourd’hui est bien la même que celle qu’avaient en tête les Lumières du XVIIIe siècle ou les socialistes des XIXe et XXe siècles ? Ou faut-il faire émerger, à partir des richesses souvent oubliées des traditions émancipatrices du passé, une nouvelle politique d’émancipation ajustée aux enjeux du XXIe siècle ? La réponse est difficile, conjecturale, aléatoire. Certains sont des nostalgiques de l’émancipation républicaine (égalité politique, citoyenneté, souveraineté populaire, etc.), en fétichisant comme “les souverainistes” le cadre de la nation (c’est le cas de Jean-Pierre Chevènement), ou en fétichisant les institutions (comme Arnaud Montebourg). D’autres envisagent un revival de l’émancipation socialiste (justice sociale, appropriation sociale, etc.) débarrassée des horreurs du stalinisme et des accommodements sociaux-démocrates avec l’ordre établi. D’autres encore, comme Jean-Claude Michéa (Impasse Adam Smith, 2002), proposent un retour à “un socialisme ouvrier originel” déconnecté de la politique républicaine et des Lumières. D’autres enfin, comme SELS, font le pari d’une nouvelle politique d’émancipation, à la fois républicaine et socialiste, mais aussi “post-républicaine“ et “post-socialiste“. C’est-à-dire confectionnée avec des ressources républicaines et socialistes, mais qui aurait aussi à inventer en-dehors de ces ressources pour traiter d’autres questions, comme la question individualiste, la question féministe ou la question écologiste. Or il nous semble que, dans le XXIe siècle naissant, des questions comme la question individualiste, la question féministe et la question écologiste, ne sont pas uniquement traitables avec ces ressources républicaines et/ou socialistes.
Ces interrogations d’ampleur réclament un réexamen approfondi des “logiciels” en usage dans les gauches (socialistes, communistes, Verts, extrêmes gauches marxistes et libertaires) et des confrontations argumentées, dans un rapport avec les mouvements sociaux actuels. Malheureusement, la plupart des partis traditionnels de la gauche ont largement déserté le terrain de la recherche et du débat proprement intellectuel. D’ailleurs, la famille socialiste européenne a majoritairement abandonné les rivages de l’émancipation, et donc son insertion dans la tradition socialiste et sociale-démocrate, en se noyant dans des pratiques sociales-libérales et technocratiques.
Mais peut-on aller un peu plus loin quant à l’identification de cette hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ? Non pas la définition - clés en mains – d‘une société idéale – ce qui serait contraire à une démarche expérimentale et pluraliste – , mais la caractérisation de certains des problèmes qu’elle aurait à traiter ; J’avancerai quelques pistes rapides.
3 – Un projet d’“équilibration” de tensions
Le choix de l’expression “social-démocratie libertaire” est d’abord terminologique : “démocratie” pour la question démocratique (héritée de l’émancipation républicaine), “social” pour la question sociale et “libertaire” pour la critique des institutions et l’autonomie individuelle. Ce choix a aussi une composante stratégique : au moment où la social-démocratie européenne s’est largement transformée en social-libéralisme sous le choc de la “contre-révolution libérale“ des années 1980, il apparaît important de revaloriser les thèmes du service public et de l’Etat-providence souvent associés à cette social-démocratie. Provocation, me diront certains pour qui “social-démocratie = trahison”. Il faut parfois quitter les rivages rassurants de la rhétorique gauchiste pour aborder les enjeux du temps présent avec moins de préjugés. Le mot “social-démocratie”, comme les mots “socialisme” ou “communisme”, ont eu des histoires compliquées et des usages divers. Notre social-démocratie de référence - avec les figures du socialisme républicain de Jean Jaurès, le socialisme démocratique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg ou l’austro-marxisme d’Otto Bauer - n’a pas la couleur de “la trahison”. Mais elle a le sens des chausse-trappes que nous réserve la confrontation avec la réalité et avec l’histoire. Loin de la pureté des identités “révolutionnaires” qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis de la complexité du monde, de peur des éclaboussures, elle a l’intuition des difficultés et des contradictions de la transformation sociale, voire de ses possibilités tragiques. C’est pourquoi elle a le sens du compromis, tout en s’efforçant d’éviter les compromissions.
Dans les tensions que ce projet a à mettre en dynamique, il y a au moins trois grandes contradictions : entre espace commun de solidarité et singularité individuelle, entre représentation politique et critique libertaire de la représentation, entre fonction protectrice de l’Etat social et critique libertaire de l’Etat social :
* La première tension concerne les rapports entre les cadres collectifs et l’individualité. La social-démocratie, comme forme politique, a été historiquement associée à la solidarité collective. La critique anarchiste, quant à elle, a souvent servi de rempart pour préserver les individus contre les empiétements des différents pouvoirs. Leur association dans un projet viserait à mettre en tension justice sociale et singularité individuelle. Une conception de la justice sociale se présente comme un instrument de mesure. C’est ce qui rend des choses et des personnes commensurables, mesurables dans un même espace, dans un cadre commun, à partir de mêmes critères. Et ce qui sert de base ensuite à une répartition équitable des ressources entre ces personnes. C’est une vision de la justice que nous avons héritée de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice , comme John Rawls ou Michael Walzer, qui ont marqué depuis trente ans la philosophie politique américaine et internationale.
Mais en rabattant la question de l’émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c’est-à-dire l’incommensurable, le singulier. Si des théoriciens de la justice comme Rawls travaillent en quelque sorte sur la part “sociale-démocrate“ du problème, il laisse de côté la part “libertaire“. On rencontre là les limites d'une philosophie politique libérale (au sens du libéralisme politique), comme pensée du limité trop vite effrayée par le surgissement impromptu de l'illimité, par exemple sous la forme d'un slogan déstabilisateur comme le “Soyez réalistes, demandez l'impossible!” de Mai 1968. C’est justement à une pensée de la singularité et de l’infini que se sont attelés des penseurs comme Emmanuel Lévinas. Lévinas a même commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable et non totalisable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle “comparer l’incomparable” (dans Ethique et infini, 1982), ce qui lui apparaît à la fois inévitable et non dépassable dans “une synthèse supérieure”, comme dans les dialectiques hégélienne et “marxiste”. Cette tension indépassable et dynamique constitue un premier visage pour une hypothétique social-démocratie libertaire.
* La deuxième tension concerne les ambivalences des institutions étatiques. La critique anarchiste de l’Etat a eu raison de mettre l’accent sur les processus autoritaires et hiérarchiques travaillant les institutions étatiques. Elle l’a souvent mieux fait que les “marxistes”, car elle était moins soumise qu’eux à une pente économiste. C’est ce qui l’a rendue beaucoup plus lucide sur les dangers de “la prise du pouvoir d’Etat”; et notamment sur l’autoritarisme bolchévique, puis le totalitarisme stalinien. Mais, en même temps, la critique anarchiste de l’Etat, en ce qu’elle tend à diaboliser l’Etat, apparaît trop unilatérale. Je suivrai ici l’historien Marc Ferro quand il écrit : “On observe ainsi que, dès l’origine des sociétés, l’institution fut un système de pratiques sociales désirées, consenties parce que jugées nécessaires et, simultanément, un ensemble de pratiques ressenties comme aliénation, comme contraintes” (Des soviets au communisme bureaucratique, 1980). La critique libertaire saisit bien la domination des institutions (dont ce que l’on appelle de manière trop homogénéisatrice “l’Etat”) sur les individus (le second aspect retenu par Ferro), mais semble insensible à leur dimension positive (le premier aspect retenu par Ferro). On se rend mieux compte de la dimension protectrice de certaines institutions avec l’affaiblissement de l’Etat-Providence provoqué par la “contre-révolution libérale“ : on se rend ainsi mieux compte des dimensions protectrices - et même protectrices de l’autonomie individuelle, comme l’ont bien mis en évidence les travaux de Robert Castel - de la sécurité sociale, du statut salarial ou des retraites.
L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire nous met sur une piste politique : la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique libertaire de la domination institutionnelle. Dans cette perspective, la pensée libertaire ne vise pas à diaboliser les institutions (étatiques ou autres), mais à en mener une critique permanente, toujours à renouveler, infinie. Cette inspiration libertaire se distingue du libéralisme économique en ce que l’individualité plurielle qu’elle défend et promeut refuse d’être réduite à l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines.
* La troisième tension concerne la représentation politique. Pierre Bourdieu a identifié le caractère dual des mécanismes de représentation politique (en germe dans la moindre activité militante, associative ou syndicale, impliquant une fonction de porte-parole). Bourdieu écrit ainsi : “Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique” (dans “La délégation et le fétichisme politique“, 1984, repris dans Langage et pouvoir symbolique, 2001). Bourdieu nous dit ici deux choses. Premièrement, pour voir ses aspirations prises en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux malades du sida) a besoin de porte-parole; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole enferme le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole). Bourdieu assume donc la tension démocratie représentative/démocratie directe, apports positifs de la représentation politique/critique libertaire des institutions représentatives.
Avec Bourdieu, notre regard est de nouveau orienté vers une perspective politique sociale-démocrate et libertaire, dans la double nécessité de la représentation et de sa critique libertaire. La représentation n’est pas niée au profit d’un modèle idéal de démocratie directe, mais aiguillonnée de manière permanente par sa critique radicale. Cette configuration suggère un nouvel équilibre entre institutions représentatives, formes participatives et procédures de démocratie directe.
Dans le cas de ces trois tensions, il y a tout à la fois nécessité de la mise en relation de deux pôles et caractère irrémédiable de la contradiction. Cela nous oblige à abandonner l’idéal d’un monde sans contradictions, d’un monde transparent à lui-même et réunifié. Contre la perspective d’un dépassement des contradictions dans des synthèses supérieures, qu’on trouve dans la dialectique de Hegel et de Marx, Proudhon avançait une pensée de “l’équilibration” des tensions non résolvables dans une entité “supérieure“ qui aurait “dépassé“ ces contradictions (dans Théorie de la propriété, 1865). L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire a, de ce point de vue, quelque chose de proudhonien.
En guise de conclusion
Nous ne sommes pas “marxistes”, mais nous gardons notamment de Marx l’hypothèse selon laquelle on ne peut, en matière de transformation sociale, élaborer simplement des projets dans “le ciel pur des idées”, mais que ces projets doivent avoir des points d’accroche dans la réalité et être portés par des forces sociales. Dans le cas de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, on a des potentialités de ce type (mais seulement des potentialités) :
* D’abord la vie quotidienne : dans Libres ensemble, sous-titré de manière fort suggestive L’individualisme dans la vie commune, François de Singly (2000) explore un fil sociologique très stimulant. Il observe, sur toute une série de scènes de la vie ordinaire des couples et des familles contemporaines (la cohabitation au sein d’un même espace, la programmation conjugale de la musique et de la télévision, la gestion commune du téléphone ou les aventures de l’extra-conjugalité), les nouveaux espaces d’autonomie personnelle et de négociation avec les proches, dans un équilibre entre le je et le nous. C’est dans ce cadre qu’émergent des tensions comme des compromis inédits entre ce qu’il appelle l’individu “seul” et l’individu “avec”. Ne trouve-t-on pas là, à l’état de potentialités, dans les expériences les plus quotidiennes, des éléments intéressants pour une politisation, et particulièrement pour une social-démocratie libertaire ?
* Quant aux mouvements sociaux : Le mouvement altermondialiste, comme rencontre du mouvement ouvrier classique et de nouveaux mouvements sociaux à une échelle internationale, pourrait constituer le creuset d’une nouvelle émancipation plurielle, contre une diversité de dominations. Au sein des mouvements sociaux contemporains, on observe aussi une tension à l’œuvre : est-ce que, depuis l’hiver 1995, une série de luttes sociales n’ont pas porté sur la défense des protections collectives (retraites, sécurité sociale, statut salarial, etc.), tout en activant une méfiance à l’égard des procédures de délégation (dans les modes d’organisation des associations comme Act Up, Droit Au Logement, ATTAC ou des nouveaux syndicats SUD) ? Cette ambivalence vis-à-vis des institutions, qui reconnaît implicitement leur double fonction (protectrice/aliénante), a jusqu’à présent rarement était articulée dans un même projet. Un projet non pas conçu comme une intégration, mais comme une mise en tension dynamique.
* Sur le plan de la politique institutionnelle : A l’encontre d’un revival d’une version soft de “l’anarcho-syndicalisme”, pour lequel les mouvements pourraient produire seuls leur propre politique, sans qu’il y ait une place pour des institutions partisanes, dans une logique exclusive de “contre-pouvoir”, l’hypothèse sociale-démocrate libertaire appelle tout à la fois : une confrontation avec les institutions (dans un dedans/dehors) et une pluralité d’institutions de transformation sociale (dont les syndicats, les associations, les formes plus ponctuelles d’auto-organisation, les expériences alternatives, des classiques coopératives aux squats autogérés en passant par l’économie sociale et solidaire…mais aussi les partis politiques). De ce point de vue, SELS a fait le pari, depuis sa naissance en décembre 1997, que l’on pouvait transformer l’ancienne “extrême-gauche” en nouvelle gauche radicale. Et que le point d’application principale en France était la LCR. La campagne présidentielle d’Olivier Besancenot a fait de cette hypothèse quelque chose de moins improbable. Il s’agit d’un pari raisonné, par des militants qui ne sont ni “communistes”, ni “révolutionnaires”, ni “marxistes” ou “trotskistes”, qui a quelques atouts dans son jeu. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ne sont pas obligés de faire ce même pari, et peuvent soit parier sur d’autres formes partisanes, soit rester dans l’attente qu’émerge à partir des nouvelles luttes sociales une forme institutionnelle plus adéquate. La politique telle que nous l’entendons ne se guide pas sur des certitudes, mais renvoie à un pari dans des conditions intégrant l’incertitude, et inclue donc la possibilité d’une diversité de paris raisonnés, même quand on partage un horizon similaire. C’est pourquoi le dogmatisme, l’intolérance et les excommunications ne peuvent remplacer le débat contradictoire argumenté et les échanges d’expériences.
Je laisse maintenant la parole à Sadri Khiari de Raid-Attac Tunisie, avec qui nous avons fait l’expérience pratique l’an dernier d’une solidarité altermondialiste Nord/Sud lors d’un jeûne en commun à Tunis visant à protester contre les limitations apportées par la dictature militaire de Ben Ali à sa liberté de circulation. Ce qui a conduit à notre arrestation au bout de trois jours et à mon expulsion, mais qui a débouché après quelques mois sur sa possibilité de sortie de Tunisie. Pendant les trois jours où nous étions enfermés ensemble, on a un peu parlé de “social-démocratie libertaire”…
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PROUDHON
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Forum Social Européen
Ivry-sur-Seine
Jeudi 13 novembre 2003 (14h-17h)
Atelier organisé par la SELS
(Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate)
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Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation : des outils de la sociologie critique à l’hypothèse d’une social-démocratie-libertaire et écologiste
Philippe Corcuff
Introduction
Je voudrais établir des passerelles avec ce qu’a dit précédemment Willy Pelletier : on passera en quelque sorte de la sociologie politique à la philosophie politique.
Willy Pelletier a mis l’accent sur la pluralité dans l’analyse sociologique des mécanismes de domination ; sociologie pluraliste dont Pierre Bourdieu a été un des plus grands systématiseurs “post-marxiste“ contemporain.
1 – Une philosophie politique de la pluralité et de l’expérimentation
Je mettrai l’accent aussi sur la pluralité, mais dans l’ordre de la philosophie politique, dans le registre de la cité la plus souhaitable. Dans les deux cas, celui de l’analyse et celui de l’exploration de la société la plus souhaitable, le souci de la pluralité vient heurter la prétention à saisir “le tout”, dans l’analyse, et à bâtir un “tout” maîtrisé intellectuellement et pratiquement. C’est la catégorie d’inspiration hégéliano-marxiste de “totalité“ qui est ici en cause. Dans deux de ses acceptions : 1e) dans la prétention à englober l’ensemble des rapports sociaux dans un “tout” fonctionnel et systématique (ce qu’on appelle “le système” et à qui ou plutôt à quoi on donne des pouvoirs tout-puissants) ; et 2e) dans la prétention à tenir le point de vue des points de vue – c'est-à-dire ce qu’on va qualifier dans les écrits théologiques de point de vue divin, de point de vue de Dieu. Contre le premier sens, il faut faire droit à la pluralité, aux hétérogénéités, aux discordances, aux singularités, non nécessairement intégrées dans un “tout”. Contre le deuxième sens, il faut rappeler les limites de tout point de vue sur le monde – même s’il peut y avoir des points de vue plus ou moins rigoureux, plus ou moins cohérents théoriquement, plus ou moins fondés empiriquement, etc.
Cette rupture avec la notion de “totalité” est aussi une rupture avec la notion d’“absolu”. Cela a des conséquences sur notre conception de l’anticapitalisme. Car en tant que composante du mouvement altermondialiste, nous nous définissons comme “anticapitalistes”, comme nous nous revendiquons des secteurs anticapitalistes de la tradition sociale-démocrate, des plus “révolutionnaires”, comme Rosa Luxemburg, aux plus “réformistes” comme Jean Jaurès, en passant par des secteurs plus intermédiaires comme l’austro-marxiste Otto Bauer. Quand nous parlons d’“hypothèse” d’une social-démocratie libertaire et écologiste, nous nous inscrivons justement dans une conception expérimentale et exploratoire de la politique, rompant avec “la certitude”, “la nécessité” et “l’absolu”, et intégrant une part d’incertitude, de probabilité et de fragilité.
L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des “communismes“ traditionnels, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics ou l’annulation de la dette des pays les plus pauvres). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. On marche vers un horizon sans l’atteindre. L’expérimentation, c’est la voie de la démocratie et de la pluralité dans un espace de contradictions et de conflits assumés comme positifs. Pour l’exploration de nouveaux mondes possibles, l’initiative individuelle et collective, distinguée d’un “esprit d’entreprise” exclusivement mercantile, est indispensable. Le jeu des essais et des erreurs innerve des pratiques politiques qui ne peuvent plus compter sur des garanties définitives (comme Dieu, le Progrès ou le Prolétariat) mais seulement sur des repères révisables (des valeurs issues de la tradition, des apprentissages nés de l’expérience et des intuitions utopiques).
Si notre anticapitalisme a coupé les ponts avec l’absolu, c’est aussi parce qu’il n’y a pas que l’exploitation capitaliste à mettre en accusation. D’autres modes d’oppression sont sources de souffrances dans nos sociétés, comme l’a rappelé Willy Pelletier dans le sillage de Pierre Bourdieu : domination masculine, domination politique, logiques racistes et ethnicisantes, épuisement productiviste de la nature, etc. Et puis l’expérience des totalitarismes dits “communistes” nous a appris que de nouvelles barbaries pouvaient naître, y compris des élans émancipateurs. Adossée à nos faiblesses d’humains, la tâche émancipatrice face aux oppressions existantes et à venir apparaît ainsi infinie. L’anticapitalisme d’aujourd’hui n’aurait pas grand-chose à apporter s’il continuait à analyser le capitalisme comme un absolu et s’il faisait de la critique de cet absolu un autre absolu. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty notait de manière suggestive dans Les aventures de la dialectique (1955) que “les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions”.
Cette double rupture avec “la totalité” et “l’absolu” au nom de la pluralité et de l’expérimentation nous conduit à mettre en cause le caractère opératoire de la classique opposition entre “réformes” et “révolution”. Nous nous inscrivons dans un “réformisme révolutionnaire” ou démarche “radicale et pragmatique” d’un nouveau type. Plus “réformistes” que les traditionnels “révolutionnaires”, tenant des “prises du Palais d’Hiver” ou des “communes libertaires” spontanées, nous n’attendons ni “un grand soir”, ni même une occupation de fonctions gouvernementales pour faire avancer des réformes. Nous ne suivons pas pour autant les tenants actuels du seul “contre-pouvoir” et du “small is beautiful”, car l’occupation de fonctions gouvernementales, en tension avec l’activité de mouvements sociaux, pourrait offrir des moyens de changement qui ne doivent pas être négligés au nom d’un purisme gauchiste. L’Etat n’est ni pour nous le seul ou le principal outil de changement social, ni un diable dont ont doit nécessairement se tenir à distance dans un “contre-pouvoir”. C’est un des outils disponibles du changement, qui a des inerties, des déformations et des pièges, et qu’on doit donc tenter de changer tout en essayant de le mettre au service du changement.
Mais nous sommes aussi plus “révolutionnaires” que les “révolutionnaires“ traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après “la prise du pouvoir d’Etat” ou “l’appropriation sociale des grands moyens de production”. Même si nous pensons que cette appropriation sociale des grands moyens de production – sous des formes pluralistes de propriété ne se limitant pas à une étatisation et tenant compte des leçons des expériences totalitaires – ce n’est qu’un bout d’un travail infini de lutte contre la diversité des oppressions. Cela ne changera pas nécessairement la domination masculine, la domination politique, les inégalités culturelles, le racisme, l’homophobie ou l’épuisement productiviste de la nature. “Etre radical” écrivait Marx, c’est prendre les choses “à la racine”. Or, il y a plusieurs racines emmêlées. Et il serait bien peu radical, et donc trop “réformiste”, de ne s’attaquer qu’à une seule racine ; par exemple par l’appropriation sociale des moyens de production.
Notre démarche radicalement pluraliste et expérimentale apparaît tout à la fois plus “réformiste” et plus “révolutionnaire”.
Esquisser une posture philosophique adossée aux notions de pluralité et d’expérimentation, récusant celles de “totalité” et d’“absolu”, et s’efforçant de casser l’opposition “réformes”/“révolution”, ce n’est pas suffisant pour esquisser, même en pointillés, une nouvelle démarche politique. Il me faut aussi mieux situer historiquement l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste comme pointer quelques éléments possibles de son contenu.
2 – Une mise en perspective historique
Depuis la révolte zapatiste au Mexique, le mouvement social de l’hiver 1995 en France et plus largement la montée en puissance de l’altermondialisation à l’échelle internationale, l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour. Certes de manière encore tâtonnante, car le “contre” est beaucoup plus vigoureux qu’un “pour” en pointillés. Mais les résistances multiples à l’hégémonie marchande sont déjà un point d’appui pour renouer avec les fils de l’utopie.
C’est dans ce contexte que la question de l’émancipation, comme arrachement collectif et individuel aux dominations peut retrouver une nouvelle jeunesse. L’hypothèse “sociale-démocrate libertaire et écologiste” prend sens dans ce contexte et par rapport à une analyse historique des enjeux de la période. Schématiquement, la gauche a connu deux grandes politiques d’émancipation : 1e) la politique d’émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d’égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire; et 2e) dans son prolongement critique, la politique d’émancipation socialiste au sens large (incluant sociaux-démocrates, communistes, anarchistes, etc.), qui ajoute le traitement de la question sociale. Or il pourrait y avoir devant nous le défi de l’invention d’une troisième politique d’émancipation, “post-républicaine“ et “post-socialiste“, qui puise dans les deux premières tout en répondant à une série de nouveaux problèmes.
Il me semble que la tradition anarchiste déborde la politique d’émancipation socialiste, dans le sens où elle a pris davantage à bras le corps deux questions qui ne dérivent pas directement de l’intégration de la question sociale : la critique du penchant autoritaire des institutions et la promotion de l’autonomie individuelle dans l’association collective. Une double question particulièrement importante en ce début de XXIe siècle, tant à cause de l’écrasement des individualités dans le totalitarisme stalinien que des transformations profondes des relations entre le nous et le je au sein de nos sociétés occidentales devenues individualistes ; ce que le sociologue Norbert Elias a appelé La société des individus (1987). C’est pourquoi la pensée libertaire a, selon moi, un rôle particulier à jouer dans l’émergence d’une éventuelle troisième politique d’émancipation.
Le problème est donc de savoir si l’émancipation dont nous commençons à reparler aujourd’hui est bien la même que celle qu’avaient en tête les Lumières du XVIIIe siècle ou les socialistes des XIXe et XXe siècles ? Ou faut-il faire émerger, à partir des richesses souvent oubliées des traditions émancipatrices du passé, une nouvelle politique d’émancipation ajustée aux enjeux du XXIe siècle ? La réponse est difficile, conjecturale, aléatoire. Certains sont des nostalgiques de l’émancipation républicaine (égalité politique, citoyenneté, souveraineté populaire, etc.), en fétichisant comme “les souverainistes” le cadre de la nation (c’est le cas de Jean-Pierre Chevènement), ou en fétichisant les institutions (comme Arnaud Montebourg). D’autres envisagent un revival de l’émancipation socialiste (justice sociale, appropriation sociale, etc.) débarrassée des horreurs du stalinisme et des accommodements sociaux-démocrates avec l’ordre établi. D’autres encore, comme Jean-Claude Michéa (Impasse Adam Smith, 2002), proposent un retour à “un socialisme ouvrier originel” déconnecté de la politique républicaine et des Lumières. D’autres enfin, comme SELS, font le pari d’une nouvelle politique d’émancipation, à la fois républicaine et socialiste, mais aussi “post-républicaine“ et “post-socialiste“. C’est-à-dire confectionnée avec des ressources républicaines et socialistes, mais qui aurait aussi à inventer en-dehors de ces ressources pour traiter d’autres questions, comme la question individualiste, la question féministe ou la question écologiste. Or il nous semble que, dans le XXIe siècle naissant, des questions comme la question individualiste, la question féministe et la question écologiste, ne sont pas uniquement traitables avec ces ressources républicaines et/ou socialistes.
Ces interrogations d’ampleur réclament un réexamen approfondi des “logiciels” en usage dans les gauches (socialistes, communistes, Verts, extrêmes gauches marxistes et libertaires) et des confrontations argumentées, dans un rapport avec les mouvements sociaux actuels. Malheureusement, la plupart des partis traditionnels de la gauche ont largement déserté le terrain de la recherche et du débat proprement intellectuel. D’ailleurs, la famille socialiste européenne a majoritairement abandonné les rivages de l’émancipation, et donc son insertion dans la tradition socialiste et sociale-démocrate, en se noyant dans des pratiques sociales-libérales et technocratiques.
Mais peut-on aller un peu plus loin quant à l’identification de cette hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ? Non pas la définition - clés en mains – d‘une société idéale – ce qui serait contraire à une démarche expérimentale et pluraliste – , mais la caractérisation de certains des problèmes qu’elle aurait à traiter ; J’avancerai quelques pistes rapides.
3 – Un projet d’“équilibration” de tensions
Le choix de l’expression “social-démocratie libertaire” est d’abord terminologique : “démocratie” pour la question démocratique (héritée de l’émancipation républicaine), “social” pour la question sociale et “libertaire” pour la critique des institutions et l’autonomie individuelle. Ce choix a aussi une composante stratégique : au moment où la social-démocratie européenne s’est largement transformée en social-libéralisme sous le choc de la “contre-révolution libérale“ des années 1980, il apparaît important de revaloriser les thèmes du service public et de l’Etat-providence souvent associés à cette social-démocratie. Provocation, me diront certains pour qui “social-démocratie = trahison”. Il faut parfois quitter les rivages rassurants de la rhétorique gauchiste pour aborder les enjeux du temps présent avec moins de préjugés. Le mot “social-démocratie”, comme les mots “socialisme” ou “communisme”, ont eu des histoires compliquées et des usages divers. Notre social-démocratie de référence - avec les figures du socialisme républicain de Jean Jaurès, le socialisme démocratique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg ou l’austro-marxisme d’Otto Bauer - n’a pas la couleur de “la trahison”. Mais elle a le sens des chausse-trappes que nous réserve la confrontation avec la réalité et avec l’histoire. Loin de la pureté des identités “révolutionnaires” qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis de la complexité du monde, de peur des éclaboussures, elle a l’intuition des difficultés et des contradictions de la transformation sociale, voire de ses possibilités tragiques. C’est pourquoi elle a le sens du compromis, tout en s’efforçant d’éviter les compromissions.
Dans les tensions que ce projet a à mettre en dynamique, il y a au moins trois grandes contradictions : entre espace commun de solidarité et singularité individuelle, entre représentation politique et critique libertaire de la représentation, entre fonction protectrice de l’Etat social et critique libertaire de l’Etat social :
* La première tension concerne les rapports entre les cadres collectifs et l’individualité. La social-démocratie, comme forme politique, a été historiquement associée à la solidarité collective. La critique anarchiste, quant à elle, a souvent servi de rempart pour préserver les individus contre les empiétements des différents pouvoirs. Leur association dans un projet viserait à mettre en tension justice sociale et singularité individuelle. Une conception de la justice sociale se présente comme un instrument de mesure. C’est ce qui rend des choses et des personnes commensurables, mesurables dans un même espace, dans un cadre commun, à partir de mêmes critères. Et ce qui sert de base ensuite à une répartition équitable des ressources entre ces personnes. C’est une vision de la justice que nous avons héritée de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice , comme John Rawls ou Michael Walzer, qui ont marqué depuis trente ans la philosophie politique américaine et internationale.
Mais en rabattant la question de l’émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c’est-à-dire l’incommensurable, le singulier. Si des théoriciens de la justice comme Rawls travaillent en quelque sorte sur la part “sociale-démocrate“ du problème, il laisse de côté la part “libertaire“. On rencontre là les limites d'une philosophie politique libérale (au sens du libéralisme politique), comme pensée du limité trop vite effrayée par le surgissement impromptu de l'illimité, par exemple sous la forme d'un slogan déstabilisateur comme le “Soyez réalistes, demandez l'impossible!” de Mai 1968. C’est justement à une pensée de la singularité et de l’infini que se sont attelés des penseurs comme Emmanuel Lévinas. Lévinas a même commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable et non totalisable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle “comparer l’incomparable” (dans Ethique et infini, 1982), ce qui lui apparaît à la fois inévitable et non dépassable dans “une synthèse supérieure”, comme dans les dialectiques hégélienne et “marxiste”. Cette tension indépassable et dynamique constitue un premier visage pour une hypothétique social-démocratie libertaire.
* La deuxième tension concerne les ambivalences des institutions étatiques. La critique anarchiste de l’Etat a eu raison de mettre l’accent sur les processus autoritaires et hiérarchiques travaillant les institutions étatiques. Elle l’a souvent mieux fait que les “marxistes”, car elle était moins soumise qu’eux à une pente économiste. C’est ce qui l’a rendue beaucoup plus lucide sur les dangers de “la prise du pouvoir d’Etat”; et notamment sur l’autoritarisme bolchévique, puis le totalitarisme stalinien. Mais, en même temps, la critique anarchiste de l’Etat, en ce qu’elle tend à diaboliser l’Etat, apparaît trop unilatérale. Je suivrai ici l’historien Marc Ferro quand il écrit : “On observe ainsi que, dès l’origine des sociétés, l’institution fut un système de pratiques sociales désirées, consenties parce que jugées nécessaires et, simultanément, un ensemble de pratiques ressenties comme aliénation, comme contraintes” (Des soviets au communisme bureaucratique, 1980). La critique libertaire saisit bien la domination des institutions (dont ce que l’on appelle de manière trop homogénéisatrice “l’Etat”) sur les individus (le second aspect retenu par Ferro), mais semble insensible à leur dimension positive (le premier aspect retenu par Ferro). On se rend mieux compte de la dimension protectrice de certaines institutions avec l’affaiblissement de l’Etat-Providence provoqué par la “contre-révolution libérale“ : on se rend ainsi mieux compte des dimensions protectrices - et même protectrices de l’autonomie individuelle, comme l’ont bien mis en évidence les travaux de Robert Castel - de la sécurité sociale, du statut salarial ou des retraites.
L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire nous met sur une piste politique : la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique libertaire de la domination institutionnelle. Dans cette perspective, la pensée libertaire ne vise pas à diaboliser les institutions (étatiques ou autres), mais à en mener une critique permanente, toujours à renouveler, infinie. Cette inspiration libertaire se distingue du libéralisme économique en ce que l’individualité plurielle qu’elle défend et promeut refuse d’être réduite à l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines.
* La troisième tension concerne la représentation politique. Pierre Bourdieu a identifié le caractère dual des mécanismes de représentation politique (en germe dans la moindre activité militante, associative ou syndicale, impliquant une fonction de porte-parole). Bourdieu écrit ainsi : “Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique” (dans “La délégation et le fétichisme politique“, 1984, repris dans Langage et pouvoir symbolique, 2001). Bourdieu nous dit ici deux choses. Premièrement, pour voir ses aspirations prises en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux malades du sida) a besoin de porte-parole; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole enferme le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole). Bourdieu assume donc la tension démocratie représentative/démocratie directe, apports positifs de la représentation politique/critique libertaire des institutions représentatives.
Avec Bourdieu, notre regard est de nouveau orienté vers une perspective politique sociale-démocrate et libertaire, dans la double nécessité de la représentation et de sa critique libertaire. La représentation n’est pas niée au profit d’un modèle idéal de démocratie directe, mais aiguillonnée de manière permanente par sa critique radicale. Cette configuration suggère un nouvel équilibre entre institutions représentatives, formes participatives et procédures de démocratie directe.
Dans le cas de ces trois tensions, il y a tout à la fois nécessité de la mise en relation de deux pôles et caractère irrémédiable de la contradiction. Cela nous oblige à abandonner l’idéal d’un monde sans contradictions, d’un monde transparent à lui-même et réunifié. Contre la perspective d’un dépassement des contradictions dans des synthèses supérieures, qu’on trouve dans la dialectique de Hegel et de Marx, Proudhon avançait une pensée de “l’équilibration” des tensions non résolvables dans une entité “supérieure“ qui aurait “dépassé“ ces contradictions (dans Théorie de la propriété, 1865). L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire a, de ce point de vue, quelque chose de proudhonien.
En guise de conclusion
Nous ne sommes pas “marxistes”, mais nous gardons notamment de Marx l’hypothèse selon laquelle on ne peut, en matière de transformation sociale, élaborer simplement des projets dans “le ciel pur des idées”, mais que ces projets doivent avoir des points d’accroche dans la réalité et être portés par des forces sociales. Dans le cas de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, on a des potentialités de ce type (mais seulement des potentialités) :
* D’abord la vie quotidienne : dans Libres ensemble, sous-titré de manière fort suggestive L’individualisme dans la vie commune, François de Singly (2000) explore un fil sociologique très stimulant. Il observe, sur toute une série de scènes de la vie ordinaire des couples et des familles contemporaines (la cohabitation au sein d’un même espace, la programmation conjugale de la musique et de la télévision, la gestion commune du téléphone ou les aventures de l’extra-conjugalité), les nouveaux espaces d’autonomie personnelle et de négociation avec les proches, dans un équilibre entre le je et le nous. C’est dans ce cadre qu’émergent des tensions comme des compromis inédits entre ce qu’il appelle l’individu “seul” et l’individu “avec”. Ne trouve-t-on pas là, à l’état de potentialités, dans les expériences les plus quotidiennes, des éléments intéressants pour une politisation, et particulièrement pour une social-démocratie libertaire ?
* Quant aux mouvements sociaux : Le mouvement altermondialiste, comme rencontre du mouvement ouvrier classique et de nouveaux mouvements sociaux à une échelle internationale, pourrait constituer le creuset d’une nouvelle émancipation plurielle, contre une diversité de dominations. Au sein des mouvements sociaux contemporains, on observe aussi une tension à l’œuvre : est-ce que, depuis l’hiver 1995, une série de luttes sociales n’ont pas porté sur la défense des protections collectives (retraites, sécurité sociale, statut salarial, etc.), tout en activant une méfiance à l’égard des procédures de délégation (dans les modes d’organisation des associations comme Act Up, Droit Au Logement, ATTAC ou des nouveaux syndicats SUD) ? Cette ambivalence vis-à-vis des institutions, qui reconnaît implicitement leur double fonction (protectrice/aliénante), a jusqu’à présent rarement était articulée dans un même projet. Un projet non pas conçu comme une intégration, mais comme une mise en tension dynamique.
* Sur le plan de la politique institutionnelle : A l’encontre d’un revival d’une version soft de “l’anarcho-syndicalisme”, pour lequel les mouvements pourraient produire seuls leur propre politique, sans qu’il y ait une place pour des institutions partisanes, dans une logique exclusive de “contre-pouvoir”, l’hypothèse sociale-démocrate libertaire appelle tout à la fois : une confrontation avec les institutions (dans un dedans/dehors) et une pluralité d’institutions de transformation sociale (dont les syndicats, les associations, les formes plus ponctuelles d’auto-organisation, les expériences alternatives, des classiques coopératives aux squats autogérés en passant par l’économie sociale et solidaire…mais aussi les partis politiques). De ce point de vue, SELS a fait le pari, depuis sa naissance en décembre 1997, que l’on pouvait transformer l’ancienne “extrême-gauche” en nouvelle gauche radicale. Et que le point d’application principale en France était la LCR. La campagne présidentielle d’Olivier Besancenot a fait de cette hypothèse quelque chose de moins improbable. Il s’agit d’un pari raisonné, par des militants qui ne sont ni “communistes”, ni “révolutionnaires”, ni “marxistes” ou “trotskistes”, qui a quelques atouts dans son jeu. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ne sont pas obligés de faire ce même pari, et peuvent soit parier sur d’autres formes partisanes, soit rester dans l’attente qu’émerge à partir des nouvelles luttes sociales une forme institutionnelle plus adéquate. La politique telle que nous l’entendons ne se guide pas sur des certitudes, mais renvoie à un pari dans des conditions intégrant l’incertitude, et inclue donc la possibilité d’une diversité de paris raisonnés, même quand on partage un horizon similaire. C’est pourquoi le dogmatisme, l’intolérance et les excommunications ne peuvent remplacer le débat contradictoire argumenté et les échanges d’expériences.
Je laisse maintenant la parole à Sadri Khiari de Raid-Attac Tunisie, avec qui nous avons fait l’expérience pratique l’an dernier d’une solidarité altermondialiste Nord/Sud lors d’un jeûne en commun à Tunis visant à protester contre les limitations apportées par la dictature militaire de Ben Ali à sa liberté de circulation. Ce qui a conduit à notre arrestation au bout de trois jours et à mon expulsion, mais qui a débouché après quelques mois sur sa possibilité de sortie de Tunisie. Pendant les trois jours où nous étions enfermés ensemble, on a un peu parlé de “social-démocratie libertaire”…
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