Journal Officiel. Chambre des députés, séance du vendredi 9 mars 1928. Pages 1337-1344.
M. le président. … Dans la discussion générale, la parole est à M. Fournier, mandaté par le groupe communiste.
M. Albert Fournier. Messieurs, la France républicaine s'est enfin décidée, bien tardivement et da façon très timide, à s'intéresser à la question des assurances sociales. De nombreux pays étrangers, et parmi eux les plus voisins, ont introduit depuis des années déjà ce principe dans leur législation. L'Allemagne a commencé à s'y intéresser en 1881, il y a de cela quarante-sept années. Sans la guerre et sans le rattachement de l'Alsace et de la Lorraine à la France, il est permis de se demander si ceux qui gouvernent au nom de la démocratie auraient consenti à s'intéresser à ce sujet. […]
Le parti communiste tient à présenter ses critiques, à signaler les insuffisances du texte qui nous est proposé et à faire connaître l'esprit du contre-projet qu'il compte défendre.
De toute façon, ce n'est pas dans un but d'opposition systématique que le parti communiste intervient dans ce débat. […]
J'en arrive donc tout de suite aux corrections et modifications que M. Antonelli a exposées dans son rapport très complet.
Je donne lecture des demandes de correction auxquelles il peut être donné satisfaction sans modifier le texte du Sénat .
[…] [lecture de la la longue liste des articles à modifier : presque tout . Je ne transcris pas, ouf, ouf.].
Considérons d'abord l'assurance-maladie. En plus des frais médicaux et pharmaceutiques et des interventions chirurgicales, la loi accordera-t-elle les soins dentaires, les cures spéciales, les frais d'appareils de prothèse, d'orthopédie, de lunettes, de bandages, de bandes artificielles ?
M. le président de la commission. C'est incontestable.
M. Albert Fournier. Il faudrait le spécifier. Ce serait plus clair.
M. le président de la commission. Je l'ai dit. […]
M. Albert Fournier. Les prestations sont elles-mêmes insuffisantes. En cas de maladie, vous accordez le demi-salaire moyen. C'est insuffisant.
Nous sommes, nous, comme nous l'avons dit lors de la discussion de la proposition de loi sur les accidents du travail, pour le salaire vital. Il faut donner à ceux qui ne peuvent pas gagner leur vie par leur travail un salaire leur permettant de vivre.
Nous sommes, d'autre part, contre le délai de carence. Vous l'avez fixé à six jours. Nous pensons que, dès les premiers jours, le travailleur malade doit être secouru.
Nous n'acceptons pas les 15 et 20 p. 100 que vous voulez faire payer à l'assuré. C'est un contrôle singulier. Vous pensez qu'ainsi il sera moins incité à recourir au praticien. On ne va chez le médecin que lorsqu'on est malade, on y va rarement pour le plaisir.
En ce qui concerne la maternité, vous parlez également du demi-salaire. Ce n'est point suffisant. D'autre part, les six semaines avant et six semaines après ne suffisent pas. Nous demanderions huit semaines. En effet, la femme qui travaille deux mois avant l'accouchement le fait au prix de sa santé et surtout de celle de l'enfant. Il faut donc qu'elle puisse, dès ce moment, abandonner son travail.
En matière d'invalidité, le taux de pension fixé à 10 p. 100 est insuffisant. De plus, vous éliminez les invalides de moins des deux tiers et vous soumettez les pensionnés à un régime de surveillance, de visites et de contre-visites qui nous paraît dangereux.
Enfin, la gratuité des soins médicaux et pharmaceutiques n'est accordée aux invalides que pendant les cinq premières années. Nous la réclamons d'une façon constante.
En ce qui concerné la vieillesse, nous pensons que l'âge de soixante ans est trop élevé. Les statistiques officielles de la mortalité prouvent que le quart à peine des gens atteignent et dépassent soixante ans. Vous serez d'accord avec moi pour dire que, si cela est vrai pour la collectivité, ce doit être aussi vrai, sinon plus, pour les travailleurs. Plus on a travaillé, peiné, souffert, plus on doit être usé. Cela est exact pour le matériel; ce doit être exact pour les humains.
L'ouvrier, à soixante ans, ne jouira pas de sa pension. C'est un leurre, un mirage ; or, dans une loi semblable, il ne convient pas d'agir de la sorte ; il faut donc abaisser l'âge.
Enfin, il y a une insuffisance, que je qualifie de majeure en ce qui touche le chômage.
En vérité, le chômage n'a pas la part belle dans votre loi. Je sais bien qu'il y a eu des manifestations de points de vue opposés, qu'il a fallu répondre à des attaques et à des critiques, mais enfin le fait est là: votre texte ne prévoit presque rien pour le chômage.[…]
La confédération générale du travail, en 1920, dans un de ses comités confédéraux nationaux a, en effet, senti qu'il y avait là une faiblesse. Elle a demandé qu'on fasse un peu plus pour le chômage. En 1927, également, elle a, dans un de ses congrès, voté une résolution demandant que l'on envisageât une mesure pour le chômage. Sur ce point, ni le parti communiste, ni la confédération unitaire n'ont varié un seul moment; toujours ils uni été pour l'incorporation de l'assurance-chômage dans la loi. […]
Les crises de chômage nous ont prouvé qu'il faut beaucoup plus, et elles ne sont pas près de prendre fin, car, avec la période de rationalisation dans laquelle nous rentrons, de nombreux ouvriers sont jetés sur le pavé.
Je n'ai pris qu'un exemple; vous le connaissez comme moi. Dans une brochure qu'elle a publiée, la maison Michelin montre quelles sont les réductions de personnel qu'elle a opérées dans son seul atelier de mécanique d'entretien. Sur un effectif de 443 ouvriers, qui aurait été nécessaire en 1920 pour produire 300 pièces par jour, elle a pu arriver à une réduction de 158 ouvriers.
Le résultat normal, certain, de la rationalisation capitaliste, c'est le chômage. Or, l'ouvrier qui n'aura pas de travail devra vivre quand même; c'est donc un problème qui mérite attention. […]
L'assurance-chômage doit donc être mise à la charge des patrons et de l'Etat responsable de ces crises. Nous n'acceptons pas qu'on considère .le chômage comme un risque professionnel ; nous disons qu'il est un risque social. […]
Nous estimons que cette tentative, qui, soi-disant, doit avoir un caractère provisoire, est tout à fait regrettable. Nous soulignons cette carence, en ce qui concerne 1'assurance-chômage. Une véritable loi sur les assurances sociales ne saurait porter ce titre sans y comprendre l'assurance relative au chômage.
Telles sont, messieurs, les trop nombreuses insuffisances du projet qui nous est renvoyé par le Sénat. Mais, à côté des insuffisances, il y a pire, il y a les dangers et les menaces. Je crois devoir les dénoncer.
D'abord, les cotisations. Je n'apprendrai rien à personne en disant que noue ne sommes pas partisans de la double cotisation, ni de la cotisation ouvrière.
M. Henri Barabant. Alors, il n'y aura pas d assurances sociales.
M. Albert Fournier. Nous le verrons tout à l'heure.
Voyons les arguments qui ont été donnée pour faire payer la cotisation. Hier, M. Lobas, avec force, en a résumé certains.
Premier argument: «L'ouvrier doit accepter la cotisation, -car elle lui donnera le droit de réclamer sa part de gestion». -t-il été dit.
A notre avis, le droit de gestion des assurés est total et n'est nullement acquis par un versement quelconque. L'intéressé a le droit de gérer lui-même sa propre affaire aire et de disposer de ce qui lui appartient; le subordonner l'acceptation de la cotisation c'est avoir une mauvaise perception des assurances sociales.
Deuxième argument: «Les assurances sociales sont une œuvre de solidarité demandant un effort de tous.» C'est, évidemment, une œuvre de collaboration entre le patronat et la classe ouvrière qui nous est- proposée. L'assurance sociale présentée sous cette forme constitue une véritable nationalisation de la misère des travailleurs.
Troisième argument: « L'ouvrier peut payer la cotisation, car il a le moyen de faire augmenter d'autant son salaire par l'action syndicale.»
La réponse est aisée. L'action pour le refus du versement de la cotisation est préférable à l'action pour sa récupération par une augmentation des salaires. Si les ouvriers sont assez forts pour arracher des salaires ils seront également assez forts pour empêcher que l'on prélève une cotisation sur ce qu'ils gagnent. Moins que jamais nous ne pouvons accepter une cotisation ouvrière à l'heure où le patronat poursuit une politique acharnée de diminution des salaires. […]
Les cotisations admises comme base financière du projet du Sénat prennent aux yeux des travailleurs – et ils le disent – le caractère le caractère d'une véritable escroquerie nationale. Si nous retenons le chiffre de 45 milliards de salaires payés en France, nous voyos que, sur ce chiffre il y aurait 2.250 millions représentant les 5 p. 100 des ouvriers et 2.250 millions représentant les 5 p. 100 du patronat. La classe ouvrière serait donc frappée, à partir de la promulgation de la loi, d'un nouvel impôt direct correspondant à ces 2.500 millions de cotisations ouvrières. Quant aux 2.500 millions de versements patronaux, ils seraient récupérés sur les consommateurs, c'est-à-dire qu'ils constitueraient un impôt indirect frappant encore les travailleurs.
M. le président de la commission. Mais en échange de leurs versements, les ouvriers ne recevront-ils rien?
M. Albert Fournier. […] La confédération générale des travailleurs unitaires s'est élevée tout de suite et avec force contre la cotisation ouvrière. «Les travailleurs, a-t-elle dit, ne doivent pas voir leur situation aggravée par une loi sdoi-disant destinée à leur venir en aide.» […] Nous rejetons ce double prélèvement et surtout le prélèvement ouvrier. […]
En 1910, lors de la discussion de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, le groupe socialiste s'est divisé; mais une fraction assez importante, suivant Jules Guesde, s'est élevée contre le principe de la cotisation ouvrière. […]
Jules Guesde s'exprimait ainsi, à la séance du 30 mars 1910:
« Je dis que ces 80 millions par an enlevés à la classe ouvrière constituent un prolongement et une aggravation de l'exploitation patronale. Après l'employeur qui prélève sur le produit du travail ouvrier le plus qu'il peut, un maximum de bénéfices, de dividendes et de profits, vous voudriez, vous, pouvoirs publics, vous, élus du suffrage universel, ajouter une nouvelle prise à la prise déjà opérée; c'est ce qui me parait impossible et, si 'osais aller jusqu'au bout de ma pensée, je vous dirais: vous ne pouvez pas doubler le vol patronal d'un vol législatif.»
L'amendement présenté par Jules Guesde s'opposait à tout prélèvement sur le salaire ouvrier. Il était en sorte la reproduction d'un texte que son auteur avait déjà proposé en 1894 et par lequel il entendait interdire toute retenue sur le salaire pour la constitution des caisses de secours et de retraites.
Telle était la pensée de Jules Guesde et de nombreux socialistes. Nous estimons que nous restons dans la tradition en nous opposant à l'adoption de la cotisation ouvrière. […]
Les maladies elles-mêmes sont le plus souvent engendrées par le fait de la vie en société, et ce que j'entends établir, c'est la responsabilité de la société dans la circonstance. Les maladies sont soit épidémiques, soit endémiques. Elles dépendent du climat ou du sol, de l'insuffisance de protection de la santé publique ou de la mauvaise organisation du travail au regard de l'hygiène.
C'est ainsi que la tuberculose et la syphilis sont des maladies sociales. Qui est responsable d'avoir mal organisé le travail et mal protégé contre les épidémies les êtres humains, sinon la société ?
La société a donc le devoir de couvrir ces risques.
De même, l'alcoolisme est une autre maladie sociale.[…]
Pour l'assurance-vieillesse, à 55 ans, après 37 ans de travail, l'ouvrier a bien acquis le droit au repos avant que son organisme ne soit dans un état physique trop précaire.
S'il a travaillé dans une usine rationalisée, s'il est égoutier, mineur, terrassier, fondeur ou tisserand, par exemple, l'ouvrier est assez usé à l'âge de 50 ans pour mériter la tranquillité que peut lui assurer une retraite suffisante.
Le progrès ne consiste pas à accorder une pension de retraite à un demi-mort ayant perdu la majeure partie de ses facultés, mais au travailleur qui a donné à la collectivité son temps de travail assidu.
Une société qui permet l'oisiveté et une vie de débauche et de plaisir à ses privilégiés ne saurait trouver exagérées les prétentions légitimes des vieux, travailleurs. [...]
Je me résume.
Le parti communiste, d'accord avec la C. G. T. U., n'est pas pour le vote de n'importe quelle loi sur les assurances sociales. Ni le parti communiste, ni la C.G.T.U., n'entendent aider le capital à enchaîner davantage le prolétariat sous le couvert de la solidarité ou de la prévoyance.
Nous avons donc déposé un contre-projet. Nous présenterons, s'il est repoussé, des amendements au texte de la commission.
Depuis 1920, le prolétariat de ce pays vit sur la promesse de la loi sur les assurances sociales, véritable panacée des maux de la classe ouvrière. Depuis 1920, on retire les projets pour les sortir à la veille de nouvelles élections.
On fait autour de cette loi une démagogie électorale odieuse. Nos préoccupations sont tout autres. Il faut qu'une bonne fois pour toutes les parlementaires soient mis en face de leurs responsabilités.
Ceci dit, le parti communiste et la confédération générale du travail unitaire rappellent aux ouvriers que, sur cette question comme sur celle des salaires et sur toutes les revendications qui posent à leur origine le problème du régime actuel, les assurances sociales, telles que la classe ouvrière devrait en bénéficier, ne pourraient et ne pourront se réaliser que le jour où le prolétariat, par la force, en aura imposé la charge aux profiteurs du capital.
(Applaudissements à l'extrême gauche communiste.)