a écrit :Dominique Vidal est rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique. Il est l'auteur de nombreux ouvrages consacrés au Proche-Orient.
Il vient de publier "Le Mal-être juif" aux éditions Agone.
L'"affaire Tariq Ramadan" illustre le piège qui risque de se refermer sur le mouvement social s'il ne mesure pas les enjeux de la bataille en cours. Dans un texte refusé par Libération et Le Monde, le professeur de philosophie et d'islamologie s'en prend à certains "intellectuels juifs", leur reproche "un souci communautaire qui tend à relativiser la défense des principes universels d'égalité ou de justice" et conclut : "S'il faut exiger des intellectuels et acteurs arabes et musulmans qu'ils condamnent, au nom du droit et des valeurs universelles communes, le terrorisme, la violence, l'antisémitisme et les Etats musulmans dictatoriaux [...], on n'en doit pas moins attendre des intellectuels juifs qu'ils dénoncent de façon claire la politique répressive de l'Etat d'Israël."
D'une maladresse insigne, la référence à la judéité de ces intellectuels - qui plus est dans un texte dirigé contre le communautarisme - a déclenché une véritable tempête. Bernard-Henri-Lévy explique que Ramadan "met bas le masque" et incite les altermondialistes à "prendre [leurs] distances" (1). André Glucksman affirme : "Ce qui est étonnant, ce n'est pas que monsieur Ramadan soit antisémite, mais qu'il ose désormais se revendiquer comme tel." (2) Ni l'un ni l'autre ne rappellent que Tariq Ramadan a toujours dénoncé l'antisémitisme, y compris musulman (3).
Tous les prétextes sont bons pour relancer le chantage à l'antisémitisme. Quiconque critique la politique du gouvernement israélien ou les défenseurs de celle-ci serait nécessairement judéophobe. Les animateurs de cette campagne mesurent-ils que, ce faisant, ils contribuent au "mal-être" de nombre de ces Juifs français qu'ils rêvent d'embrigader ? Un mal-être qui a, bien sûr, d'autres causes.
La plus importante est l'angoisse suscitée par l'escalade au Proche-Orient. La plupart des Juifs français avaient placé leurs espoirs dans les accords d'Oslo. Mais, malgré le choc de l'assassinat d'Yitzhak Rabin, ils n'ont pas mesuré combien les gouvernements israéliens successifs tournaient le dos à la paix. Se raccrochant à la fable de l'"offre généreuse" d'Ehud Barak, ils ont vu dans la seconde Intifada le retour des Palestiniens à une stratégie de destruction d'Israël (pays dans lequel 85 % comptent un parent ou un ami). Et les attentats kamikazes les ont confortés dans cette conviction.
Autre "menace existentielle" : la montée des violences antisémites. Selon la Commission consultative des droits de l'Homme (CNCDH), le nombre d'actes racistes, de 2001 à 2002, a été multiplié par quatre et celui des actions antisémites par six, les secondes représentant désormais 62 % des premiers. Certains survivants de la Shoah, mais aussi des jeunes, ont vécu ces agressions en série comme une résurgence du passé.
Le rapport de la CNCDH et toutes les enquêtes soulignent pourtant le caractère marginal de l'antisémitisme. Et cela vaut pour les Franco-Maghrébins, comme l'a déjà indiqué le Livre blanc de SOS-Racisme et de l'Union des étudiants juifs de France. Les exactions antijuives "impliquent très fréquemment, précise le ministère de l'Intérieur, des acteurs originaires des quartiers dits “sensibles”, souvent délinquants de droit commun par ailleurs, qui essaient d'exploiter le conflit du Proche-Orient".
Nous voilà aux antipodes des thèses d'Alain Finkielkraut, avec son "Année de cristal" (4) comme de celles de Pierre-André Taguieff, avec sa "nouvelle judéophobie" altermondialiste, islamiste et tiers-mondiste. Le vrai terreau se trouve dans les ghettos de chômage, de misère et d'ennui où végètent des centaines de milliers de jeunes, issus entre autres de l'immigration.
Ces facteurs conjoncturels renvoient à une crise d'identité, structurelle celle-là. Les piliers mêmes du judaïsme vacillent (5). Religion ? Seuls 5 % des Juifs français obéissent aux règles strictes de l'orthodoxie. Génocide ? Sa mémoire préservée concerne plus le passé que l'avenir. Israël ? Seuls 6 % envisagent de s'y installer. Culture ? Peu en possèdent des rudiments et parlent hébreu, yiddish ou judéo-espagnol. Bref, les Juifs n'échappent plus à l'érosion des valeurs traditionnelles propres aux grandes familles confessionnelles et politiques.
Beaucoup perçoivent douloureusement cet ébranlement. Les uns redoutent une assimilation destructrice de la personnalité juive, du fait notamment des mariages "mixtes". Les autres refusent le repli ultrareligieux comme ultrasioniste, véritable épouvantail pour les jeunes. Et la construction d'un judaïsme laïque et moderne commence, hélas, à peine...
Cette réalité complexe, le mouvement social, antiguerre et de solidarité doit en tirer toutes les leçons.
Première leçon : il serait absurde de sous-estimer les violences antijuives. Qu'elles soient recensées de manière plus systématique que les agressions antiarabes ne diminue pas leur gravité. S'il revient aux forces de police de réprimer les auteurs des unes comme des autres, c'est à nous de les dénoncer et de les isoler politiquement.
Deuxième leçon : il importe de combattre sans complaisance, au sein du mouvement lui-même, toute forme d'antisémitisme comme d'islamophobie. Ne plus permettre, par exemple, que des Juifs portant la kippa soient agressés sur le parcours d'une manifestation. Ne plus tolérer la publication de textes antisémites, même si leur auteur, israélien, critique radicalement son pays. Ne plus accepter que le nom d'Israël soit accolé à une croix gammée - comme si la répression des Palestiniens pouvait être comparée à l'extermination de millions de Juifs, de Tziganes, de malades mentaux et de "bouches inutiles" slaves...
Troisième leçon : loin d'opposer la lutte contre les racismes antijuif et antiarabe, il convient de la développer d'un même mouvement, sans craindre d'affronter les préjugés des uns et des autres. Aujourd'hui comme hier, les alliances ne se nourrissent pas de flou, mais de clarté. Or c'est bien du front le plus large possible pour une paix juste au Proche-Orient que nous avons besoin.
Si le mouvement donnait encore des verges pour se faire battre, il ne serait pas en mesure de mettre en échec les tentatives de terrorisme intellectuel et de peser vraiment dans le sens de l'indispensable intervention de la communauté internationale. Les Nations unies ont voté, le 29 novembre 1947, le partage de la Palestine entre un Etat juif et un Etat arabe. Elles n'ont rien fait pour empêcher ce plan d'avorter, ni la région d'aller de guerre en guerre. Il leur revient aujourd'hui de prendre en main les territoires occupés, d'y déployer une force internationale de sécurité, d'y assurer l'ordre et d'y imposer enfin la création d'un Etat palestinien véritablement indépendant.
Dominique Vidal
1. Le Point, 9 octobre 2003.
2. Le Nouvel Observateur, 9 octobre 2003.
3. Lire Le Monde, 23 décembre 2001.
4. La Nuit de cristal du 9 novembre 1938 a vu la mort de 91 Juifs allemands, la destruction de 191 synagogues, la mise à sac de 7 500 magasins et la déportation de 30 000 Juifs.
5. Dominique Vidal, Le Mal-être juif, Agone, Marseille, 2003.
Rouge 2036 23/10/2003