par Plestin » 09 Mai 2018, 10:29
Si je comprends bien, la position de "c'est moi" alias "ex lucky" consiste à considérer que la baisse tendancielle du taux de profit ne peut être contrariée que par les guerres et les destructions massives qui vont avec, suivies de reconstruction. Pour lui, la baisse tendancielle du taux de profit s'est poursuivie de façon continue depuis la première guerre mondiale hormis l'épisode de la deuxième et de la reprise très provisoire qui a suivi. Il n'y a pas eu de remontée du taux de profit dans les années 1980-90-2000 contrairement à ce qu'affirment certains économistes, parce que ça n'est tout simplement pas possible.
Le sujet est complexe. Autant la loi de la baisse tendancielle du taux de profit se conçoit et s'observe relativement bien à l'échelle d'une entreprise donnée ou d'un secteur économique donné, autant il est difficile d'avoir une vision complète de ce que donne l'addition de tous les capitalistes et de l'économie planétaire. Il y a des statistiques, elles ne sont pas identiques dans tous les pays, elles reposent en partie sur la confiance que l'on peut accorder aux propres déclarations des capitalistes etc. Par ailleurs, la comptabilité des entreprises (qui diffère aussi selon les pays) s'appuie sur des critères qui ne sont pas ceux de l'analyse marxiste et ne comportent pas le taux de profit en tant que tel, même si on trouve des termes approchants (par exemple, le taux de ROCE = revenu opérationnel sur capitaux engagés était systématiquement suivi dans les comptes du groupe chimique Rhodia, aujourd'hui dans Solvay).
De plus, les différents économistes se réclamant plus ou moins du marxisme n'ont pas forcément le même point de vue sur ce qu'il faut inclure ou pas dans le calcul du taux de profit (ex. : uniquement les profits affichés de la production industrielle, ou aussi les profits extorqués à l'industrie par la finance etc.) Ainsi, certains arrivent à un taux de profit stable ou en plateau dans les années 1980-90-2000 tandis que d'autres y voient une remontée très nette, du moins jusqu'à la crise de 2007-2008. La méthodologie des premiers semble plus critiquable, et c'est (si je comprends bien, sinon qu'on me corrige) parce que LO et le camarade Darmangeat auraient admis qu'il pouvait effectivement y avoir eu une remontée dans cette période, qu'ils se voient taxés par "C'est moi / ex-lucky" d'infraction au marxisme.
Pourtant, s'il y a bien une caractéristique de la méthode marxiste c'est qu'elle commence par tenir compte de ce qu'on peut observer dans la réalité, et non d'en être déconnectée. Certes, c'est difficile en l'occurrence parce que tout le monde n'est déjà pas d'accord sur ce qu'on observe... Mais je ne vois pas en quoi le fait d'admettre que le taux de profit soit remonté dans la période étudiée (et je parle bien du taux de profit, non du profit en valeur absolue) remettrait en question le principe même de la baisse tendancielle du taux de profit. La baisse est une tendance lourde et les capitalistes font tout ce qu'ils peuvent pour la contrer, il peut y avoir des situations particulières où ils y parviennent (avec l'aide des Etats) pendant toute une période, sans que cela ne change les choses concernant la tendance de fond.
Et pour y parvenir, justement, il n'y a pas que les guerres militaires. Il y a l'équivalent de la guerre en plus doux (on détruit tout et on reconstruit) qui peut se produire via les marchés de remplacement (nouveaux produits se substituant aux anciens, obsolescence programmée...), ou encore via les délocalisations (ex. : les rues de Roubaix et Tourcoing portent encore les stigmates du passé textile détruit). Et en dernier ressort il y a l'élargissement du marché.
L'élargissement du marché (global, tous capitalistes confondus), cela peut découler de l'augmentation de la population mondiale, de l'élargissement du périmètre marchand au détriment du non marchand, de la réponse à des besoins solvables jusque-là non couverts, et de l'élargissement géographique du fait de l'intégration plus poussée dans le marché mondial de certains pays qui avaient une économie relativement autarcique.
Si on considère les années 1980-90-2000, tous ces phénomènes ont été présents. La population a augmenté (elle le fait tout le temps). Le périmètre marchand a englobé d'anciens secteurs non marchands, à l'occasion de privatisations ou de l'ouverture de certains marchés au privé, ou même du changement de statut de certaines activités de non marchand à marchand à l'intérieur du public, et ces opérations se sont vraiment multipliées dans la période concernée. De nouveaux besoins, solvables pour au moins une partie de la population, ont pu être couverts (téléphonie mobile, nouveaux traitements médicamenteux...) Les délocalisations ont pris de l'ampleur, avec l'émergence (fortement soutenue par les Etats-Unis et le Japon) des "dragons asiatiques" (Corée du Sud, Taïwan, Hong-Kong, Singapour), vite relayée par celle des "tigres asiatiques" (Thaïlande, Malaisie etc.), construites sur des économies d'exportation vers les pays développés. (Le phénomène s'est étendu ensuite à d'autres pays d'Asie, Europe, Afrique, Amérique latine).
Mais surtout, le périmètre géographique du marché mondial (celui accessible aux capitaux occidentaux ou japonais) s'est considérablement élargi, précisément dans cette période. La Chine, l'Inde, l'Algérie, le Vietnam, l'Europe de l'Est, l'ex-URSS... ont ouvert plus largement leur économie au marché mondial, l'Allemagne de l'Ouest a pu absorber celle de l'Est, et les trusts occidentaux ont pu accroître leur mainmise sur l'économie de ces pays. Cela a représenté une vraie bouffée d'oxygène (qui vaut bien une guerre) pour le capital et il s'est largement appuyé dessus pour faire remonter, provisoirement, son taux de profit. Ce qui tranche avec les périodes antérieures, où la baisse du taux de profit avait dû être amplifiée par la sortie relative de ces mêmes pays du périmètre accessible au capital (révolution russe de 1917, extension du bloc "soviétique", indépendances dont celle de l'Inde, révolution chinoise...) Je ne vois pas comment on peut considérer que des événements d'une telle ampleur dans un sens puis dans l'autre n'ont aucune conséquence sur le taux de profit des capitalistes...
(Par ailleurs, les statistiques que j'ai pu trouver concernant l'évolution du taux de profit se focalisent souvent sur les Etats-Unis et quelques grands pays d'Europe occidentale, et c'est sûrement très difficile d'avoir une vision mondiale complète).
Je suis bien d'accord, "C'est moi / ex-lucky", que tout ça n'est que reculer pour mieux sauter. Si certains fondamentaux subsistent (hausse de la population mondiale), l'élargissement du marché butte sur ses limites et le capitalisme a mangé son pain blanc avec la Chine et l'Inde, ce n'est pas la future réintégration de Cuba et de la Corée du Nord qui pourra constituer une nouvelle bouffée d'oxygène d'ampleur... Bref, le capitalisme arrive à nouveau aux limites de la planète et les contestations entre pays capitalistes pour un repartage des richesses mondiales ne pourront que s'intensifier et le danger d'une guerre large, voire mondiale, s'accroître. (Contestation de la part de richesse encore accaparée par la bureaucratie russe ? Ou par la classe dirigeante chinoise, iranienne etc. ?)
La période de remontée du taux de profit par d'autres moyens n'aura été qu'un intermède. (Cette dernière remarque est bien sûr schématique, car des guerres il y en a toujours eu quelque part sur la planète, et le recul généralisé de la classe ouvrière des pays développés qui s'est accéléré à partir des années 1980 a aussi amené sa contribution et pour l'instant elle se poursuit).
Et donc, je ne vois absolument pas en quoi prendre acte de cet intermède serait une infraction au marxisme. Ni en quoi cela conduirait à s'inspirer de Ricardo !